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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
21.11.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

DEUXIÈME SECTION

DÉCISION PARTIELLE

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 28489/04
présentée par Hasan RÜZGAR
contre la Turquie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 21 novembre 2006 en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
D. Jočienė, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 27 juillet 2004,

Vu la décision de traiter en priorité la requête en vertu de l’article 41 du règlement de la Cour.

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, M. Hasan Rüzgar, est un ressortissant turc, né en 1969. Il est représenté devant la Cour par Me F. Yolcu, avocate à Istanbul.

A. Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Par acte d’accusation du 28 décembre 1990, la cour de sûreté de l’Etat d’Erzincan mit en accusation le requérant pour atteinte à l’ordre constitutionnel de l’Etat suite à l’affrontement armé survenue à Tunceli, le 30 août 1990, entre les forces de l’ordre et les membres d’une organisation terroriste, le TKP-ML/TIKKO. Un gendarme avait été tué lors de cet affrontement.

Le 6 février 1993, le requérant fut arrêté par la police d’İstanbul, avec dix autres personnes, pour participation active à différents actes de terrorisme.

Le 10 février 1993, le procureur près la cour de sûreté de l’Etat d’İstanbul introduisit son acte d’accusation.

Le 15 février 1993, le requérant fut mis en détention provisoire par le juge assesseur près la cour de sûreté de l’Etat d’İstanbul.

Lors de la troisième audience tenue le 9 novembre 1993, la 3ème chambre de la cour de sûreté de l’Etat d’İstanbul (« la cour de sûreté de l’Etat ») décida de ne plus faire comparaître le requérant au motif qu’il perturbait le cours des audiences. Cette mesure fut maintenue jusqu’à l’audience du 28 juillet 1999.

Dans l’intervalle, d’autres procédures pénales, pour homicides et vols à main armée commis entre 1990 et 1993, furent entamées à l’encontre du requérant et des membres de la même organisation, devant diverses instances judiciaires.

Le 20 décembre 1994, considérant que le requérant, agissant sous les ordres de l’organisation susmentionnée, avait assassiné en prison par strangulation avec une corde, un autre détenu, A.A., membre de la même organisation, le procureur près la cour d’assises d’Eyüp mit en accusation le requérant pour homicide avec préméditation.

Toutes ces procédures furent jointes, à différentes dates, à celle devant la cour de sûreté de l’Etat.

Le 12 juin 2000, la cour de sûreté de l’Etat condamna le requérant à la peine capitale, pour tentative contre l’ordre constitutionnel de l’Etat, au vu de plusieurs actes terroristes perpétrés au nom de ladite organisation, tels que homicide, attaque d’un commissariat, affrontement armé avec les forces de l’ordre et vols à main armée. Ce jugement couvrait aussi dix-neuf coaccusés, pour notamment huit assassinats, et blessures ou dommage matériel causé à quinze personnes, par une dizaine d’actes perpétrés au nom de ladite organisation.

Le 15 mai 2001, la Cour de cassation infirma ce jugement pour deux lacunes procédurales, à savoir l’illisibilité du tampon officiel sur un document figurant dans le dossier, et l’absence, dans le dossier, de la déposition recueillie le 17 novembre 1992 par le tribunal de police de Kocaeli quant à certains accusés.

Dans l’intervalle, le requérant entama plusieurs fois des grèves de la faim. Il fut traité par l’infirmerie de l’établissement pénitentiaire de la prison d’Edirne, et plusieurs fois hospitalisé à l’hôpital universitaire de Trakya et à l’hôpital public de Tekirdağ. Tous les documents concernant son transfèrement aux hôpitaux portent l’avertissement « risque de fuire ou peut être aidé à prendre la fuite ».

Par son rapport du 25 décembre 2001, l’hôpital public d’Edirne conclut à la présence d’une ataxie et d’encéphalopathie de Wernicke chez le requérant. L’infirmerie pénitentiaire poursuivit les traitements prescrits.

Par son rapport du 16 janvier 2002, l’Institut médicolégal diagnostiqua le syndrome de Wernicke-Korsakoff[1] S-WK ») chez le requérant et recommanda sa libération pour une durée de six mois.

Suite à ses plaintes de migraines, le requérant fut à nouveau hospitalisé. Le rapport du 23 juillet 2002 de l’hôpital public d’Edirne indique l’absence d’une pathologie quelconque.

