Přehled

Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
9.11.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE UNGUREANU c. ROUMANIE

(Requête no 23354/02)

ARRÊT

STRASBOURG

9 novembre 2006

DÉFINITIF

09/02/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Ungureanu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Ziemele, juges,

et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23354/02) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Andrei Ungureanu et Mme Cornelia Mariana Ungureanu (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 juin 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me A. Vasiliu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme R. Rizoiu, puis par Mme B. Rămăşcanu, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

4. Le 24 juin 2005, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, il a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

5. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants sont nés respectivement en 1942 et 1945 et résident à New York.

7. Le 7 novembre 1974, les parents du premier requérant leur firent don d’un terrain sur lequel les requérants construisirent un appartement (« l’appartement no 3 »). L’appartement est situé au deuxième étage de la maison sise au no 15, rue Dr. Eugen Iosif, à Bucarest, et est composé de trois pièces et du terrain afférent de 180 m².

8. Le 10 septembre 1986, l’Etat confisqua, en vertu du décret nº 223/1974, la moitié de l’appartement. Le 13 mai 1987, l’Etat, invoquant le même décret, confisqua l’autre moitié.

1. Action en revendication

9. En 1993, les requérants saisirent le tribunal de première instance du cinquième arrondissement de Bucarest d’une action en revendication du bien.

10. Par un jugement du 7 juillet 1995, le tribunal rejeta l’action des requérants, jugeant que l’Etat était le véritable propriétaire du bien, en raison de l’effet constitutif de propriété du décret no 223/1974, à la suite de l’émigration des requérants. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement.

11. Par une décision du 23 janvier 1996, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l’appel des requérants pour défaut de paiement de la taxe de timbre. Cette décision fut confirmée par un arrêt du 8 mars 1996 de la cour d’appel de Bucarest.

2. Demande administrative

12. Le 20 juin 1996, les requérants demandèrent auprès à la commission pour l’application de la loi no 112/95 (« la commission ») la restitution en nature de l’appartement no 3.

13. Par une décision administrative du 23 octobre 1996, la commission octroya aux requérants une indemnisation d’un montant de 24 846 348 lei roumains (ROL), soit environ 6 692 euros (EUR) pour leur bien.

3. Vente de l’appartement no 3

14. Le 30 septembre 1996, la société « C », gérante des biens immobiliers de l’Etat, représentée par F.V., son directeur général, vendit l’appartement litigieux à F.V (la même personne que le représentant de la société « C ») et à F.N, l’épouse de celui-ci.

4. Contestation de la décision administrative

15. En 1996, les requérants saisirent le tribunal de première instance du cinquième arrondissement de Bucarest d’une contestation contre la décision administrative du 23 octobre 1996. Ils demandaient la restitution en nature de l’appartement et l’interdiction de vente de leur bien aux locataires.

16. Par un jugement du 27 janvier 1997, le tribunal de première instance du cinquième arrondissement de Bucarest rejeta l’action des requérants comme mal fondée. Le tribunal jugea que les requérants ne remplissaient pas les conditions prévues par la loi no 112/95 pour la restitution du bien en nature.

17. Sur appel des requérants, le 31 octobre 1997, le tribunal départemental de Bucarest cassa le jugement et annula la décision administrative en ce qui concernait l’octroi d’une indemnisation, ordonna aux autorités administratives de restituer aux requérants l’appartement en nature et rejeta leur demande portant sur l’interdiction de vente. Le tribunal jugea que l’Etat ne détenait pas de titre valable sur le bien revendiqué. Faute de recours, cette décision devint définitive. Le 6 avril 1998, le maire de Bucarest ordonna la restitution en nature de l’appartement.

5. Demande en révision et contestation en annulation

18. Le 17 septembre 1998, à la suite d’une demande en révision formée par la mairie de Bucarest, le tribunal départemental de Bucarest cassa l’arrêt du 31 octobre 1997, qu’il avait lui-même prononcé, en raison de l’existence de décisions de justice contradictoires.

19. Par un arrêt du 9 février 1999, sur recours des requérants, la cour d’appel de Bucarest cassa le jugement du 17 septembre 1998 au motif que la demande en révision formée par la mairie était tardive.

