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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
9.11.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SUCIU ARAMA c. ROUMANIE

(Requête no 25603/02)

ARRÊT

STRASBOURG

9 novembre 2006

DÉFINITIF

09/02/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Suciu Arama c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25603/02) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Marilena Suciu Arama (« la requérante »), a saisi la Cour le 6 mai 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par M. Doru Suciu Arama, professeur. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme R. Rizoiu, puis par Mme B. Rămăşcanu, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

4. Le 24 juin 2005, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, il a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

5. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante est née en 1942 et réside à Bucarest.

7. En 1950, en vertu du décret de nationalisation nº 92/1950, l’Etat prit possession d’un bien immobilier, sis au no 64-66, rue Dionisie Lupu à Bucarest et composé d’une maison contenant plusieurs appartements, qui appartenait au père de la requérante.

1. Action en revendication

8. Le 16 juillet 1996, la requérante et ses sœurs, A.N.S. et P.S.E., formèrent à l’encontre de la mairie de Bucarest et de la commission pour l’application de la loi no 112/95 une action en revendication du bien susmentionné. Devant le tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest, elles faisaient valoir que le bien avait été nationalisé par erreur en vertu du décret no 92/50, car leurs parents étaient exceptés de la nationalisation.

9. Par un jugement du 9 octobre 1996, le tribunal fit droit à leur action, constata que le bien avait été nationalisé par erreur et qu’elles étaient les propriétaires du bien. Faute d’appel, ce jugement devint définitif.

2. Vente de l’appartement no 3 du bien litigieux

10. Le 25 novembre 1996, la mairie de Bucarest vendit au locataire A.O. l’appartement no 3 faisant partie du bien litigieux. Cette vente s’effectua par l’intermédiaire de la société « H », gérante des biens immobiliers de l’Etat. A une date non précisée, A.O. décéda et A.M. continua l’instance en tant qu’héritier.

3. Action en annulation du contrat de vente portant sur l’appartement no 3

11. Le 4 novembre 1998, la requérante et ses sœurs assignèrent en justice les sociétés « H » et « R », la mairie de Bucarest et le tiers acquéreur afin de faire constater la nullité du contrat de vente de l’appartement en cause. Elles faisaient valoir que l’Etat n’était plus propriétaire du bien au moment de sa vente et invoquaient les articles 948 et 966 du Code civil, qui prévoient que l’obligation contractée en vertu d’une cause illicite ne saurait produire d’effet. Elles demandaient également l’expulsion du tiers acquéreur.

12. En 2000, A.M. décéda. La requérante et ses sœurs demandèrent la mise en cause de P.D. et P.M, héritiers d’A.M.

13. Par un jugement du 6 juin 2000, le tribunal de première instance de Bucarest rejeta leur action comme mal fondée. Il estima que les parties au contrat étaient de bonne foi, la requérante et ses sœurs n’ayant pas apporté la preuve qu’elles connaissaient l’existence de son titre de propriété. Il rejeta également l’action en expulsion comme mal fondée. La requérante et ses sœurs interjetèrent appel de ce jugement.

14. Par un arrêt du 26 avril 2001, le tribunal départemental de Bucarest rejeta leur appel comme mal fondé. La requérante et ses sœurs formèrent un recours contre cet arrêt.

15. Par un arrêt du 13 novembre 2001, la cour d’appel de Bucarest rejeta leur recours, confirmant ainsi les décisions antérieures.

4. Achat de l’appartement no 3

16. Il ressort des éléments du dossier que le 1er octobre 2003, la requérante a acheté le bien litigieux pour la somme de 9 827 euros (EUR).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 1926, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 3853, 1er décembre 2005) et Porteanu c Roumanie (no 4596/03, §§ 23-25, 16 février 2006).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

18. La requérante allègue que la vente à des tiers validée par l’arrêt de la cour d’appel de Bucarest du 13 novembre 2001, a méconnu l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

19. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle observe par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité et le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

