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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
24.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MAÇİN c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 38282/02)

ARRÊT

STRASBOURG

24 octobre 2006

DÉFINITIF

24/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Maçin c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 octobre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38282/02) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Emrullah Maçin (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 septembre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Mes M. Beştaş et M. Beştaş, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Le 14 septembre 2005, la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

EN FAIT

4. Le requérant est né en 1974 et réside à Diyarbakır.

5. Le 29 septembre 1998, le requérant fut arrêté et placé en garde à vue pour appartenance au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

6. Le 5 octobre 1998, le requérant fut déféré devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır, lequel ordonna son placement en détention provisoire.

7. Le 9 octobre 1998, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État inculpa le requérant ainsi que neuf autres personnes du chef d’appartenance, aide et assistance au PKK, et requit sa condamnation en vertu de l’article 125 du code pénal.

8. Du 12 octobre 1998 au 3 juin 1999, la cour de sûreté de l’État tint cinq audiences en une chambre composée de trois juges, parmi lesquels un magistrat militaire. Au cours de ces audiences, elle entendit notamment les accusés et leurs avocats en leur défense, convoqua un témoin à l’audience et demanda le versement d’un dossier de poursuites ouvert dans le cadre d’une autre procédure.

9. Du 1er juillet 1999 au 20 novembre 2001, la cour de sûreté de l’État tint dix-sept audiences en siégeant en une chambre composée de trois juges civils. Durant cette période, elle entendit un témoin et le requérant en sa défense, lequel reconnut appartenir à l’organisation incriminée mais nia toute implication dans les activités armées de cette dernière. La cour réitéra ses demandes afférentes au versement d’un dossier, et entendit les avocats des accusés et le procureur de la République dans ses réquisitions sur le fond.

10. Le 16 octobre 2001, la cour de sûreté de l’État prononça la disjonction de l’affaire du requérant de celle de ses coaccusés.

11. Le 20 novembre 2001, la cour de sûreté de l’État reconnut le requérant coupable d’avoir participé à des activités tendant à soustraire une partie du territoire étatique à l’administration de l’État et le condamna, en conséquence, à la peine de mort. Cette peine fut commuée en une peine de réclusion criminelle à perpétuité.

12. Sur ce, le requérant se pourvut en cassation.

13. Le 27 mai 2002, statuant à la lumière de l’avis du procureur général qui ne fut pas communiqué au requérant, la Cour de cassation confirma la décision de première instance.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

14. Le requérant allègue que la cour de sûreté de l’État qui l’a jugé et condamné ne constituait pas un tribunal indépendant et impartial qui eut pu lui garantir un procès équitable en raison, d’une part, de la présence d’un magistrat militaire pendant une partie de la procédure et, d’autre part, de la dépendance des magistrats civils à l’égard du Conseil supérieur de la magistrature (Hakimler ve Savcilar Yüksek Kurulu).

Le requérant soutient également avoir été soumis à des règles de procédure concernant les droits de la défense moins favorables que celles du droit commun et avoir ainsi connu une restriction de ces derniers. Il se plaint en outre de la participation du procureur de la République aux délibérations de la cour de sûreté de l’État. Il allègue par ailleurs l’absence de communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation.

Enfin, le requérant estime que la durée de la procédure n’a pas satisfait aux exigences du délai raisonnable.

15. Le requérant invoque l’article 6 de la Convention, qui en ses parties pertinentes, se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

16. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

17. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter, pour non-épuisement des voies de recours internes, les griefs du requérant, soutenant que celui-ci a omis de soulever ces derniers devant les juridictions internes.

18. Le requérant s’oppose aux arguments du Gouvernement.

19. Quant au grief tiré du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État, la Cour rappelle qu’elle a rejeté une exception semblable dans l’affaire Özel c. Turquie (no 42739/98, § 25, 7 novembre 2002). Elle n’aperçoit aucun motif de déroger à sa précédente conclusion et rejette donc l’exception du Gouvernement à cet égard.