20. Par un arrêt du 14 septembre 1999, la cour d’appel de Bucarest déclara irrecevable la demande de contestation en annulation formée par la mairie, contre l’arrêt du 9 février 1999.

6. Action en annulation des contrats de vente

21. Par une action introduite le 29 mai 1998 à l’encontre des tiers acquéreurs, de la mairie de Bucarest et de la société « C », les requérants demandèrent au tribunal de première instance du cinquième arrondissement de Bucarest de constater la nullité du contrat de vente. Ils faisaient valoir que le contrat avait été conclu en fraude à la loi no 112/95, car la procédure de restitution entamée par cette loi n’était pas encore tranchée définitivement. Ils dénonçaient également la mauvaise foi des parties contractantes qui connaissaient, au moment de la conclusion du contrat, leurs démarches en vue de la restitution du bien.

22. Estimant que les tiers acquéreurs avaient conclu le contrat en respectant les dispositions de la loi no 112/95 et qu’ils étaient de bonne foi, car les requérants n’avaient pas prouvé qu’ils connaissaient l’existence de l’action en revendication, le tribunal, par un jugement du 13 décembre 2000, rejeta l’action de ces derniers.

23. Sur appel et recours des requérants, par deux arrêts des 29 juin et 14 décembre 2001, le tribunal départemental de Bucarest et la cour d’appel de Bucarest confirmèrent ce jugement.

7. Demande en restitution en application de la loi no 10/2001

24. Il ressort des éléments du dossier qu’en 2001 les requérants déposèrent devant la mairie de Bucarest une demande de restitution du bien litigieux dans son intégralité. Par une lettre du 27 mai 2002, la mairie de Bucarest rejeta la demande des requérants, en leur indiquant la possibilité de recevoir, à l’avenir, une indemnisation pour la perte du bien.

8. Nouvelle action en revendication

25. En 2002, les requérants formèrent à l’encontre de F.V. et F.N. une action en revendication du bien. Devant le tribunal de première instance du cinquième arrondissement de Bucarest, ils dénonçaient la précarité du titre de propriété des acheteurs, au motif qu’il était fondé sur un contrat de vente conclu avec l’Etat qui était un « non dominus ». Les requérants s’appuyaient également sur la décision définitive du 31 octobre 1997 du tribunal départemental de Bucarest et sur la décision administrative du 6 avril 1998, de la mairie de Bucarest ordonnant la restitution du bien. Ils demandaient également l’expulsion de F.V. et F.N.

26. Le 9 octobre 2002, le tribunal rejeta leur action en raison de l’absence d’une notification expresse de leur part, avant le 30 septembre 1996, date de la conclusion du contrat de vente, afin d’informer F.V. et F.N. de leur intention de revendiquer le bien.

27. Par un arrêt du 12 février 2003, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l’appel des requérants comme mal fondé. Le 19 septembre 2003, sur recours des requérants, la cour d’appel de Bucarest confirma les décisions rendues en premier et deuxième ressort.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

28. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 1926, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 3853, 1er décembre 2005) et Porteanu c Roumanie (no 4596/03, §§ 23-25, 16 février 2006).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

29. Les requérants se plaignent du défaut d’impartialité des tribunaux qui ont examiné leur action en annulation du contrat de vente, car ceux-ci auraient favorisé les locataires occupant le bien litigieux, pendant tout le déroulement de la procédure en interprétant d’une manière subjective les dispositions de la loi no 112/95. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

30. Quant à la garantie d’impartialité, la Cour rappelle que les juges ne doivent pas manifester de parti pris ou de préjugé personnel et qu’en même temps, le tribunal doit offrir des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (Pullar c. RoyaumeUni, arrêt du 10 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, § 30).

31. A supposer que les requérants aient épuisé les voies de recours internes pour faire redresser ce grief au niveau national, et bien qu’elle ait des doutes quant au jugement des tribunaux nationaux en matière de bonne foi des parties, la Cour ne décèle, dans les circonstances de la présente espèce, aucun élément subjectif ou objectif de nature à jeter un doute sur l’impartialité des juges.

32. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

33. Les requérants allèguent que la vente de l’appartement no 3, validée par l’arrêt de la cour d’appel de Bucarest du 10 mai 2001, a méconnu l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

34. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

35. Selon le Gouvernement, même si la décision litigieuse constitue une ingérence dans le droit de propriété des requérants, celle-ci était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et était proportionnée. D’après le Gouvernement, il appartient au premier chef aux autorités internes, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Il estime que les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique » (Jahn et autres c. Allemagne, [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 86 et 91, CEDH 2005...).

36. Quant à la proportionnalité de l’ingérence, le Gouvernement rappelle que les requérants ont déjà reçu en 1987 une indemnisation pour la perte du bien, et plaide pour la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1. Il invoque en ce sens l’affaire Wittek c. Allemagne (no 37290/97, § 59, CEDH 2002X). Pour ce qui est de l’indemnisation que les requérants auraient pu percevoir en vertu de la loi no 112/95, il considère qu’il s’agissait d’un dédommagement substantiel, comme dans l’affaire Constantinescu c. Roumanie (no 61767/00, 14 septembre 2004). Enfin, il estime que les requérants pouvaient obtenir une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001, telle que modifiée par la loi no 247/2005.

37. Les requérants contestent cette thèse. Selon eux, malgré la reconnaissance définitive, le 31 octobre 1997, de leur droit de propriété sur le bien litigieux, il leur est impossible d’expulser les tiers acheteurs, qui opposent un contrat de vente du même bien, validé le 14 décembre 2001 par la cour d’appel de Bucarest. Ils estiment que le but de l’ingérence n’était pas légitime, s’agissant de la protection des droits des locataires acheteurs. Les requérants considèrent qu’une indemnisation d’environ 2 700 dollars américains (USD) reçue en 1987, n’équivaut pas à une compensation réelle pour la perte du bien. Quant à la voie offerte par la loi no 10/2001, les requérants considèrent qu’elle ne constitue pas une voie de recours efficace.

38. La Cour rappelle que, dans l’affaire Străin précitée (§§ 39 et 59) elle a considéré que la vente par l’Etat d’un bien d’autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu’elle est antérieure à la confirmation en justice d’une manière définitive du droit de propriété d’autrui, combinée avec l’absence totale d’indemnisation, constituait une privation contraire à l’article 1 du Protocole no 1.

39. De surcroît, dans l’affaire Păduraru précitée (§ 112) la Cour a constaté que l’Etat avait manqué à son obligation positive de réagir en temps utile et avec cohérence face à la question d’intérêt général que constitue la restitution ou la vente des immeubles entrés en sa possession en vertu des décrets de nationalisation. Elle a également considéré que l’incertitude générale ainsi créée s’était répercutée sur le requérant, qui s’était vu dans l’impossibilité de recouvrer l’ensemble de son bien alors qu’il disposait d’un arrêt définitif condamnant l’Etat à le lui restituer.

40. En l’espèce, la Cour n’aperçoit pas de motif pour s’écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même. A l’instar de l’affaire Brumărescu précitée, dans la présente affaire, des tiers sont devenus propriétaires avant que le droit de propriété des requérants sur ce bien fasse l’objet d’une confirmation définitive. Et, comme dans l’affaire Străin précitée, les requérants en l’espèce ont été reconnus propriétaires légitimes, les tribunaux ayant jugé incontestable leur titre de propriété, eu égard au caractère abusif de la nationalisation.

41. Pour ce qui est de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les requérants auraient refusé de recevoir une indemnisation en application de la loi no 112/95, la Cour observe que la décision administrative en question a été annulée par les juridictions, sur contestation des requérants (paragraphes 15-17 ci-dessus). De plus, le fait pour les requérants d’avoir reçu, en 1987, un dédommagement pour la perte de leur bien, ne saurait dispenser, actuellement, les autorités de se conformer à l’exécution de l’arrêt définitif du 31 octobre 1997 du tribunal départemental de Bucarest qui a ordonné la restitution du bien aux requérants.

