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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
31.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE DİLEK YILMAZ c. TURQUIE

(Requête no 58030/00)

ARRÊT

STRASBOURG

31 octobre 2006

DÉFINITIF

31/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Dilek Yılmaz c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
G. Bonello,
R. Türmen,
M. Pellonpää,
K. Traja,
S. Pavlovschi, juges,
et de M. T.L. Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 novembre 2005 et 10 octobre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 58030/00) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Dilek Yılmaz (« la requérante »), a saisi la Cour le 25 avril 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représentée par Me F. Karakaş Doğan, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. La requérante alléguait en particulier avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue dans les locaux de la police d'Edirne.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5. Par une décision du 3 novembre 2005, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.

6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

7. La requérante est née en 1974 et réside à Istanbul.

8. Le 7 octobre 1995, la requérante fut arrêtée et placée en garde à vue par des agents de la direction de la sûreté d'Edirne, section de la lutte contre le terrorisme.

9. Le 12 octobre 1995, elle fut placée en détention provisoire à la maison d'arrêt d'Edirne.

10. Le rapport médical établi le même jour par l'institut médico-légal d'Edirne mentionna une zone ecchymotique de 3 cm sur la face intérieure du coude gauche de la requérante. Une incapacité temporaire de travail d'un jour fut ordonnée.

11. Le 23 janvier 1996, la requérante présenta une requête devant la cour de sûreté de l'État d'Istanbul. Elle se plaignit d'avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue et fit état d'un rapport médical.

12. Le 11 mars 1997, la cour de sûreté de l'État condamna la requérante à trois ans et neuf mois d'emprisonnement pour aide et assistance à une organisation illégale, arrêt confirmé le 31 mai 1999 par la Cour de cassation.

13. Le 16 novembre 1998, la requérante déposa une plainte pour mauvais traitements auprès du procureur de la République d'Edirne à l'encontre des policiers en fonction le 30 octobre 1995 à la direction de la sûreté. Lors de sa garde à vue, elle aurait été suspendue par les bras, aurait subi des électrochocs et aurait été arrosée de jets d'eau froide après avoir été dévêtue. Conduite ensuite dans le bureau d'un commissaire du nom de Ahmet, elle aurait été victime d'attouchements. Elle demanda à être examinée en psychiatrie.

14. Le 27 novembre 1998, le procureur de la République interrogea la direction de la sûreté pour savoir si la requérante avait été placée en garde à vue le 30 octobre 1995. La direction de la sûreté répondit par la négative.

15. Le 16 décembre 1998, le procureur de la République demanda au parquet de Bağcılar (Istanbul) d'entendre la requérante sur ses allégations.

16. Entendue par la police le 9 avril 1999, la requérante réitéra ses allégations.

17. Le 30 avril 1999, le procureur de la République demanda à la direction de la sûreté de vérifier si la requérante avait été placée en garde à vue antérieurement au 30 octobre 1995, dans l'affirmative de produire la liste des agents en fonction à l'époque des faits et de rechercher s'il existait un commissaire du nom de Ahmet.

18. Le 7 mai 1999, la direction de la sûreté informa le procureur de la République que la requérante avait été placée en garde à vue du 7 au 12 octobre 1995 et produisit la liste des agents en service pendant cette période. Elle précisa qu'un commissaire du nom de Ahmet était en service pendant la même période et qu'il s'agissait de Ahmet Alkan.

19. Entre le 22 juin 1999 et le 3 janvier 2000, le procureur de la République recueillit les dépositions de douze policiers responsables de la garde à vue de la requérante, à l'exception du commissaire Ahmet Alkan. Les policiers rejetèrent les accusations portées à leur encontre.

20. Le 13 janvier 2000, le procureur de la République rendit une ordonnance de non-lieu. Il releva que la requérante avait été arrêtée le 8 octobre 1995 et mise en détention provisoire le 12 octobre 1995, et que la procédure pénale engagée à son encontre s'était terminée par sa condamnation. Il fit valoir que l'intéressée n'avait à aucun stade de cette procédure soulevé ses allégations de mauvais traitements. Eu égard à l'absence de preuve dans le dossier, il estima qu'il n'y avait pas lieu d'engager des poursuites à l'encontre des policiers incriminés.

