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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
31.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE KAHRAMAN c. TURQUIE

(Requête no 60366/00)

ARRÊT

STRASBOURG

31 octobre 2006

DÉFINITIF

31/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Kahraman c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
R. Türmen,
M. Pellonpää,
K. Traja,
Mme L. Mijović,
M. J. Šikuta, juges,

et de M. T.L. Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 novembre 2005 et 10 octobre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 60366/00) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Nazan Kahraman (« la requérante »), a saisi la Cour le 6 juillet 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représentée par Me A. Erdoğan, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. La requérante alléguait en particulier la violation des articles 6 et 10 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5. Par une décision du 3 novembre 2005 la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

6. La requérante a déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Le Gouvernement a fait parvenir une copie du dossier de l'enquête menée au sujet de la requérante.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

7. La requérante est née en 1974 et réside à Ankara.

8. En 1992, la requérante entama une carrière d'infirmière avec le statut de fonctionnaire d'État. En 1993, elle fut mutée à l'hôpital militaire de Gülhane (Gülhane Askeri Tıp Akademisi) avec le statut de fonctionnaire travaillant pour l'armée.

9. Le 14 avril 1999, le Haut conseil de discipline du ministère de la Défense nationale décida de révoquer la requérante pour avoir troublé l'ordre de son établissement en menant des activités idéologiques et politiques en tant que sympathisante d'une organisation illégale. La partie pertinente de la décision se lit comme suit :

« Il ressort du contenu du dossier, des dépositions des témoins et des déclarations de Nazan Kahraman que (...) celle-ci a troublé l'ordre en menant les activités suivantes : elle fait partie d'un groupe de sympathisantes d'extrême-gauche formé par, entre autres, [trois] autres infirmières de l'armée, à savoir (...), elle essaye de nouer des relations avec des infirmières du service nouvellement nommées qu'elle trouve proches d'elle, il est établi, à travers les conversations qu'elle a eues avec les infirmières du service, qu'elle a adopté l'idéologie d'extrême-gauche, elle adopte une attitude conflictuelle permanente avec le personnel ne faisant pas partie de son groupe, elle participe aux activités de l'association Hacı Bektaş-i Vel[1]i, dont sa collègue Gülay Güner est membre, sous prétexte de prendre des cours de saz[2], elle fait des suggestions idéologiques à ses collègues lors de leurs discussions chez elle à Etlik, elle a participé, avec son groupe, à la manifestation organisée à l'occasion des événements de Sivas[3] du 2 juillet, elle veut attirer les infirmières du service vers une plate-forme politique en utilisant les diverses activités sociales, elle fait des suggestions et des recommandations afin de les encourager à voter pour le HADEP[4] et à participer aux manifestations organisées sous prétexte de droits de l'homme, elle a formé un groupe avec des collègues qui défendent des idées similaires (...) »

10. Le 18 juin 1999, la requérante introduisit un recours en annulation de cette décision devant la Haute Cour administrative militaire (« la Haute Cour »), obligatoirement compétente en la matière. Elle contesta les charges pesant contre elle, affirma qu'elle n'était pas membre de l'association Hacı Bektaş-ı Veli (elle avait soumis une attestation) et nia avoir mené des activités illégales en faveur d'une organisation illégale. Elle soutint que les charges n'étaient étayées par aucune preuve concrète. Elle ajouta que le droit de travailler dans le service public était son droit fondamental et qu'en exerçant sa profession de manière régulière et consciencieuse, elle n'avait en aucun cas eu une attitude nécessitant sa révocation arbitraire.