A l’audience du 21 août 2002, la cour de sûreté de l’Etat rejeta la demande de libération du requérant. Pour ce faire, elle se référa à plusieurs motifs ; d’abord à la condamnation rendue auparavant, puis à la peine requise et à l’état des preuves. Elle précisa ensuite que l’article 399 du code de procédure pénale (« CPP ») régissant la libération provisoire pour cause de santé était prévu pour les « condamnés », et que s’agissant des personnes en « détention provisoire », les soins nécessaires pouvaient être administrés en milieu pénitentiaire pour cette maladie. Elle nota finalement que le requérant était le seul responsable de cette situation.

Or, la cour de sûreté de l’Etat avait accordé auparavant la libération à deux (selon le requérant cinq) coaccusés dans la même situation que le requérant, c’est-à-dire, qui étaient en détention provisoire, qui avaient entamé une grève de la faim et dont le rapport de l’Institut médicolégal recommandait la libération provisoire. Pour ce faire, elle indiqua, par ses décisions du 16 et 20 juillet 2001 que, bien que la gravité de la peine encourue et l’état des preuves nécessitassent le maintien en détention provisoire de ces accusés, elle était convaincue que ceux-ci ne représentaient plus un danger public, que leur replacement en détention provisoire pouvait être possible si les circonstances le nécessitaient, et qu’au vu de la primauté du droit à la vie, il était nécessaire de leur accorder la libération (bîhakkın tahliye), contrairement aux observations du procureur.

Le requérant poursuivit ses grèves de la faim et fut encore hospitalisé à plusieurs reprises. Les traitements furent poursuivis par l’infirmerie de la prison. Les grandes lignes de cet épisode peuvent se résumer comme suit.

Le 5 novembre 2002, l’hôpital civil d’Edirne conclut à la présence d’ataxie du corps et d’encéphalopathie de Wernicke. Il mentionna que le requérant encourait un danger vital.

Le 7 mai 2003, le médecin pénitencier accorda par son rapport, l’autorisation de laisser à la disposition du requérant certains médicaments, mais rappela à ses collègues la nécessité de prescrire ceux-ci avec modération car le requérant avait pris l’habitude de faire des demandes excessives.

Le 22 mars 2004, le requérant fut transféré à l’hôpital civil de Tekirdağ pour ses plaintes visuelles. Le 2 avril 2004, il reçut des lunettes pour myopie.

Le 14 juillet 2004, il fut transféré au même hôpital pour ses maux de tête. Les services de neurologie lui prescrivirent des médicaments et recommandèrent des consultations de psychiatrie et de neurochirurgie.

Le 27 juillet 2004, les services de psychiatrie conclurent à l’absence de pathologie.

Le 2 août 2004, les services de neurochirurgie recommandèrent l’utilisation d’un coussin orthopédique concernant les douleurs de la nuque, ce qui lui fut procuré par l’établissement pénitentiaire.

Dans l’intervalle, les oppositions du requérant quant à son maintien en détention furent rejetées par la 4ème chambre de la cour de sûreté de l’Etat d’İstanbul notamment en référence au risque de fuite et à l’état des preuves.

Dans cette période, il y eut également des réformes constitutionnelles et législatives. Ainsi, le 9 août 2002, la peine capitale fut abolie. Le 30 juin 2004, les cours de sûreté de l’Etat furent abolies.

La 11ème chambre de la cour d’assises d’İstanbul (« la cour d’assises »), chargée alors de l’affaire, décida le 17 septembre 2004 le maintien en détention du requérant. Le 8 novembre 2004, l’opposition formée par le requérant fut rejetée par la 12ème chambre de la cour d’assises. La Cour ne dispose pas de la suite de cette procédure.

Le requérant se trouve actuellement en prison. Le rapport médical du 23 juin 2006 établi par le médecin de l’établissement pénitentiaire indique que son état de santé est bon.

Le rapport du 8 septembre 2006 de l’Institut indique que l’état de santé du requérant est compatible avec les conditions pénitentiaires.

