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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE PERRELLA c. ITALIE (No 2)
(Requête no 15348/03)
ARRÊT
STRASBOURG
2 novembre 2006
DÉFINITIF
02/02/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Perrella c. Italie (no 2),
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
David Thór Björgvinsson,
Mmes I. Ziemele,
I. Berro-Lefevre, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 octobre 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 15348/03) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Vincenzo Perrella (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 janvier 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, et par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 4 mars 2005, la Cour (troisième section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 2003 et réside à Vérone.
5. Il est copropriétaire avec quatre autres personnes (« les tiers ») d’un terrain constructible d’environ 11 000 mètres carrés sis à Penne (Pescara) et enregistré au cadastre, feuille 59, parcelle 296.
6. Par un arrêté du 19 mars 1990, le conseil municipal (Consiglio comunale) de Penne approuva le projet de construction d’une route sur ce terrain.
7. Par un arrêté du 16 juillet 1990, la municipalité de Penne décréta l’occupation d’urgence d’une partie du terrain, à savoir 115 mètres carrés, pour une période maximale de trois ans à compter de la date d’occupation matérielle, en vue de son expropriation pour cause d’utilité publique.
8. Le 20 août 1990, la municipalité procéda à l’occupation matérielle du terrain.
9. Le 18 juin 1991, la municipalité entama les travaux de construction, qui se conclurent le 5 septembre 1994.
1. La procédure entamée par des tiers devant les juridictions administratives
10. A une date non précisée, les propriétaires d’un terrain limitrophe à celui du requérant, qui avait été aussi occupé par la municipalité dans le cadre des travaux de construction de la route, introduisirent devant le tribunal administratif régional (« TAR ») des Abruzzes un recours visant à obtenir l’annulation desdits arrêtés des 19 mars et 16 juillet 1990.
11. Par un jugement déposé au greffe le 7 juin 1996, le TAR accueillit le recours et annula les deux arrêtés attaqués.
2. La procédure entamée par le requérant devant les juridictions civiles
12. Par un acte d’assignation notifié le 10 septembre 1997, le requérant et les tiers assignèrent la municipalité de Penne devant le tribunal de Pescara. Ils faisaient valoir que l’occupation de leur terrain était illégale ab initio, en raison du jugement du TAR. Toutefois, compte tenu du principe de l’expropriation indirecte, ils estimaient qu’à la suite de l’achèvement de l’ouvrage public, leur droit de propriété avait été neutralisé et que par conséquent il ne leur était pas possible de demander la restitution du terrain. A la lumière de ces considérations, ils demandaient un dédommagement pour la perte de celui-ci.
13. Au cours du procès, une expertise fut déposée au greffe. Selon l’expert, la partie de terrain occupée était de 180 mètres carrés. Sa valeur marchande au 5 septembre 1994, date de la fin des travaux, était de 3 600 000 ITL, soit 20 000 ITL le mètre carré. Quant à l’indemnité d’expropriation, calculée aux termes de la loi no 662 de 1996, l’expert l’estima à 1 988 415 ITL au 5 septembre 1994.
14. Le 16 juillet 1999, une nouvelle expertise, modifiant les conclusions formulées dans l’expertise précédente, fut déposée au greffe. Selon l’expert, la partie de terrain occupée était en réalité de 115 mètres carrés et sa valeur marchande, au 5 septembre 1994, était de 11 500 000 ITL, soit 100 000 ITL le mètre carré. Quant à l’indemnité d’expropriation, calculée aux termes de la loi no 662 de 1996, l’expert l’estima à 6 330 375 ITL au 5 septembre 1994.
15. Par un jugement non définitif du 18 février 2002, le tribunal de Pescara déclara que l’occupation du terrain devait être considérée comme illégale ab initio compte tenu du jugement du TAR et que par conséquent le requérant et les tiers avaient droit à un dédommagement égal à la valeur marchande du terrain. Toutefois, le tribunal ordonna la continuation du procès, au motif qu’une nouvelle expertise s’avérait nécessaire notamment afin de déterminer la date à compter de laquelle le terrain avait été transformé de manière irréversible.
16. A la suite de ce jugement non définitif, une nouvelle expertise fut déposée au greffe. Selon l’expert, le terrain avait été transformé de manière irréversible le 10 mai 1994.
17. Par un jugement définitif déposé au greffe le 8 novembre 2004, le tribunal de Pescara condamna la municipalité de Penne à verser au requérant et aux tiers un dédommagement égal à la valeur marchande du terrain au 10 mai 1994, à savoir 1 069,06 EUR, plus intérêts et réévaluation, ainsi que la somme de 596,45 EUR, plus intérêts et réévaluation, à titre d’indemnité d’occupation.
18. Entre-temps, par un acte notifié le 25 mars 2003, la municipalité de Penne avait interjeté appel du jugement non définitif du tribunal de Pescara devant la cour d’appel de L’Aquila.
19. Par un acte notifié au requérant et aux tiers le 21 décembre 2005, la municipalité de Penne déclara de renoncer à la procédure pendante devant la cour d’appel de L’Aquila.
20. Par un acte notifié le 30 janvier 2006, le requérant et les tiers copropriétaires prirent acte de la renonciation de la municipalité de Penne.