20. Le Gouvernement considère que les autorités nationales bénéficient d’un large pouvoir discrétionnaire, non seulement quant au choix des mesures visant à garantir le respect des droits patrimoniaux ou à réglementer en matière de droit de propriété, mais également pour prendre le temps nécessaire à leur mise en œuvre. A ce titre, il résume les objectifs de la loi no 10/2001, qui a été la première loi à réglementer de manière globale la question des immeubles nationalisés tout en tendant à l’équilibre entre les exigences de la réparation et de la sécurité des rapports juridiques, et enfin de la loi no 247/2005, qui a modifié et complété la loi no 10/2001 en mettant en place le cadre institutionnel et financier pour une application plus effective de cette dernière loi. Enfin, le Gouvernement estime que l’ingérence dans le droit de propriété de la requérante était prévue par la loi interne, visait un intérêt public et était proportionnelle au but poursuivi.

21. La requérante conteste l’approche du Gouvernement. Elle souligne que, dans le jugement du 9 octobre 1996, qui n’a jamais été remis en cause par l’Etat, le tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest a jugé qu’elle était propriétaire du bien en cause et que la nationalisation abusive par l’Etat était dépourvue de tout effet juridique. La requérante conteste l’intérêt public invoqué par le Gouvernement, ainsi que la possibilité de recevoir une réparation en vertu des lois nos 112/95 et 10/2001.

22. La Cour rappelle que, dans plusieurs affaires récentes, elle a considéré que la vente par l’Etat d’un bien d’autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu’elle est antérieure à la confirmation en justice d’une manière définitive du droit de propriété d’autrui, s’analysait en une privation de bien. Une telle privation, combinée avec l’absence totale d’indemnisation, est contraire à l’article 1 du Protocole no 1 (Străin précité, §§ 39, 43 et 59, et Porteanu précité, § 32).

23. De surcroît, dans l’affaire Păduraru précitée, la Cour a constaté que l’Etat avait manqué à son obligation positive de réagir en temps utile et avec cohérence face à la question d’intérêt général que constitue la restitution ou la vente des immeubles entrés en sa possession en vertu des décrets de nationalisation. Elle a également considéré que l’incertitude générale ainsi créée s’est répercutée sur le requérant, qui s’était vu dans l’impossibilité de recouvrer l’ensemble de son bien alors qu’il disposait d’un arrêt définitif condamnant l’Etat à le lui restituer (Păduraru, précité, § 112).

24. En l’espèce, la Cour n’aperçoit pas de motif pour s’écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même. Comme dans l’affaire Păduraru précitée, dans la présente affaire, des tiers sont devenus propriétaires après que le droit de propriété de la requérante sur ce bien ait fait l’objet d’une confirmation définitive. Et, comme dans l’affaire Străin précitée, la requérante en l’espèce a été reconnue propriétaire légitime, les tribunaux ayant jugé incontestable son titre de propriété, eu égard au caractère abusif de la nationalisation.

25. La Cour observe que la vente du bien de la requérante, en vertu de la loi no 112/1995, l’a empêchée de jouir de son droit de propriété et qu’aucun dédommagement ne lui a été octroyé pour cette privation.

26. La Cour observe que le 22 juillet 2005 a été adoptée la loi no 247/2005 modifiant la loi no 10/2001. Cette nouvelle loi prévoit que les personnes dont les biens immeubles sont entrés de manière abusive dans le patrimoine de l’Etat entre 1945 et 1989 ont droit à une indemnisation à hauteur de la valeur marchande du bien qui ne peut pas être restitué, entre autres en raison de la vente légale du bien par l’Etat à des tiers, sous la forme des actions à un organisme de placement de valeurs mobilières (Proprietatea).

27. La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante aurait pu obtenir une indemnisation si elle avait introduit une demande en vertu de la loi no 10/2001, modifiée par la loi no 247/2005.