42. La Cour observe que la vente du bien des requérants, en vertu de la loi no 112/1995, les empêche de jouir de leur droit de propriété et qu’aucun dédommagement ne leur a été octroyé pour cette privation. En effet, bien qu’ils aient déposé une demande d’indemnisation en vertu de la loi no 10/2001, les requérants n’ont reçu à ce jour aucune réponse favorable (paragraphe 24 ci-dessus).

43. La Cour note que, le 22 juillet 2005, a été adoptée la loi no 247/2005 modifiant la loi no 10/2001. Cette nouvelle loi accorde un droit à indemnisation, à hauteur de la valeur vénale du bien qui ne peut être restitué, aux personnes se trouvant dans la même situation que les requérants. La Cour observe que la loi précitée propose, pour les personnes n’ayant pas la possibilité d’obtenir la restitution de leur bien en nature, de leur octroyer une indemnisation sous la forme d’une participation, en tant qu’actionnaires à un organisme de placement de valeurs mobilières OPCVM. En principe, les personnes ayant vocation à recevoir une indemnisation par cette voie recevront des titres de valeur qui seront transformés en actions, une fois la société cotée en bourse.

44. La Cour note que, le 29 décembre 2005, la société anonyme Proprietatea, a été inscrite au Registre du commerce de Bucarest. Afin que les actions émises par cette société anonyme puissent faire l’objet d’une transaction sur le marché financier, il faut suivre la procédure d’agrément par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM »). Selon le calendrier prévisionnel de Proprietatea, qui a été modifié à plusieurs réprises, l’entrée effective en bourse est prévue pour la fin de l’année 2006.

45. En l’espèce, à supposer que la demande de restitution formée par les requérants en vertu de la loi no 10/2001 soit recevable et puisse faire l’objet d’une indemnisation, la Cour observe que Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d’une manière susceptible d’aboutir à l’octroi effectif d’une indemnité aux requérants et que la demande de ces derniers fondée sur la loi susmentionnée n’a fait objet d’aucun examen depuis plus de cinq ans. De surcroît, ni la loi no 10/2001 ni la loi no 247/2005 la modifiant ne prennent en compte le préjudice subi du fait d’une absence prolongée d’indemnisation par les personnes qui, comme les requérants, se sont vu priver de leurs biens restitués en vertu d’un jugement définitif.

46. Dès lors, la Cour considère que le fait que les requérants aient été privés de leur droit de propriété sur leur bien, combiné avec l’absence totale d’indemnisation depuis presque neuf ans, leur a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de leurs biens garantis par l’article 1 du Protocole no 1.

Dès lors, il y a eu en l’espèce violation de cette disposition.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

A. Dommage

47. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

48. A titre principal, les requérants demandent la restitution du bien litigieux. Ils entendent recevoir, en cas de non-restitution, une somme correspondant à la valeur actuelle de leur bien, à savoir, selon un rapport d’expertise soumis le 1er septembre 2005 à la Cour, 235 762 euros (EUR). Ils demandent également 100 000 EUR pour la privation de propriété subie pendant dix ans. Ils réclament enfin 100 000 EUR au titre du dommage moral.

49. Le Gouvernement estime que la valeur marchande du bien est de 126 778 EUR. Il fournit l’avis d’un expert immobilier en ce sens. Quant au montant représentant la privation de propriété pendant dix ans, il considère qu’en principe, il n’y a lieu pas d’octroyer une telle indemnisation et invoque, entre autres, l’affaire Popescu Nasta c. Roumanie (no 33355/96, § 62, 7 janvier 2003). Pour ce qui est du préjudice moral, il affirme que l’arrêt pourrait constituer, en soi, une réparation satisfaisante du prejudice moral subi.

50. Dans leur observations en réponse, les requérants contestent le « point de vue » soumis par l’expert du Gouvernement et estiment qu’il n’y a aucune base légale pour qu’un expert vérifie une expertise déjà effectuée par un autre expert technique immobilier autorisé. D’après les requérants, l’expert du Gouvernement aurait pu effectuer une autre expertise afin d’établir la valeur vénale du bien litigieux.

51. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que la restitution de l’appartement no 3 de la maison sise au no 15, rue Dr. Eugen Iosif, à Bucarest et du terrain afférent (180 m²), telle qu’ordonnée par l’arrêt du 31 octobre 1997, du tribunal départemental de Bucarest, placerait les requérants autant que possible dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 n’avaient pas été méconnues. A défaut pour l’Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu’il devra verser aux intéressés, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle du bien.

52. A ce sujet, la Cour note avec intérêt que la loi no 247/2005 portant modification de la loi no 10/2001 sur la restitution des biens nationalisés tant légalement qu’illégalement, entrée en vigueur le 19 juillet 2005, applique les principes exprimés dans la jurisprudence internationale, judiciaire ou arbitrale au sujet des réparations dues en cas d’actes illicites et confirmés d’une manière constante par elle-même dans sa jurisprudence relative aux privations illégales ou de facto (Papamichalopoulos c. Grèce (satisfaction équitable), arrêt du 31 octobre 1995, série A no 330-B, p. 59-61, §§ 36-39, Zubani c. Italie, arrêt du 7 août 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996IV, p. 1078, § 49, et Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) précité, §§ 22 et 23 ).

53. En effet, la nouvelle loi qualifie d’abusives les nationalisations opérées par le régime communiste et prévoit l’obligation de restitution d’un bien sorti du patrimoine d’une personne par suite d’une telle privation. En cas d’impossibilité de restitution pour cause, par exemple, de vente du bien à un tiers de bonne foi, la loi accorde une indemnité à hauteur de la valeur marchande du bien au moment de l’octroi (titre I, section I, articles 1, 16 et 43 de la loi).

54. La Cour observe que le « point de vue » soumis par l’expert du Gouvernement est fondé sur une valeur hypothétique, puisque l’expert n’a pas visité le bien en question. Compte tenu de l’expertise fournie par les requérants ainsi que des informations dont la Cour dispose sur les prix du marché immobilier local, elle estime la valeur marchande actuelle du bien à 150 000 EUR.

55. De surcroît, la Cour considère que les événements en cause ont entraîné des atteintes graves au droit des requérants au respect de leur bien, pour lequel la somme de 5 000 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.

56. Concernant les sommes demandées au titre de la privation de propriété subie, la Cour ne saurait spéculer sur la possibilité et le rendement d’une location de l’appartement en question (Buzatu c. Roumanie, no 34642/97, § 18, 27 janvier 2005).

B. Frais et dépens

57. Au titre des frais, ils demandent 3 755 EUR qu’ils ventilent comme suit : 1 747 EUR pour les frais de justice liés à la procédure interne, 110 EUR pour l’expertise technique immobilière et 77 EUR pour frais de traduction. Ils soumettent des justificatifs en ce sens. Enfin, ils demandent 1 821 EUR au titre d’honoraires d’avocat. Ils affirment avoir envoyé un justificatif pour les honoraires d’avocat.

58. Le Gouvernement souligne l’absence de justificatif pour les honoraires d’avocat et demande de rejeter la demande de remboursement des requérants en ce sens.

59. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Elle observe que, le 6 septembre 2005, le greffe de la Cour a reçu les justificatifs des frais susmentionnés, à l’exception des justificatifs relatifs aux honoraires d’avocat.

60. Compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 784 EUR et l’accorde aux requérants.

C. Intérêts moratoires

61. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit

a) que lEtat défendeur doit restituer aux requérants l’appartement no 3 de la maison sise au no 15, rue Dr. Eugen Iosif, à Bucarest, ainsi que le terrain afférent, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention ;

b) qu’à défaut d’une telle restitution, l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les mêmes trois mois, 150 000 EUR (cent cinquante mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

4. Dit que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les mêmes trois mois, les sommes suivantes :

a) 5 000 EUR (cinq mille euros) pour préjudice moral ;

b) 2 784 EUR (deux mille sept cent quatre-vingt-quatre euros) pour frais et dépens ;

5. Dit que les sommes en question seront à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

6. Dit qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 novembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président