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Rozhodnutí
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 25958/05
présentée par Ali KARABULUT
contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 21 novembre 2006 en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
D. Jočienė, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 22 juin 2005,
Vu la décision de la Cour de se prévaloir de l’article 29 § 3 de la Convention et d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, M. Ali Karabulut, est un ressortissant turc, né en 1973 et résidant à Kırşehir. Il est représenté devant la Cour par Me M.N. Eldem, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
Alors que le requérant purgeait une peine de réclusion à Kırşehir, il entama une grève de la faim de longue durée.
Le 9 décembre 2002, son état de santé s’étant détérioré, il fut examiné par l’Institut médicolégal (« l’Institut »). Celui-ci diagnostiqua le syndrome de Wernicke-Korsakoff[1] (« S-WK ») chez le requérant et recommanda aux autorités concernées de surseoir à l’exécution de sa peine.
Sur ce rapport, le 13 décembre 2002, le procureur de Kırşehir accorda un sursis en application de l’article 399 du code de procédure pénale (« CPP ») et ordonna la libération du requérant.
Ce dernier fut réexaminé le 15 octobre 2003 par l’Institut et fut déclaré apte à purger une peine privative de liberté.
Le 30 janvier 2004, il fut arrêté en possession d’une fausse carte d’identité et fut réincarcéré à la maison d’arrêt de Bayrampaşa. Le 11 mars 2004, il fut transféré à la prison de Kırşehir.
Sur la demande du représentant du requérant, l’Ordre des médecins d’Ankara établit sur dossier un avis consultatif concernant le dossier médical du requérant et conclut le 30 mai 2005 à une contradiction scientifique entre les rapports médicaux susmentionnés.
Le 11 novembre 2005, le requérant fut mis en liberté en application des dispositions bénéfiques du nouveau code pénal et au vu de la durée de la peine qu’il avait purgé.
B. Le droit et la pratique internes et internationaux pertinents
S’agissant des dispositions constitutionnelle et législative quant à la grâce présidentielle pour les condamnés atteint d’une maladie irréversible (article 104 de la Constitution), quant aux conditions de sursis à exécution des peines pour cause de santé (articles 399 et 402 du CPP), la composition et le fonctionnement de l’Institut médicolégal, et les travaux du Conseil de l’Europe en matière de services de santé en milieu pénitentiaire, la Cour renvoie à son arrêt Tekin Yıldız c. Turquie (no 22913/04, §§ 42-52, 10 novembre 2005).
EN DROIT
Le requérant affirme que du fait de la maladie de Wernicke-Korsakoff dont il serait toujours atteint, sa réincarcération qui a eu lieu le 30 janvier 2004 avait emporté violation de l’article 3 de la Convention.
Invoquant les articles 5 et 6 de la Convention, le requérant allègue aussi le manque d’impartialité de l’Institut par rapport à l’exécutif et estime que sa réincarcération avait constitué une atteinte injustifiée à sa liberté.
A. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes en ce que le requérant n’a pas formé opposition à sa réincarcération, selon les voies prévues par le CPP. Ensuite, il fait valoir les conditions favorables des prisons et dit que les soins médicaux nécessaires sont administrés à tous les détenus. Si le besoin se manifeste, les intéressés sont transférés à l’hôpital, sinon libérés provisoirement, en application de l’article 399 du CPP, comme cela a été le cas pour le requérant. Il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
2. Le requérant
Selon le requérant, le S-WK est une maladie incurable. Donc, sa réincarcération avait constitué en tous les cas une violation de l’article 3 de la Convention.
B. Appréciation de la Cour
Pour les motifs énoncés ci-après, la Cour n’examinera pas l’exception préliminaire du Gouvernement tiré du non-épuisement des voies de recours internes.
L’article 3 de la Convention se lit comme suit :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
S’agissant de la jurisprudence en matière de la santé en milieu pénitentiaire eu égard à l’article 3 de la Convention, des mouvements de la grève de la faim dans les prisons turques en 1996 et les années 2000, et la mission d’enquête effectuée par la Cour en septembre 2004 dans le cadre de ce groupe d’affaires, la Cour renvoie à son arrêt Tekin Yıldız, précité, et ses décisions Mutlu c. Turquie (no 37652/04) et Paksoy c. Turquie (no 33901/04), du 17 octobre 2006.
La Cour estime nécessaire, d’emblée, de confirmer sa jurisprudence, selon laquelle la libération d’un détenu pour cause de santé n’est pas obligatoire (voir parmi d’autres, Matencio c. France, no 58749/00, § 78, 15 janvier 2004) et, ensuite, de préciser que dans le contexte des affaires similaires introduites contre la Turquie – et malgré l’absence de griefs quant aux soins médicaux dispensés lors de la détention – la question de la compatibilité de la réincarcération avec l’article 3 de la Convention s’était posée au vu de la libération provisoire accordée auparavant par les autorités, pour que les intéressés puissent se faire soigner, ou assister, à l’extérieur (voir, par exemple, Kuruçay c. Turquie, no 24040/04, § 49, 10 novembre 2005).
