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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
31.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE TÜZEL c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 71459/01)

ARRÊT

STRASBOURG

31 octobre 2006

DÉFINITIF

31/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Tüzel c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J. Casadevall, président,
G. Bonello,
R. Türmen,
M. Pellonpää,
K. Traja,
S. Pavlovschi,
Mme L. Mijović, juges,

et de M. T.L. Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 octobre 2005 et 10 octobre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 71459/01) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Abdullah Levent Tüzel (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 mai 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me K.T. Sürek, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte à ses droits garantis par les articles 10 et 13 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5. Par une décision du 4 octobre 2005, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.

6. Ni le requérant ni le Gouvernement n’ont déposé d’observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. Le requérant est né en 1961 et réside à Istanbul. Il est le président du parti travailliste EMEP.

8. Le 24 avril 2001, le président du bureau du EMEP à Diyarbakır demanda à la préfecture de cette ville l’autorisation de diffuser une affiche élaborée par le comité central du parti, intitulée « İMF’siz Türkiye için emek programıyla 1 Mayıs’a » (« Au 1er mai avec le programme de la main-d’œuvre pour une Turquie sans FMI »).

Le 25 avril 2001, la direction de la sûreté de Diyarbakır demanda à la préfecture de ne pas délivrer l’autorisation demandée. Elle indiqua que la diffusion de l’affiche en question dans la région était susceptible de porter atteinte à l’ordre et à la sûreté publics étant donné son contenu provocateur et de répandre la violence.

Le 27 avril 2001, la direction de la sûreté informa le bureau local du parti de la décision de la préfecture du 26 avril 2001 d’interdire l’apposition de l’affiche en question.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

9. Le droit et la pratique internes pertinents en vigueur à l’époque des faits sont décrits dans l’arrêt Çetin et autres c. Turquie (nos 40153/98 et 40160/98, §§ 24-32, CEDH 2003III (extraits)).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

10. Le requérant allègue que l’interdiction d’apposer et de diffuser des affiches de son parti dans la région soumise à l’état d’urgence constitue une violation des articles 10 et 11 de la Convention.

La Cour estime opportun d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 10 ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »

11. Le Gouvernement allègue que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression est justifiée au regard du deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention. Il explique que l’interdiction litigieuse doit être appréciée eu égard aux activités terroristes menées dans la région en question à l’époque des faits. Selon lui, l’affiche en cause était susceptible de troubler l’ordre public. Il rappelle à cet égard les événements graves survenus lors de la célébration du 1er mai les années précédentes, lesquels se sont soldés par la mort de dizaines de personnes. Le refus d’autoriser ces affiches était nécessaire pour prévenir les infractions éventuelles. Enfin, le Gouvernement se prévaut de la marge d’appréciation dont il dispose quant aux mesures à adopter, laquelle est plus grande lorsque les autorités sont confrontées à un danger affectant l’ordre et la sûreté publics.

12. Le requérant conteste ces arguments.

13. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’interdiction litigieuse constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 § 1. Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, au sens de l’article 10 § 2 (voir Çetin et autres, précité). La Cour souscrit à cette appréciation. En l’occurrence, le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

14. La Cour a déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et constaté la violation des articles 10 ou 11 de la Convention (voir, notamment, Çetin et autres, précité ; Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98, 43609/98 et 44291/98, 12 juillet 2005, et Yeşilgöz c. Turquie, no 45454/99, 20 septembre 2005).

15. Elle note que les articles 11 e) de la loi no 2935 sur l’état d’urgence et 1 a) du décret-loi no 430 donnent au préfet la compétence pour interdire la circulation et la distribution de tout écrit, lorsqu’il est considéré comme susceptible de perturber gravement l’ordre public de la région ou d’exciter les esprits dans la population locale, ou de gêner les forces de l’ordre dans l’accomplissement de leur mission en donnant une interprétation fausse des activités menées dans la région. Rédigées en termes très larges, ces dispositions confèrent au préfet de la région soumise à l’état d’urgence de vastes prérogatives en matière d’interdiction administrative de la distribution et de l’introduction de publications.

16. De telles restrictions préalables ne sont pas, a priori, incompatibles avec la Convention. Pour autant, elles doivent s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et à l’efficacité du contrôle juridictionnel contre les éventuels abus. Or, la Cour observe que tant les dispositions qui confèrent ces compétences au préfet de la région soumise à l’état d’urgence que l’application de cette réglementation échappent à un contrôle juridictionnel strict et efficace. L’absence d’un tel contrôle en matière d’interdiction administrative de publications prive le requérant des garanties suffisantes pour éviter d’éventuels abus (Çetin et autres, précité, §§ 61 et 66). La Cour reviendra sur cette question dans son analyse du grief du requérant tiré de l’article 13 de la Convention (voir paragraphes 22 et 23 ci-dessous).

17. La Cour tient compte des circonstances entourant le cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme. Pour elle, la tension politique régnant à l’époque des faits dans la région en question en raison des actes de terrorisme pèse d’un certain poids. Toutefois, il convient de relever que la décision d’interdiction n’est pas motivée (Çetin et autres, précité, § 63). De plus, rien n’indiquait que l’affiche en question était susceptible de propager des idées de violences et de rejet de la démocratie, ou avait un impact potentiel néfaste qui justifiait son interdiction (voir, mutatis mutandis, Güneri et autres, précité, § 79).

18. A la lumière des considérations ci-dessus, la Cour conclut que l’interdiction litigieuse ne peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique ».

19. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

20. Le requérant se plaint de la méconnaissance de son droit d’accès à un tribunal dans la mesure où la décision d’interdiction n’a pas été prise par un organe juridique. Il y voit une violation de l’article 6 de la Convention.

La Cour estime opportun d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 13 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

21. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (voir, parmi d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI). La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (voir, par exemple, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 97, CEDH 2000-VII).

22. La Cour l’a déjà dit (paragraphe 16 ci-dessus), l’application de la réglementation qui confère ses compétences au préfet de la région soumise à l’état d’urgence échappe à un contrôle juridictionnel strict et efficace.

23. Partant, elle estime que l’article 13 de la Convention a été violé en raison de l’absence d’un recours en droit interne pour contester la mesure prise par le préfet de la région soumise à l’état d’urgence.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

24. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

25. Le requérant allègue avoir subi un préjudice moral qu’il évalue à 5 000 euros (EUR).

26. Le Gouvernement conteste cette prétention.

27. La Cour estime que l’intéressé peut passer pour avoir éprouvé un certain désarroi de par les circonstances de l’espèce. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui alloue 1 500 EUR à titre de réparation du dommage moral.

B. Frais et dépens

28. Le requérant demande 3 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. Il ne fournit aucun justificatif.

29. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

30. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

31. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens ;

iii. plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 octobre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

T.L. Early J. Casadevall
Greffier Président