21. Le 18 février 2000, le président de la cour d'assises de Kırklareli rejeta le recours formé contre l'ordonnance de non-lieu.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

22. Le droit et la pratique internes pertinents en vigueur à l'époque des faits sont décrits dans les arrêts Batı et autres c. Turquie (nos 33097/96 et 57834/00, 3 juin 2004) et Ayşe Tepe c. Turquie (no 29422/95, 22 juillet 2003).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

23. La requérante soutient avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue. Elle invoque l'article 3 de la Convention ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

24. Le Gouvernement souligne d'abord que la blessure relevée sur le corps de la requérante n'atteint pas le degré de gravité requis par l'article 3. Selon lui, le rapport médical ne permet pas d'établir au-delà de tout doute raisonnable les allégations de l'intéressée, celle-ci n'ayant d'ailleurs entrepris aucune démarche afin de voir d'autres médecins que celui qui a établi le rapport.

25. Le Gouvernement s'interroge également sur le délai d'environ trois ans avant le dépôt de la plainte du 16 novembre 1998. A cet égard, il fait valoir que la requérante, qui avait présenté une requête devant la cour de sûreté de l'État, n'a pas donné d'explications détaillées quant aux traitements dénoncés et/ou produit le rapport médical en question.

26. Il ajoute que le parquet compétent a immédiatement réagi et entamé une enquête concernant les allégations de la requérante et procédé à l'audition des policiers mis en cause.

27. La requérante conteste la thèse du Gouvernement et allègue que l'ordonnance de non-lieu a été rendue au terme d'une enquête incomplète et inefficace. Elle explique que l'ouverture de poursuites pénales concernant les faits dénoncés n'est pas liée à une plainte et que les autorités doivent le faire dès qu'elles sont informées de l'existence de tels traitements. A cet égard, elle fait remarquer que le rapport médical du 12 octobre 1998 était versé au dossier de l'affaire. Elle indique en outre avoir déposé une plainte avant celle du 16 novembre 1998 et fait remarquer qu'elle était détenue pendant la période en question.

28. La Cour rappelle que, lorsqu'une personne est blessée au cours d'une garde à vue, alors qu'elle se trouvait entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines de ces blessures et de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d'autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001, et Ayşe Tepe, précité, § 35).

29. En l'espèce, la requérante a été examinée par un médecin membre de l'institut médicolégal d'Edirne à la fin de sa garde à vue qui a duré environ cinq jours. Le rapport établi le 12 octobre 1995 mentionne une zone ecchymotique de 3 cm sur la face intérieure du coude gauche de l'intéressée. Une incapacité temporaire de travail d'un jour a été ordonnée. Il n'est pas établi que la trace observée sur le corps de la requérante puisse remonter à une période antérieure à son arrestation, vu notamment l'absence d'examen médical effectué au début de la garde à vue.

30. La Cour souligne qu'un État est responsable de toute personne en détention, car cette dernière, aux mains des fonctionnaires de police, est en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de la protéger. Une application stricte, dès le tout début de la privation de liberté, des garanties fondamentales, telles que le droit de demander un examen par un médecin de son choix en sus de tout examen par un médecin appelé par les autorités de police, ainsi que l'accès à un avocat et à un membre de la famille, renforcées par une prompte intervention judiciaire, peut effectivement conduire à la détection et la prévention de mauvais traitements qui risquent d'être infligés aux personnes détenues (voir Ayşe Tepe, précité, § 38).

31. La Cour note que l'enquête pénale instruite par le parquet d'Edirne n'a pas apporté d'explication sur l'origine de la blessure constatée sur le corps de la requérante, laquelle a été détenue pendant environ cinq jours. Rappelant l'obligation pour les autorités de rendre compte des individus placés sous leur contrôle, elle souligne qu'une décision de non-lieu concernant les policiers mis en cause ne dégage pas l'État défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention (voir, mutatis mutandis, Berktay, précité, § 168).