B. Le droit et la pratique internes et internationaux pertinents

S’agissant des dispositions constitutionnelle et législative quant à la grâce présidentielle pour les condamnés atteint d’une maladie irréversible (article 104 de la Constitution), quant aux conditions de sursis à exécution des peines pour cause de santé (articles 399 et 402 du CPP), la composition et le fonctionnement de l’Institut médicolégal, et les travaux du Conseil de l’Europe en matière de services de santé en milieu pénitentiaire, la Cour renvoie à son arrêt Tekin Yıldız c. Turquie (no 22913/04, §§ 42-52, 10 novembre 2005).

GRIEFS

Le requérant fait valoir la maladie dont il serait toujours atteint et soutient que son incarcération emporte violation de l’article 3 de la Convention.

Indépendamment de cette question, le requérant invoque l’article 5 § 3 de la Convention, et se plaint de la durée de sa détention provisoire qui dépasse les onze ans.

Invoquant l’article 6 § 1, le requérant se plaint aussi de la durée de la procédure entamée à son encontre.

Le requérant invoque l’article 6 § 3 d) et estime qu’il y a eu violation de cette disposition par la décision de la cour de sûreté de l’Etat de ne plus le faire comparaître jusqu’à l’audience du 28 juillet 1999, du fait qu’il n’a pu interroger les témoins à charge.

Finalement, le requérant estime avoir fait l’objet d’une discrimination contrairement à l’article 14 car il n’a pas été mis au bénéfice de l’article 399 du CPP, alors que certains des coaccusés, qui étaient dans la même situation que lui, avaient été libérés en application de cette disposition et au vu de leur maladie.

EN DROIT

Invoquant les articles 3 et 14 de la Convention, le requérant se considère toujours malade et estime qu’il a fait l’objet d’une discrimination car il n’a pas été libéré.

A. Arguments des parties

1. Le Gouvernement

Le Gouvernement avance que le requérant n’a pas fait opposition, selon les voies prévues par le code de procédure pénale, au refus de la cour de sûreté de l’Etat de suspendre sa détention pour cause de santé. Ensuite, il fait valoir les conditions favorables des prisons et expose que les soins médicaux nécessaires sont administrés à tous les détenus, si le besoin se manifeste, les intéressés sont transférés à l’hôpital, ou libérés provisoirement. Il invite ainsi la Cour à déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, sinon pour défaut manifeste de fondement.

2. Le requérant

Le requérant allègue que le S-WK est une maladie incurable et qu’il doit être absolument libéré.

B. Appréciation de la Cour

1. Griefs tirés des articles 3 et 14

L’article 3 de la Convention est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

a. Principes généraux en la matière

Il est vrai que la Convention ne comprend aucune disposition spécifique relative à la situation des personnes privées de liberté, a fortiori malades, mais il n’est pas exclu que la détention d’une personne malade puisse poser des problèmes sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Matencio c. France, no 58749/00, § 76, 15 janvier 2004). La souffrance due à une maladie survenant naturellement, qu’elle soit physique ou mentale, peut en soi relever de l’article 3, si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par des conditions de détention dont les autorités peuvent être tenues pour responsables (Mouisel c. France, no 67263/01, §§ 37, 38 et 40, CEDH 2002IX, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 52, CEDH 2002III).

Outre la santé du prisonnier, c’est donc son bien-être qui doit également être assuré de manière adéquate eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, tout prisonnier ayant droit à des conditions de détention conformes à la dignité humaine de manière à assurer que les modalités d’exécution des mesures prises ne le soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000-XI).

Si l’on ne peut en déduire une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé, l’article 3 de la Convention impose en tout cas à l’Etat de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Matencio, précité, § 78). Le tableau clinique d’un détenu constitue ainsi l’une des situations pour lesquelles la capacité à la détention est aujourd’hui examinée au regard de l’article 3 de la Convention (voir Mouisel, précité, mêmes références, et Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 30, CEDH 2001-VII).

Bref, dans une affaire donnée, la détention d’une personne atteinte d’une pathologie engageant le pronostic vital ou dont l’état est durablement incompatible avec la vie carcérale peut poser des problèmes sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Tekin Yıldız, précité, § 72).

b. Contexte spécifique

La Cour note que la législation turque en vigueur, en matière d’exécution des peines en cas de maladie grave des détenus, offre aux autorités nationales des moyens d’intervenir. La santé est l’un des éléments pouvant motiver une décision de libération provisoire ou la grâce présidentielle. La Cour confirme que ces procédures constituent à première vue des garanties adéquates pour assurer la protection de l’intégrité physique et du bien-être des prisonniers que les Etats doivent concilier avec les exigences légitimes de la peine privative de liberté (Tekin Yıldız, précité, § 73).