11. Dans ses mémoires en réponse déposés le 2 août 1999, le ministère de la Défense soutint que la révocation de l'intéressée était fondée sur une enquête minutieuse et que les documents y afférents avaient été soumis à la cour sous pli séparé, conformément à l'article 52 de la loi no 1602 relative à la Haute Cour. La révocation avait été imposée à la requérante non en raison de l'exercice, comme tel, de sa profession mais parce qu'elle avait troublé l'ordre de son établissement en menant des activités idéologiques et politiques. Par ailleurs, il fut rappelé que, bien que constituant un droit fondamental, le droit de travailler dans le service public devait être assorti d'obligations, impliquant des sanctions en cas d'exercice abusif, dont l'une était la révocation.

12. Le 6 septembre 1999, la requérante déposa un nouveau mémoire. Elle demanda d'abord le dessaisissement de la Haute Cour au profit d'un tribunal administratif ordinaire par exception préliminaire, faisant valoir son statut non militaire et contestant l'indépendance et l'impartialité de cette cour. Elle avança ensuite qu'elle n'avait pas adopté une attitude nuisible à l'ordre public et que ce fait était accepté par son établissement. Elle soutint également qu'elle a été punie pour ses opinions et se prévalut de la protection des libertés garanties par la Convention. Elle fit savoir que le droit de la défense ne lui avait pas été reconnu lors de l'enquête. Elle invoqua les articles 6, 7, 9, 10 et 14 de la Convention.

13. Le 13 septembre 1999, la requérante déposa une demande auprès du ministère de la Défense en vue de sa réintégration, en vertu des dispositions de la loi no 4455 du 28 août 1999 relative à l'amnistie des sanctions disciplinaires des fonctionnaires. Le 25 octobre 1999, la présidence de l'état-major débouta la requérante de sa demande au motif que la loi ne lui était pas applicable.

14. Dans sa réponse du 17 septembre 1999 aux mémoires de la requérante, le ministère de la Défense contesta la thèse selon laquelle la révocation était étrangère à l'exécution de la profession et qu'elle intervenait en raison des opinions imputées à l'intéressée. Il soutint que la révocation prenait sa source dans des actions positives exécutées par la requérante en raison de ces opinions. Il ajouta que le fait incriminé entrait dans le domaine de compétence de l'administration militaire et qu'il n'y pas avait lieu d'invoquer un argument tiré du statut civil de la requérante.

15. Le 12 octobre 1999, sur la demande du procureur en chef près la Haute Cour, conformément à l'article 79 de loi no 1602, celle-ci demanda au Ministère de la défense de lui faire parvenir le dossier personnel de la requérante. Le 26 octobre 1999, le commandement de l'état-major communiqua le dossier en question sur la demande du ministère du 18 octobre 1999.

16. Le 8 février 2000, à la majorité, la Haute Cour débouta la requérante de sa demande d'annulation de la décision de révocation. Dans son arrêt, elle considéra que l'exception préliminaire de conflit de compétence positive devait être soulevée dans la requête introductive d'instance ou dans les premiers mémoires et non plus tard, comme l'intéressée l'avait fait dans son mémoire déposé le 6 septembre 1999. En outre, elle considéra que, nonobstant le passé professionnel réussi de la requérante, il ressortait des témoignages et des documents soumis dans une enveloppe tamponnée « secret » ainsi que des documents qu'elle avait demandés que celle-ci avait mené des activités politiques et idéologiques dans l'exercice de ses fonctions et qu'elle faisait partie d'un groupement d'extrême-gauche. Dès lors, la décision de révocation était conforme à la loi. Dans leurs opinions dissidentes, les deux juges minoritaires soulignèrent l'absence de preuve à même d'étayer les charges portées contre l'intéressée et son passé professionnel.