20. S’agissant de l’absence de communication de l’avis du procureur général, la Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncées à l’article 35 § 1 de la Convention se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. En l’occurrence, la Cour constate qu’à l’époque des faits, le droit national ne prévoyait pas la communication de l’avis du procureur général et que le Gouvernement ne précise aucunement la voie de recours dont le requérant aurait pu bénéficier à cet égard. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

21. Quant au grief tiré de la durée de la procédure, la Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater que l’ordre juridique turc n’offrait pas aux justiciables un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention leur permettant de se plaindre de la durée d’une procédure (Tendik et autres c. Turquie, no 23188/02, § 36, 22 décembre 2005). Par conséquent, il n’est pas établi que le requérant disposait d’une voie de recours de nature à porter remède à son grief. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement sur ce point ne saurait être retenue.

22. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que ceux-ci ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

23. S’agissant de la participation du procureur de la République aux délibérations de la cour de sûreté de l’État, la Cour observe qu’en vertu des articles 381 et 382 du code de procédure pénale, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, seuls les trois juges prenant part au jugement peuvent participer aux délibérations. Si, lors de la procédure litigieuse, le procureur de la République avait participé aux délibérations, il s’agirait dès lors d’une situation contraire à la loi, de sorte que le requérant aurait eu un grand intérêt à porter ce grief devant les juridictions internes. Tel ne fut pourtant pas le cas en l’espèce, selon les éléments du dossier.

24. Partant, la Cour estime que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention (Teslim Töre c. Turquie (déc.), no 50744/00, 10 juin 2004).

25. Enfin, la Cour estime ne pas avoir à examiner l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement quant au grief tiré de l’atteinte aux droits de la défense du requérant.

26. A cet égard, elle note que le requérant a été assisté par un avocat au cours de la procédure litigieuse et a été entendu en sa défense et son avocat en sa plaidoirie (paragraphe 9 ci-dessus). Elle relève en outre que le requérant formule son grief de manière générale et n’apporte aucune précision quant à la violation alléguée. Son grief n’apparaît en ce sens aucunement étayé. Il s’ensuit qu’il est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B. Sur le fond

1. Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’État

27. Quant à la présence d’un magistrat militaire dans la composition de la cour de sûreté de l’État, la Cour constate que le requérant a initialement été poursuivi devant une cour de sûreté de l’État composée de trois juges, parmi lesquels un magistrat militaire. Au cours de cette procédure, à la suite de la modification de l’article 143 de la Constitution par la loi no 4388 du 18 juin 1999, les juges militaires ont été écartés de la composition des cours de sûreté de l’État et remplacés par des juges civils. Ainsi en a-t-il été du juge militaire ayant connu jusque lors du cas du requérant.

28. Cela étant, le remplacement du juge militaire par un magistrat civil au cours d’un procès pénal ne saurait, à lui seul, résoudre le problème institutionnel soulevé en l’espèce : il faut qu’il soit établi que les doutes pesant quant à la régularité de l’ensemble de la procédure aient été suffisamment dissipés après le changement collégial (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 115, CEDH 2005..., et mutatis mutandis Ceylan c. Turquie (déc.), no 68953/01, 30 août 2005).

Il convient ainsi, dans chaque cas, d’examiner d’abord la nature des actes de procédure adoptés avec la participation du juge militaire, en établissant une distinction entre actes « préliminaires » et ceux relevant « du fond », puis ensuite de vérifier si les actes « sur le fond » ont été dûment renouvelés après le remplacement du juge militaire (Öcalan, précité, § 117).