La Cour ne peut accorder une importance décisive aux résultats obtenus suite à la mission d’enquête effectuée pour le premier groupe de ces requêtes, même si cette mission l’avait amenée à dire qu’au vu des circonstances qui régnaient à l’époque, l’Institut, face à plus de deux milles grévistes de la faim, avait préféré – pour des raisons éventuellement humanitaires, ou pour des raisons qui échappent à la Cour – recommander la libération des intéressés sur des symptômes peu fiables (voir par exemple, Balyemez c. Turquie, no 32495/03, § 95, 22 décembre 2005). Ces conclusions ne peuvent en effet lui permettre de dire qu’il en était de même pour le requérant.
Cela dit, rappelant qu’en matière d’administration de la preuve, il lui est loisible, pour forger sa conviction, de se fonder sur des données de toute sorte, pour autant qu’elle les juge pertinentes (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 79, 80, §§ 209 et 210), la Cour gardera à l’esprit ces conclusions.
En l’espèce, la Cour observe que le requérant a tiré profit des dispositions légales et de la pratique en la matière. Il a ainsi été libéré suite au rapport du 9 décembre 2002 de l’Institut recommandant le sursis de sa peine. Il a ensuite été réincarcéré, suite au rapport du 15 octobre 2003 autorisant pareil acte.
Vu que les autorités ont réincarcéré le requérant après s’être dûment assuré de la compatibilité de son état de santé avec les conditions carcérales (voir par exemple, Tekin Yıldız, précité, § 84), la Cour ne relève aucune démarche portant préjudice aux droits du requérant.
Ce dernier critique toutefois le rapport médical à l’origine de sa réincarcération. Il estime que cette maladie est incurable, puis présente, à l’appui de ses allégations, l’avis consultatif de l’Ordre des médecins d’Ankara, établissant une contradiction scientifique entre les rapports susmentionnés de l’Institut.
Or, bien qu’ils aient constitué un commencement de preuve (voir Balyemez c. Turquie (déc.), no 32495/03, 1er avril 2004, et Sinan Eren c Turquie (déc.), no 8062/04, 2 septembre 2004), pareils avis consultatifs n’avaient pas pu être qualifié de pertinent, suite à la mission d’enquête résumé ci-dessus (Balyemez, précité, §§ 63, 92-95, et Sinan Eren c. Turquie, no 8062/04, §§ 26, 34, 49, 50, 10 novembre 2005). Le requérant ne se plaint d’ailleurs pas de la nature ou de l’insuffisance des soins médicaux dispensés en milieu pénitentiaire mais se limite à alléguer qu’il n’aurait pas dû être réincarcéré, sans toutefois étayer ses arguments (Ahmet Arslan c. Turquie (déc.), no 5114/04, 1er décembre 2005).
Ainsi, se livrant à une appréciation globale des faits pertinents, et gardant à l’esprit l’assurance que le Gouvernement a donnée de sa pratique, ainsi que des constats de la délégation ayant visité les établissements carcéraux dans le cadre de la mission effectué pour le premier groupe d’affaires, la Cour conclut à l’absence de motifs sérieux et avérés de croire que la réincarcération du requérant ou les conditions de détention de celui-ci ont constitué en soi un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention (Balyemez, précité, § 96 et, Sinan Eren, précité, § 50). Par ailleurs, le requérant a été définitivement libéré le 11 novembre 2005 ; une telle question ne pose donc plus en l’occurrence (mutatis mutandis, Ali Musa Aydın c. Turquie (déc.), no 27324/04, 1er décembre 2005).
Il s’ensuit que ce grief doit être rejetée comme étant manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Quant aux griefs tirés des articles 5 et 6 de la Convention, la Cour observe avant tout qu’ils ne sont pas étayés, et d’autre part, qu’ils sont, par leur essence, intimement liés au grief examiné ci-dessus sous l’angle de l’article 3. Ayant déclaré celui-ci comme irrecevable pour défaut manifeste de fondement, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de faire un examen séparé pour ceux-ci (Özgür et 30 autres requêtes c. Turquie (déc.), no 28480/04 et 30 autres, 20 octobre 2005).
Au vu de ce qui précède, la Cour estime également qu’il y a lieu de mettre fin à l’application de l’article 29 § 3 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président
[1] Selon la littérature médicale, cette maladie, qu’on retrouve principalement chez les alcooliques chroniques et les mal nourris, consiste en une combinaison du syndrome de Korsakoff, qui provoque la confusion, l’aphonie et l’affabulation, et d’encéphalopathie de Wernicke, qui entraîne une paralysie des yeux, un nystagmus, le coma, voire la mort, si le patient n’est pas dûment traité. Cet état est considéré comme résultant, en principe, d’une carence chronique en thiamine, substance qui participe au métabolisme du glucose, étant entendu qu’en cas de pareille carence toute activité qui nécessite la métabolisation du glucose peut entraîner la maladie de Wernicke-Korsakoff. Le traitement le plus courant consiste à injecter de la thiamine par intraveineuse ou intramusculaire pour ralentir la maladie, puis un traitement à long terme, à base de pastilles orales, pour le rétablissement.