17. Le 10 mai 2006, le Gouvernement a fait parvenir à la Cour le dossier de l'enquête menée au sujet de la requérante. Le dossier contient des documents, tels « l'avis du commandant », « le rapport des faits » et six « procès-verbaux des dépositions ». Selon « le rapport des faits », il a été décidé de mener une enquête à la suite de l'arrestation d'une infirmière [dont le nom est effacé] travaillant dans le même service que la requérante, pendant l'opération menée contre le PKK à Alanya (Antalya). En particulier, six infirmières [dont les noms sont effacés] entendues dans le cadre de l'enquête déclarèrent : la requérante est alevi et gauchiste ; elle propage cette idéologie parmi les jeunes infirmières ; ses convictions religieuses sont faibles car elle a des idées critiques concernant la notion de Dieu (Allah) ; elle lit les livres classiques et ceux d'Aziz Nesin[5] ; elle participe aux activités de l'association Hacı Bektaş-i Veli et y prend des cours de saz ; elle participe aux manifestations du 2 mai à l'occasion de la commémoration des événements de Sivas. La requérante nia les faits reprochés. Elle affirma qu'elle n'était pas alevi ni gauchiste, elle n'aimait pas lire et n'avait pas été membre de l'association en question, ceci selon « le procès-verbal de la déposition » de l'intéressée. Il est également indiqué dans un document que le dossier personnel de la requérante ne faisait état d'aucune peine.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

18. L'article 52 de la loi no 1602 relative à la Haute Cour administrative militaire dispose que cette juridiction peut demander que les documents concernant l'affaire pendante devant elle lui soient transmis. Les alinéas 3 et 4 de l'article sont rédigés comme suit :

« Toutefois, le premier ministre, le chef de l'état-major ou le ministre concerné peut refuser de transmettre les informations et documents demandés si ceux-ci concernent la sécurité et les intérêts supérieurs de la République de Turquie ou concernent la sécurité et les intérêts supérieurs de la République de Turquie et les États étrangers, à condition de faire connaître les motifs.

Cependant, aucun document demandé par la chambre ou le conseil concernés ou les procureurs, ou aucun document envoyé par l'administration et la réponse fournie par le juge pour lequel la récusation est demandée ne peut faire l'objet d'un examen par les parties ou leur avocat. »

Le deuxième paragraphe de l'article 79 de cette loi, intitulé « fonctions des procureurs », est rédigé comme suit :

« Les procureurs peuvent demander toutes les informations ainsi que les dossiers [ayant constitué le fondement] de l'acte aux institutions concernées par l'intermédiaire du Président [du tribunal]. »

19. L'article 125/E a) de la loi no 657 sur les fonctionnaires d'État et l'article 13/5 a) du règlement du 4 avril 1983 sur les conseils et supérieurs disciplinaires concernant les fonctionnaires travaillant dans les forces armées turques (Türk Silahlı Kuvvetlerinde Görevli Devlet Memurları Disiplin Kurulları ve Disiplin Amirleri Yönetmeliği) énumèrent, entre autres, comme cause de la révocation définitive des fonctionnaires d'État :

« Troubler la tranquillité (huzur), la sérénité (sükûn) et l'ordre du lieu de travail à des fins idéologiques et politiques ; participer aux boycotts, occupations, empêchements (engelleme), ralentissements du travail et aux grèves ou s'absenter en masse à de telles fins ; provoquer ou aider de telles actions ou contribuer à de telles actions ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

20. La requérante soutient que le défaut de communication des pièces du dossier qui ont constitué le fondement de la décision de la Haute Cour administrative militaire a rompu l'équilibre entre les parties. Selon elle, le principe de l'égalité des armes a été enfreint. Elle y voit une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. (...) »

21. Le Gouvernement ne se prononce pas.

1. Principes pertinents

22. Tout procès civil et pénal, y compris ses aspects procéduraux, doit revêtir un caractère contradictoire et garantir l'égalité des armes entre les parties : c'est là un des aspects fondamentaux du droit à un procès équitable.