29. A la lecture des pièces du dossier, la Cour observe que la cour de sûreté de l’État a seulement tenu cinq audiences en présence d’un magistrat militaire, au cours desquelles elle a entendu notamment les accusés et leurs avocats en leur défense, convoqué un témoin à l’audience et demandé le versement d’un dossier de poursuites ouvert dans le cadre d’une autre procédure (paragraphe 8 ci-dessus). Après le remplacement du juge militaire par un juge civil, elle a tenu dix-sept audiences au cours desquelles elle a entendu un témoin et le requérant en sa défense, lequel a reconnu appartenir à l’organisation incriminée. Elle a réitéré ses demandes afférentes au versement d’un dossier et entendu les avocats des accusés et le procureur de la République dans ses réquisitions sur le fond (paragraphe 9 ci-dessus). Le verdict a ainsi été prononcé par ce même tribunal, composé uniquement de magistrats civils, lesquels avaient procédé à l’examen de l’ensemble des éléments de faits et de droit.

30. Dans ces conditions, au vu de l’ensemble de la procédure et eu égard à l’absence d’argumentation pertinente du requérant à l’appui de son grief, la Cour peut admettre qu’en l’espèce, le remplacement du juge militaire ait dissipé les doutes de celle-ci quant à l’indépendance et l’impartialité du tribunal qui l’a condamné (Sevgi Yilmaz c. Turquie (déc.), no 62330/00, 20 septembre 2005).

31. Quant à la dépendance des juges siégeant au sein de la cour de sûreté de l’État à l’égard du Conseil supérieur de la magistrature, la Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de se prononcer sur la question soulevée par les requérants dans le cadre de l’affaire Imrek c. Turquie ((déc.), no 57175/00, 28 janvier 2003). Elle y a rejeté le grief au vu des garanties constitutionnelles et légales dont jouissent les juges siégeant dans les cours de sûreté de l’État, et étant donné l’absence d’une argumentation pertinente qui rendrait sujettes à caution leur indépendance et leur impartialité (voir aussi Falakoğlu c. Turquie, (déc.), no 77365/01, 5 juin 2003). Tel est également le cas en l’espèce.

32. Partant, la Cour conclut à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

2. Sur l’absence de communication de l’avis du procureur général

33. La Cour rappelle que, dans un arrêt adopté le 11 juillet 2002, la Grande Chambre a eu l’occasion de se pencher sur cette question et a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, §§ 55-58, CEDH 2002V). Elle ne voit en l’occurrence aucune raison de s’éloigner de la solution adoptée à cette occasion.

34. Partant, elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

3. Sur la durée de la procédure

35. La Cour note que la procédure à considérer a débuté le 29 septembre 1998 avec l’arrestation du requérant (paragraphe 5 ci-dessus) et pris fin le 27 septembre 2002, date à laquelle la Cour de cassation a confirmé la condamnation du requérant (paragraphe 13 ci-dessus). Elle a ainsi duré environ quatre ans pour deux degrés de juridiction et deux décisions.

36. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention prescrit la célérité des procédures judiciaires, mais il consacre aussi le principe, plus général, d’une bonne administration de la justice (voir Boddaert c. Belgique, arrêt du 12 octobre 1992, série A no 235D, p. 82, § 39). Dans les circonstances de la cause, le comportement des autorités s’est révélé compatible avec le juste équilibre à ménager entre les divers aspects de cette exigence fondamentale.

37. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas eu dépassement du « délai raisonnable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

38. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de ce fait.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

39. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

40. Le requérant réclame un préjudice matériel pour l’évaluation duquel il s’en remet à la sagesse de la Cour. Il réclame également 30 000 nouvelles livres turques (YTL) [environ 16 285 euros (EUR)] au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

41. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

42. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et rejette cette demande. Quant au préjudice moral allégué, la Cour estime que dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.

B. Frais et dépens

43. Le requérant demande 9 350 YTL [environ 5 075 EUR] pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour. Il soumet un décompte horaire de travail et un tableau des honoraires de référence du barreau de Diyarbakır.

44. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

45. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

46. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır, de l’absence de communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation et de la durée de la procédure, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant à l’absence de communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention concernant les autres griefs ;

4. Dit que le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par le requérant ;

5. Dit

a) que lÉtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 octobre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président