21. Par un jugement déposé au greffe le 10 mai 2006, la cour d’appel déclara l’extinction du procès.
22. Par une lettre du 31 août 2006, le requérant a fait savoir que cet arrêt n’a pas encore acquis force de chose jugée.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
23. Le droit interne pertinent se trouve décrit dans l’arrêt Serrao c. Italie (no 67198/01, 13 octobre 2005).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
24. Le requérant allègue avoir été privé de son terrain dans des circonstances incompatibles avec l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
25. Le Gouvernement fait valoir que le requérant n’a pas qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention, compte tenu de ce que le tribunal a reconnu à celui-ci une somme égale à la valeur marchande du terrain.
26. Le requérant s’oppose à la thèse du Gouvernement.
27. La Cour rappelle qu’elle a rejeté des exceptions semblables dans les affaires Genovese et autres c. Italie (no 9119/03, 2 février 2006) et De Sciscio c. Italie (no 176/04, 20 avril 2006). Elle n’aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l’exception en question.
28. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
29. Le Gouvernement reconnaît que, compte tenu de ce que le terrain a été transformé de manière irréversible en raison de la construction d’une œuvre d’utilité publique, la restitution de celui-ci n’est plus possible.
30. Toutefois, il fait valoir que les juridictions internes ont reconnu au requérant un dédommagement égal à la valeur marchande du terrain au moment de sa transformation irréversible, plus intérêts et réévaluation. A la lumière de ces considérations et se référant notamment à l’affaire Zubani c. Italie (arrêt du 7 août 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV), il conclut que le juste équilibre a été respecté et que la situation dénoncée est compatible avec l’article 1 du Protocole no 1.
b) Le requérant
31. Le requérant s’oppose à la thèse du Gouvernement, faisant notamment valoir que l’application à son cas du principe de l’expropriation indirecte aurait violé son droit au respect des biens.
2. Appréciation de la Cour
32. Les parties s’accordent pour dire qu’il y a eu « privation de propriété ».
33. La Cour rappelle que, pour déterminer s’il y a eu « privation de biens », il faut non seulement examiner s’il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 24-25, § 63).
34. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II). Le principe de légalité signifie l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 296‑A, pp. 19-20, § 42, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 47, § 110).
35. La Cour renvoie à sa jurisprudence en matière d’expropriation indirecte (Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000‑VI , et Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000‑VI ; parmi les arrêts plus récents, voir Acciardi et Campagna c. Italie, no 41040/98, 19 mai 2005, Pasculli c. Italie, no 36818/97, 17 mai 2005, Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, 17 mai 2005, Serrao c. Italie, no 67198/01, 13 octobre 2005, La Rosa et Alba c. Italie (no 1), no 58119/00, 11 octobre 2005, et Chirò c. Italie (no 4), no 67196/01, 11 octobre 2005), selon laquelle l’expropriation indirecte méconnaît le principe de légalité au motif qu’elle n’est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et qu’elle permet en général à l’administration de passer outre les règles fixées en matière d’expropriation. En effet, dans tous les cas, l’expropriation indirecte vise à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l’administration, à régler les conséquences pour le particulier et pour l’administration, au bénéfice de celle-ci.
36. La Cour relève qu’en l’espèce le requérant a perdu la disponibilité du terrain à compter de son occupation en 1990 et qu’un ouvrage public a été par la suite construit sur celui-ci. La procédure entamée par le requérant devant les juridictions internes est actuellement pendante, étant donné que l’arrêt de la cour d’appel de L’Aquila n’a pas encore acquis force de chose jugée.
37. A défaut d’un acte formel de transfert de propriété susceptible de déployer ses effets et à défaut d’un jugement national déclarant qu’un tel transfert doit être considéré comme réalisé (Carbonara et Ventura, précité, § 80) et éclaircissant une fois pour toutes les circonstances exactes de celui ‑ ci, la Cour estime que la perte de toute disponibilité du terrain en question, combinée avec l’impossibilité jusqu’ici de remédier à la situation incriminée, a engendré des conséquences assez graves pour que le requérant ait subi une expropriation de fait, incompatible avec son droit au respect de ses biens (Papamichalopoulos et autres c. Grèce, arrêt du 24 juin 1993, série A no 260‑B, § 45) et non conforme au principe de prééminence du droit.
38. En conclusion, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
40. A titre de préjudice matériel, le requérant demande la somme de 5 939,75 EUR.
41. A titre de préjudice moral, il sollicite le versement de 20 000 EUR.
42. Il ne demande pas de remboursement des frais de la procédure.
43. Quant au préjudice matériel, le Gouvernement conteste d’emblée les modalités de calcul du dommage matériel employées dans les arrêts sur la satisfaction équitable Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie (no 31524/96, 30 octobre 2003) et Carbonara et Ventura c. Italie (no 24638/94, 11 décembre 2003).
44. En outre, il fait valoir que le requérant a été intégralement dédommagé et que par conséquent il ne peut plus réclamer de sommes supplémentaires.
45. En tout état de cause, le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas étayé sa demande et que la somme réclamée est excessive.
46. S’agissant du préjudice moral, le Gouvernement fait valoir qu’un tel dommage dépend de la durée excessive de la procédure devant les juridictions nationales. Par conséquent, il soutient que le versement d’une quelconque somme à titre d’indemnisation du dommage moral est subordonné à l’épuisement du remède Pinto.
47. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et le requérant parviennent à un accord.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;
en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et le requérant à lui adresser par écrit, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 novembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président