Le droit à un procès contradictoire implique, pour les parties, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l'autre partie et de pouvoir en discuter (voir, parmi d'autres, en ce concerne la procédure civile : Vermeulen c. Belgique, arrêt du 20 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996I, p. 234, § 33, Lobo Machado c. Portugal, arrêt du 20 février 1996, Recueil 1996I, p. 206, § 31, Nideröst-Huber c. Suisse, arrêt du 18 février 1997, Recueil 1997I, p. 107108, § 23, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 74, CEDH 2001VI, Yvon c. France, no 44962/98, § 38, CEDH 2003V, et Prikyan et Angelova c. Bulgarie, no 44624/98, § 40, 16 février 2006 ; en ce qui concerne la procédure pénale : Brandstetter c. Autriche, arrêt du 28 août 1991, série A no 211, pp. 2728, §§ 6667, Fitt c. Royaume-Uni [GC], no 29777/96, § 46, CEDH 2000II, et Jasper c. Royaume-Uni [GC], no 27052/95, § 53, 16 février 2000).

Ce principe vaut pour les observations et pièces présentées par les parties, mais aussi par un magistrat indépendant tel que le commissaire du Gouvernement (Kress, précité, et APBP c. France, no 38436/97, 21 mars 2002), par une administration (Krčmář et autres c. République tchèque, no 35376/97, § 44, 3 mars 2000) ou par la juridiction auteur du jugement entrepris (Nideröst-Huber, précité).

23. Il importe également de souligner que l'article 6 § 1 de la Convention visant avant tout à préserver les intérêts des parties et ceux d'une bonne administration de la justice (voir, mutatis mutandis, Acquaviva c. France, arrêt du 21 novembre 1995, série A no 333-A, p. 17, § 66), celles-ci doivent avoir la possibilité d'indiquer si elles estiment qu'un document appelle des commentaires de leur part. Il y va notamment de la confiance des justiciables dans le fonctionnement de la justice : elle se fonde, entre autres, sur l'assurance d'avoir pu s'exprimer sur toute pièce au dossier (voir Nideröst-Huber, précité, §§ 27 et 29, et F.R. c. Suisse, no 37292/97, §§ 37 et 39, 28 juin 2001)

24. Par ailleurs, le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu'il rejette un pourvoi ou tranche un litige sur la base d'un motif retenu d'office (Skondrianos c. Grèce, nos 63000/00, 74291/01 et 74292/01, §§ 2930, 18 décembre 2003, et Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01, 65406/01, 65405/01 et 65407/01, § 38, 13 octobre 2005).

2. Application de ces principes

25. En l'espèce, à la suite d'une enquête disciplinaire, la requérante a été révoquée de ses fonctions d'infirmière civile travaillant dans un hôpital militaire. Le recours en annulation introduit par l'intéressée a été rejeté par la Haute Cour administrative militaire.

26. En effet, le 2 août 1999, lors du dépôt de ses mémoires en réponse, le ministère de la Défense a transmis le dossier de l'enquête administrative à la Haute Cour sous pli séparé, conformément à l'article 52 de la loi no 1602. Par ailleurs, le 26 octobre 1999, le dossier personnel de la requérante a été transmis à la Haute Cour à la demande du président, qui faisait suivre la demande du procureur en chef près la Haute Cour conformément à l'article 79 de loi no 1602. Il ressort de l'arrêt de cette dernière que la demande de la requérante a été refusée sur le fondement des informations et documents soumis par le ministère de la Défense dans une enveloppe portant la mention « secret » et des dépositions obtenues dans le cadre de l'enquête administrative (paragraphe 16 ci-dessus).

27. La requérante a vainement contesté le non-respect du droit de la défense lors de l'enquête (paragraphe 12 ci-dessus).