Dans le contexte spécifique de cette affaire, il est pertinent de rappeler que par le passé, la Turquie, face aux mouvements de grèves de la faim déclenchés en 1996 et 2000 pour protester contre l’instauration des prisons de type F prévoyant des unités de vie d’une à trois personnes au lieu de dortoirs, s’était vu confrontée au problème du maintien en détention de personnes souffrant de séquelles physiques et mentales dues à la malnutrition, jugées dans certains cas comme étant celles du S-WK.

Suite à la dégradation de leur état de santé, les détenus grévistes furent renvoyés devant l’Institut médicolégal, autorité compétente pour rendre des expertises judiciaires. L’Institut diagnostiqua le S-WK chez plusieurs détenus et établit des rapports recommandant le sursis à exécution des peines en cause pour motif de santé. Ainsi, les magistrats concernés ordonnèrent la libération provisoire des intéressés pour une durée de six mois, susceptible d’être renouvelée, selon les résultats des contrôles médicaux à prévoir au terme de chaque période.

Nombre de détenus malades avaient été ainsi admis au bénéfice de la libération provisoire, les autorités compétentes ayant sans doute estimé qu’une telle situation ne se justifiait plus en termes de protection de la société (voir par exemple Ahmet Arslan c. Turquie (déc.), no 5114/04, 1er décembre 2005, voir également Balyemez c. Turquie, no 32495/03, § 95, 22 décembre 2005).

A différentes dates, l’Institut délivra des rapports concluant que la santé des intéressés s’était améliorée entre-temps et qu’il n’y avait plus lieu de surseoir à l’exécution de leurs peines. Certains requérants ont ainsi vu leur situation changer juste à la fin de la première période de sursis, et d’autres, au bout de deux ou trois ans, selon leur état de santé.

Quoi qu’il en soit, en s’appuyant sur ces derniers rapports, les magistrats concernés délivrèrent des mandats d’amener à l’encontre des requérants. Certains furent ainsi réincarcérés, d’autres prirent la fuite.

Devant la pénurie d’éléments d’appréciation, qui n’a pu être comblée ni par la correspondance abondante avec les requérants, ni par les observations du Gouvernement, la Cour n’a pas été en mesure d’établir les circonstances réelles avant de se prononcer sur le bien-fondé de ces affaires. Face à une centaine de requêtes similaires, et notamment au vu de certains avis consultatifs de l’Ordre des médecins, établissant une contradiction scientifique entre les rapports de l’Institut médicolégal recommandant la suspension de la peine des intéressés et ultérieurement, autorisant leur réincarcération (voir, par exemple, Balyemez c. Turquie (déc.), no 32495/03, 1er avril 2004, et Eren c. Turquie (déc.), no 8062/04, 2 septembre 2004), la Cour avait décidé d’organiser une mission d’enquête, dans l’exercice des fonctions que lui attribue l’annexe insérée le 7 juillet 2003 à son règlement.

Ainsi, afin de se forger une idée sur les conditions matérielles régnant dans les différents types d’établissement carcéraux en Turquie, la délégation de la Cour, accompagnée des représentants des requérants et du Gouvernement, a rendu visite à deux prisons de type F (Tekirdağ et Kocaeli), à deux prisons de type H (Tekirdağ et Istanbul), à une maison d’arrêt de type H (Bayrampaşa-İstanbul) et au service hospitalier de ce dernier établissement. Lors de ces visites, la délégation s’est également entretenue avec le personnel pénitencier, ainsi que les procureurs et les médecins en poste dans ces établissements.

La Cour a également désigné d’office un comité d’experts constitué d’un neurologue, d’un neuropsychiatre et d’un psychiatre, afin d’établir l’état de santé des requérants. Le comité d’experts a aussi accompagné la délégation lors des visites de la maison d’arrêt de Bayrampaşa et son service hospitalier (voir Tekin Yıldız, précité, §§ 35-41).