32. Quant à l'argument du Gouvernement selon lequel la plainte a été déposée près de trois ans après les faits dénoncés, la Cour note que la requérante a présenté une requête devant la cour de sûreté de l'État d'Istanbul le 23 janvier 1996, dans laquelle elle se plaignait d'avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue et faisait état d'un rapport médical. Dès lors, l'intéressée, qui du reste avait été placée en détention provisoire au terme de sa garde à vue, ne saurait se voir reprocher d'avoir attendu l'issue de cette procédure et espéré que les autorités réagissent en déclenchant une enquête ex officio. Par ailleurs, la plainte déposée le 16 novembre 1998 devant le procureur de la République d'Edirne a été accueillie et examinée, et ne s'est pas heurtée à une forclusion.

33. Vu l'ensemble des éléments soumis à son appréciation et l'absence d'une explication plausible de la part du Gouvernement, la Cour estime que l'État défendeur porte la responsabilité de la blessure constatée sur le corps de la requérante.

34. Partant, celle-ci a subi un traitement inhumain et dégradant, en violation de l'article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

35. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, la requérante se plaint de ne pas avoir disposé d'un recours effectif pour faire valoir ses allégations de mauvais traitements.

La Cour estime opportun d'examiner ce grief sous l'angle de l'article 13 ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

36. D'après le Gouvernement, la requérante ne peut prétendre s'être vue refuser l'accès à un tribunal dans la mesure où une enquête pénale a été menée et qu'elle a été en mesure de contester l'ordonnance de non-lieu devant une juridiction indépendante et impartiale. Il allègue aussi l'absence d'un grief défendable.

37. Sur la base des preuves produites devant elle, la Cour a jugé l'État défendeur responsable au regard de l'article 3 (paragraphe 34 ci-dessus). Le grief énoncé par la requérante est dès lors « défendable » aux fins de l'article 13. Les autorités avaient donc l'obligation d'ouvrir et de mener une enquête effective répondant aux exigences de cette disposition (Batı et autres, précité, §§ 133137).

38. Dans la présente affaire, la requérante a déposé une plainte à l'encontre des policiers responsables de sa garde à vue pour mauvais traitement. Une enquête a été diligentée par le parquet d'Edirne, mais a abouti à une ordonnance de non-lieu, confirmée par un arrêt de la cour d'assises. Dans le cadre des investigations, les déclarations de la requérante et de douze policiers ont été recueillies. Toutefois, cette enquête n'a apporté aucune explication quant à l'origine de la blessure constatée sur le corps de la requérante et n'a pas permis d'en identifier et incriminer les responsables. A cet égard, le procureur de la République n'a pas jugé utile d'entendre le commissaire Ahmet Alkan, lequel avait été nommément désigné par la requérante, et ne semble pas avoir attaché de l'importance aux déclarations de cette dernière en ce sens. Le parquet n'a pas non plus cherché à recueillir la déposition du médecin ayant établi le rapport médical de fin de garde à vue.

39. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l'article 13 de la Convention a été violé.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

40. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

41. La requérante allègue avoir subi un préjudice matériel qu'elle évalue à 5 320 euros (EUR) du fait de la perte de revenus subie pendant l'arrêt de travail prescrit dans le rapport médical. Elle se réfère pour cela au salaire brut minimum.

42. Elle réclame en outre la réparation d'un dommage moral qu'elle évalue à 18 000 EUR.

43. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

44. La Cour relève que le dommage matériel allégué n'est pas étayé. Il n'y a donc pas lieu d'accorder une indemnité à ce titre.


En revanche, elle estime, en équité, qu'il y a lieu de lui octroyer 4 000 EUR pour le préjudice moral subi.

B. Frais et dépens

45. La requérante demande 5 800 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. A titre de justificatif, elle fournit le barème d'honoraires du barreau d'Istanbul.

46. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

47. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour, statuant en équité, accorde 1 500 EUR à la requérante, moins les 701 EUR versés par le Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire.

C. Intérêts moratoires

48. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;

3. Dit

a) que l'État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 4 000 EUR (quatre mille euros) pour dommage moral et 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, moins les 701 EUR (sept cent un euros) versés par le Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

T.L. Early Nicolas Bratza
Greffier Président