28. La Cour rappelle avoir dit que, dans le cadre d'une procédure pénale, le droit à une divulgation des preuves pertinentes n'est pas absolu. Dans une procédure pénale donnée, il peut y avoir des intérêts concurrents – tels que la sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes d'enquête – qui doivent être mis en balance avec les droits de l'accusé. Dans certains cas, il peut être nécessaire de ne pas divulguer certaines preuves à la défense, de façon à préserver les droits fondamentaux d'un autre individu ou à sauvegarder un intérêt public important. Toutefois, seules sont légitimes au regard de l'article 6 § 1 les mesures restreignant les droits de la défense qui sont absolument nécessaires (Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, arrêt du 23 avril 1997, Recueil 1997-III, p. 712, § 58). De surcroît, si l'on veut garantir un procès équitable à l'accusé, toutes difficultés causées à la défense par une limitation de ses droits doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (Doorson c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1996, Recueil 1996-II, p. 471, § 72, Van Mechelen et autres, précité, § 54, Fitt, précité, § 45 et Jasper, précité, § 53). Aux yeux de la Cour, de tels principes doivent s'appliquer au cas d'espèce, au vu notamment de l'enjeu de l'affaire – révocation fondée sur des charges disciplinaires lourdes – pour la requérante (voir, mutatis mutandis, Fitt, précité, §§ 47-49).

29. Il est à noter que le Gouvernement n'a présenté aucun argument pouvant justifier la non-divulgation du dossier d'enquête lors de la procédure administrative concernant la révocation de la requérante. Au demeurant, ce dossier ne contient aucun élément pouvant justifier une telle pratique par des exigences liées à la sécurité nationale ou à la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes d'enquête. De l'autre côté, il semble que cette pratique n'était pas assortie de garanties aptes à protéger les intérêts de la requérante pour satisfaire aux exigences du contradictoire et de l'égalité des armes (voir, mutatis mutandis, Fitt, précité, § 46 et Jasper, précité, § 53). En effet, la décision litigieuse a été prise sur la seule base du dossier d'enquête, qui avait été classé « secret » (paragraphe 16 ci-dessus).

30. Il est hors de doute que les documents et informations transmis par le ministère de la Défense avaient une importance capitale sur l'issue du litige. Mais, compte tenu de ce qu'était l'enjeu pour l'intéressée dans la procédure et de la nature des documents et informations du dossier d'enquête, l'impossibilité pour la requérante de répondre à ceux-ci avant que la Haute Cour ne rendît sa décision a méconnu son droit à un procès équitable (J.J. c. Pays-Bas, arrêt du 27 mars 1998, Recueil 1998II, § 43).

31. Par conséquent, le respect du caractère contradictoire et la garantie de l'égalité des armes entre les parties, l'un des aspects fondamentaux du droit à un procès équitable au regard de l'article 6 § 1 de la Convention, exigeaient que la requérante eut la faculté de soumettre ses commentaires sur les informations présentées par le ministère de la Défense. Or, cette possibilité ne lui a pas été donnée en raison du refus de divulguer le dossier, conformément à l'article 52 de la loi no 1602.

32. La Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

33. La requérante se plaint que sa révocation constitue une violation de l'article 10 de la Convention, dans la mesure où celle-ci était fondée sur ses convictions personnelles et politiques, ainsi que sur sa participation à certaines activités légales.

34. Le Gouvernement expose qu'en choisissant un établissement militaire, la requérante a accepté dès le début de se soumettre aux règles régissant une telle structure. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour en la matière, il soutient qu'en raison de son statut de fonctionnaire, l'intéressée est liée à l'État par un lien spécial de confiance et de loyauté. Elle aurait rompu ce lien en menant les activités en question, au sein et en dehors de l'établissement. Le Gouvernement met l'accent sur les conditions particulières du cas d'espèce et souligne que les autorités devaient être vigilantes concernant les activités de la requérante, laquelle était en étroite relation avec les membres de la plus haute hiérarchie militaire et avait accès à leurs dossiers médicaux confidentiels. Par ailleurs, à la différence du requérant dans l'affaire Grigoriades c. Grèce (arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997VII), la requérante n'a pas subi de sanction pénale.