Sur les cinquante-trois requêtes examinées (pour la liste complète des requêtes, voir Tekin Yıldız, précité, § 4), les résultats de la mission d’enquête ont amené la Cour à un constat de violation et trois constats de violation potentielle de l’article 3. Les autres procédures se sont soldées par des décisions d’irrecevabilités, de radiations du rôle, ou par des arrêts de non-violation, s’agissant des requérants qui n’étaient pas malades, ou qui ne s’étaient pas présentés à l’examen, ou dont l’état de santé ne nécessitait qu’un suivi psychologique dans le milieu carcéral. Les conclusions générales concernant l’ensemble du rapport médical du comité d’experts de la Cour sont citées dans l’arrêt Tekin Yıldız (précité, § 41).

c. Application des principes au cas d’espèce

La Cour estime nécessaire, d’emblée, de confirmer sa jurisprudence, selon laquelle la libération d’un détenu pour cause de santé n’est pas obligatoire (voir parmi d’autres, Matencio précité, § 78) et, ensuite, de préciser que dans le contexte des affaires similaires introduites contre la Turquie – et malgré l’absence de griefs quant aux soins médicaux dispensés lors de la détention – la question de la compatibilité de la réincarcération avec l’article 3 de la Convention s’était posée au vu de la libération provisoire accordée auparavant par les autorités, pour que les intéressés puissent se faire soigner, ou assister, à l’extérieur (voir, par exemple, Kuruçay c. Turquie, no 24040/04, § 49, 10 novembre 2005).

La question à examiner en l’espèce est toutefois différente. Il s’agit de dire, en prenant en considération le contexte général de ces affaires, si le maintien en détention du requérant, malgré le fait que d’autres personnes atteintes de la même maladie avait été libérées, est justifié au regard de l’article 3. Dans ces conditions, la Cour ne peut se limiter à sa jurisprudence qui n’apporte aucune obligation d’ordre général à libérer un détenu pour cause de santé (Matencio, précité, même référence).

La Cour ne peut accorder une importance décisive aux résultats obtenus suite à la mission d’enquête effectuée pour le premier groupe de ces requêtes, même si cette mission l’avait amenée à dire qu’au vu des circonstances qui régnaient à l’époque, l’Institut, face à plus de deux milles grévistes de la faim, avait préféré – pour des raisons éventuellement humanitaires, ou pour des raisons qui échappent à la Cour – recommander la libération des intéressés sur des symptômes peu fiables (voir par exemple, Balyemez, arrêt précité, § 95). Ces conclusions ne peuvent en effet lui permettre de dire qu’il en était de même pour le requérant.

Cela dit, rappelant qu’en matière d’administration de la preuve, il lui est loisible, pour forger sa conviction, de se fonder sur des données de toute sorte, pour autant qu’elle les juge pertinentes (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 79, 80, §§ 209 et 210), la Cour gardera à l’esprit ces conclusions.

Elle observe ainsi qu’en l’espèce, le 16 janvier 2002, l’Institut médicolégal recommanda la libération du requérant pour six mois, ce qui ne lui fut pas accordé par les instances judiciaires.

S’il aurait été souhaitable que le requérant soit libéré suite à ce rapport, la Cour ne dispose pourtant d’aucun élément qui lui permettrait de critiquer l’appréciation des autorités quant à cet élément de preuve (Klaas c. Allemagne, arrêt du 22 septembre 1993, série A no 269, p. 17, §§ 29 et 30). Elle ne relève par ailleurs aucun acte d’arbitraire dans cette procédure, ni un élément quelconque au détriment du requérant, et ce, pour les raisons qui suivent.

Deux coaccusés – selon le requérant ce chiffre est de cinq – ont été libérés au vu des rapports diagnostiquant le S-WK et recommandant la libération. Or, aux yeux de la Cour, et contrairement aux estimations du requérant, cet élément démontre avant tout l’approche positive de l’instance judiciaire à cette question précise. Ces coaccusés n’ont d’ailleurs pas été libérés en application de l’article 399 du CPP ; la cour de sûreté de l’Etat a mis fin à leur détention provisoire au vu de leur état de santé, du fait qu’il ne représentait plus un danger public, et eu égard à la possibilité de les replacer en détention si les circonstances le nécessitaient.