28. La Cour observe que la loi no 247/2005 ne fonctionne actuellement pas d’une manière susceptible d’aboutir à l’octroi effectif d’une indemnité aux anciens propriétaires dépossédés de leurs immeubles nationalisés et que cette loi ne prend pas en compte le préjudice subi par les personnes ainsi privées de leurs biens, avant son entrée en vigueur, du fait d’une absence prolongée d’indemnisation (voir, mutatis mutandis, parmi d’autres, Porteanu précité, § 34). Ainsi, elle note que la procédure d’agrément de Proprietatea par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM ») et la conversion des titres de valeur de la première en actions cotées en bourse, opérations nécessaires pour que les indemnités prévues par la loi susmentionnée puissent avoir une valeur effective, n’ont pas abouti jusqu’à présent. Partant, la Cour estime que le fait pour la requérante d’avoir suivi la procédure régie par la loi no 10/2001 ne lui aurait pas permis de bénéficier à présent d’une indemnisation effective.

29. Dès lors, la Cour considère que le fait que la requérante ait été privée de son droit de propriété sur l’appartement en question, combiné avec l’absence totale d’indemnisation, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de ses biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1.

Partant, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

30. La requérante se plaint de l’issue de la procédure en annulation du contrat de vente portant sur l’appartement en question, qui a pris fin par l’arrêt du 13 novembre 2001, de la cour d’appel de Bucarest. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

31. La Cour considère, compte tenu de ses conclusions figurant aux paragraphes 22-25 ci-dessus, qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le fond de ce grief (voir, mutatis mutandis entre autres, Laino c. Italie [GC], no 33158/96, § 25, CEDH 1999-I, Zanghì c. Italie, arrêt du 19 février 1991, série A no 194-C, p. 47, § 23, et Église catholique de la Canée c. Grèce, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, § 50).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

A. Dommage

32. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

33. La requérante demande l’octroi de 537 847 400 lei roumains (ROL), soit 15 500 euros (EUR), représentant le montant actualisé (en fonction du taux d’inflation) qu’elle a versé en exécution du contrat de vente portant sur son bien. Elle demande 12 000 EUR au titre du dommage moral pour la frustration et le stress subis pendant la procédure litigieuse, par elle et sa mère.

34. Le Gouvernement conteste le montant des dommages matériels tel qu’exposé par la requérante et renvoie à une lettre de l’Institut national de la statistique qui précise le taux officiel d’inflation. D’après les calculs effectués par le Gouvernement, en tenant compte de l’indice officiel d’inflation communiqué par ledit institut, le montant du préjudice matériel devrait être 467 015 450 ROL, soit 13 483 EUR. Concernant la demande pour préjudice moral, le Gouvernement estime que ce préjudice serait suffisamment compensé par le constat de violation et que, de toute manière, la somme demandée est excessive.

35. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique, au regard de la Convention, de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences. Si le droit interne ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, l’article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d’accorder une réparation à la partie lésée par l’acte ou l’omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée. Dans l’exercice de ce pouvoir, elle dispose d’une certaine latitude ; l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent.

36. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que la restitution du prix payé par la requérante, à l’occasion de la conclusion du contrat de vente portant sur le bien litigieux, actualisé en fonction des indices communiqués par l’Institut national de la statistique, placerait la requérante autant que possible dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’avaient pas été méconnues.

La Cour estime qu’il y a lieu d’allouer à la requérante 14 000 EUR à ce titre.

37. De surcroît, la Cour considère que les événements en cause ont entraîné des atteintes graves au droit de la requérante au respect de son bien, pour lequel la somme de 1 400 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.

B. Frais et dépens

38. La requérante demande également 600 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. Elle n’a envoyé aucun justificatif en ce sens.

39. Le Gouvernement s’oppose au remboursement des frais de justice qui ne sont pas réellement et nécessairement exposés ni étayés par des justificatifs pertinents.

40. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens pour la procédure devant la Cour.

C. Intérêts moratoires

41. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention les sommes suivantes, à convertir en lei au taux applicable à la date du règlement :

i. 14 000 EUR (quatorze mille euros) pour dommage matériel ;

ii. 1 400 EUR (mille quatre cents euros) pour préjudice moral ;

iii. tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur les sommes susmentionnées ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 novembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président