35. La requérante prétend qu'elle a été punie pour ses prétendues convictions et participations à certaines activités culturelles et sociales légales. Elle expose que les faits reprochés, tels que participation ou aide aux activités d'organisations illégales, comme le PKK, ou sympathie envers cette organisation, constituent un crime grave selon le code pénal, alors qu'aucune poursuite n'a été engagée à son encontre. Elle souligne qu'elle a travaillé dans cet hôpital militaire pendant près de dix ans en respectant les règles déontologiques et qu'elle n'a eu aucun comportement susceptible de « perturber la confiance des supérieurs » et « incompatible avec le devoir de loyauté ». Selon elle, le dossier d'enquête administrative qui ne lui a pas été communiqué pendant la procédure en droit interne et sur lequel la Haute Cour a fondé sa décision ne contient que des accusations infondées.

36. La Cour estime que la question juridique principale posée par la présente requête consiste à savoir si la demande d'annulation de la décision de révocation a été refusée à l'issue d'un procès équitable au sens de l'article 6 de la Convention. Eu égard au constat de violation de cette disposition auquel elle est parvenue plus haut (paragraphe 32 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner ce grief séparément (voir, mutatis mutandis, Sadak et autres c. Turquie, nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, § 73, CEDH 2001VIII).

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

37. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

38. La requérante allègue avoir subi un préjudice matériel qu'elle évalue à 50 688 euros (EUR). Ce montant correspondrait à sa perte de salaire pour la période du 14 mai au 10 novembre 1999, pendant laquelle elle était sans emploi, et à la différence de salaire pour la période suivante. Elle réclame en outre la réparation d'un dommage moral qu'elle évalue également à 30 000 EUR.

39. Le Gouvernement s'oppose à ces demandes.

40. La Cour relève que la seule base à retenir pour l'octroi d'une satisfaction équitable réside en l'espèce dans le fait que la requérante n'a pu jouir des garanties de l'article 6 § 1. Elle ne saurait certes spéculer sur ce qu'eût été l'issue du procès dans le cas contraire. En revanche, elle considère que la requérante a subi un certain préjudice moral, auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Statuant en équité comme le veut l'article 41, la Cour alloue 6 500 EUR à la requérante à ce titre.

B. Frais et dépens

41. Au titre des frais et dépens afférents à sa représentation, la requérante réclame au total 7 600 EUR. Elle fournit la convention des honoraires signée avec son représentant, prévoyant 5 000 EUR en cas du succès.

42. Le Gouvernement s'oppose à cette demande.

43. Statuant sur la base des éléments en sa possession, la Cour alloue à l'intéressée 4 000 EUR, tous frais confondus, moins les 715 EUR perçus au titre de l'assistance judiciaire accordée par le Conseil de l'Europe.

C. Intérêts moratoires

44. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

2. Dit qu'il ne s'impose pas d'examiner le grief tiré de l'article 10 de la Convention ;

3. Dit

a) que l'État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros) pour dommage moral ;

ii. 4 000 EUR (quatre mille euros) pour frais et dépens, moins les 715 EUR (sept cent quinze euros) perçus au titre de l'assistance judiciaire accordée par le Conseil de l'Europe ;

iii. plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

b) qu'à compter de l'expiration de ce délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

T.L. Early Nicolas Bratza
Greffier Président


[1]. Une association légale qui mène des activités essentiellement culturelles et sociales pour présenter et sauvegarder la culture Alevi-Bektaşi (branche tolérante de l’islam).

[2]. Instrument de musique traditionnel turc.

[3]. Ville en Turquie. Le 2 juillet 1993, un incendie criminel se produisit lors des festivités de Pir Sultan Abdal, chef spirituel des alevis au XVIe siècle, et provoqua le décès de trente-sept personnes, dont des intellectuels et des musiciens ayant participé aux festivités.

[4]. HADEP : parti de la démocratie du peuple (un parti politique légal).

[5]. Ecrivain turc, auteur notamment d’une trentaine de livres satiriques. Ses ouvrages furent traduits dans une trentaine de langues. Il est connu, entre autres, pour ses critiques à l’égard de la société turque et de la religion.