D’autre part, la décision de rejet quant à la demande de mise en liberté du requérant ne repose pas uniquement sur l’inapplicabilité de l’article 399 du CPP aux personnes en détention provisoire. Tel que cela ressort de la décision de la cour de sûreté de l’Etat, celle-ci a ordonné le maintien en détention provisoire du requérant notamment au vu de la condamnation rendue auparavant, et qui a été cassée pour une lacune de procédure, puis à la peine requise, à l’état des preuves, et aux moyens de dispenser les soins requis en milieu pénitentiaire.

Dans pareils cas, la Cour ne peut dire qu’il s’agissait d’une interprétation de l’article 399 du CPP au détriment du requérant, car il ne s’agit pas, contrairement aux allégations du requérant, d’un refus de libération pour cause de santé, c’est-à-dire de l’inapplicabilité de la disposition en question, mais d’un refus de libération tout court. Or, s’agissant de l’opportunité de maintenir une personne en détention provisoire, la Cour ne peut substituer son point de vue à celui des juridictions internes (Sakkopoulos c. Grèce, no 61828/00, 15 janvier 2004, § 44, et Reggiani Martinelli c. Italie (déc.), no 22682/02), d’autant plus quand, comme en l’occurrence, les autorités nationales ont largement satisfait à leur obligation de protéger l’intégrité physique du requérant, notamment par l’administration de soins médicaux appropriés (mêmes références). Le requérant ne se plaint d’ailleurs pas de la nature ou de l’insuffisance des soins médicaux en question mais se limite à alléguer qu’il aurait dû être mis en liberté, sans toutefois étayer ses arguments (Ahmet Arslan, précité). Or, aucun élément ne permet de dire que celui-ci, incarcéré depuis 1990, avait les moyens de se faire soigner mieux à l’extérieur qu’il l’a été en prison.

Finalement, les derniers rapports médicaux concernant le requérant ne contiennent aucune contre-indication à l’emprisonnement.

Ainsi, se livrant à une appréciation globale des faits pertinents, et gardant à l’esprit l’assurance que le Gouvernement a donnée de sa pratique, ainsi que des constats de la délégation de la Cour ayant visité les établissements carcéraux dans le cadre de la mission effectuée pour le premier groupe d’affaires, la Cour conclut à l’absence de motifs sérieux et avérés de croire que les conditions de détention du requérant ont constitué en soi un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention (Balyemez, arrêt précité, § 96, Sinan Eren c. Turquie, no 8062/04, § 50, arrêt du 10 novembre 2005).

Quant au grief tiré de l’article 14, la Cour ne peut que constater que celui-ci n’est guère étayé, et qu’eu égard à son examen sous l’angle de l’article 3, les faits en l’occurrence ne permettent de déceler aucune attitude discriminatoire à l’égard du requérant.

En conséquence, elle déclare ces griefs irrecevables pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

2. Quant au restant des griefs

Le requérant se plaint également d’une violation des articles 5 § 3 et 6 §§ 1 et 3 d) au vu de la durée de sa détention provisoire, de la durée de la procédure pénale diligentée à son encontre, et de l’impossibilité pour lui d’interroger les témoins à charge.

En l’état actuel du dossier, la Cour ne s’estime pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs et juge nécessaire de communiquer cette partie de la requête au gouvernement défendeur conformément à l’article 54 § 2 b) de son règlement.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Ajourne l’examen des griefs du requérant tirés des articles 5 § 3 et 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;

Déclare la requête irrecevable pour le surplus.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président


[1] Selon la littérature médicale, cette maladie, qu’on retrouve principalement chez les alcooliques chroniques et les mal nourris, consiste en une combinaison du syndrome de Korsakoff, qui provoque la confusion, l’aphonie et l’affabulation, et d’encéphalopathie de Wernicke, qui entraîne une paralysie des yeux, un nystagmus, le coma, voire la mort, si le patient n’est pas dûment traité. Cet état est considéré comme résultant, en principe, d’une carence chronique en thiamine, substance qui participe au métabolisme du glucose, étant entendu qu’en cas de pareille carence toute activité qui nécessite la métabolisation du glucose peut entraîner la maladie de Wernicke-Korsakoff. Le traitement le plus courant consiste à injecter de la thiamine par intraveineuse ou intramusculaire pour ralentir la maladie, puis un traitement à long terme, à base de pastilles orales, pour le rétablissement.