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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TERECE ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 41054/98)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée conformément à l'article 81 du règlement de la Cour
le 16 octobre 2007
STRASBOURG
24 octobre 2006
DÉFINITIF
24/01/2007
En l'affaire Terece et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes E. Fura-Sandström,
D. Jočienė,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 octobre 2006,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 41054/98) dirigée contre la République de Turquie et dont 5 ressortissants de cet Etat, Kadri Terece, Vahdettin Terece[1], Mustafa Terece, Mehmet Sıddık Terece[2] et Bayram Terece, (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission »), le 16 mars 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me K. Seçkin, avocat à Batman. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention et l'article 1er du Protocole no 1, les requérants se plaignaient notamment du retard pris par l'Etat dans le paiement des indemnités complémentaires d'expropriation, assorties d'intérêts moratoires insuffisants par rapport au taux d'inflation très élevé en Turquie.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6. Le 28 janvier 2003, la Cour a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement en tant qu'elle porte sur l'article 1er du Protocole no 1. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a également décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
7. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. Les requérants, Kadri Terece, Vahdettin Terece, Mustafa Terece, Mehmet Sıddık Terece[3] et Bayram Terece sont nés respectivement en 1921, 1925, 1942, 1959, et 1962 et resident à Batman.
9. En 1994, la Direction générale des routes nationales (Karayolları Genel Müdürlüğü, « la Direction ») procéda à l'expropriation des terrains appartenant aux requérants et sis à Batman, dans le cadre de la construction d'une voie périphérique.
10. L'indemnité fixée par la Direction fut versée aux requérants à la date du transfert de propriété.
11. Les requérants, en désaccord avec les montants payés par la Direction, introduisirent auprès du tribunal de grande instance de Batman, des recours en augmentation de l'indemnité d'expropriation. Le tribunal leur accorda des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an, à calculer à partir de la date de cession du terrain à l'Administration jusqu'au 31 décembre 1997.
12. En 1996, ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation et devinrent définitifs.
13. La Direction versa aux requérants les indemnités complémentaires environ deux ans après les décisions judiciaires définitives.
14. Des détails de l'affaire figurent dans le tableau suivant :
NOMS DES REQUERANTS ET RECOURS CONCERNES | DATE DES JUGEMENTS | MONTANTS DES INDEMNITES COMPLEMENTAIRES (TRL) (les intérêts et les frais d'avocat ne sont pas inclus) | DATES DES ARRETS DE LA COUR DE CASSATION | DATES DES PAIEMENTS | MONTANTS DES INDEMNITES COMPLEMENTAIRES ASSORTIES D'INTERETS MORATOIRES (TRL) |
Lot no 2130 Kadri TERECE Vahdettin TERECE Mustafa TERECE | 28. 12. 1995 | 10 693 200 000 | 12. 12. 1996 | 03. 11. 1997 | 19 773 920 000 |
Lot no 155/11 Kadri TERECE Vahdettin TERECE Mustafa TERECE Mehmet Sıddık TERECE[4] Bayram TERECE | 28. 12. 1995 | 16 224 200 000 | 12. 12. 1996 | 18. 11. 1997 | 30 187 083 000 |
Lot no 153/9 Kadri TERECE Vahdettin TERECE Mustafa TERECE Mehmet Sıddık TERECE1 Bayram TERECE | 28. 12 .1995 | 10 350 000 000 | 12. 12. 1996 | 03. 11. 1997 | 19 262 325 000 |
15. Kadri Terece et Vahdettin Terece décédèrent les 25 mai 2000 et 17 décembre 2005, respectivement. Les actes de succession les concernant furent présentés à la Cour[5].
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
16. Pour le droit et la pratique internes pertinents en matière d'expropriation, voir les arrêts Akkuş c. Turquie (9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, pp. 1305-1306, §§ 13-16) et Aka c. Turquie (23 septembre 1998, Recueil 1998‑VI, pp. 2674‑2676, §§ 17-25).
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITE
17. Les requérants se plaignent d'une dépréciation des indemnités complémentaires versées avec retard par l'administration expropriante, en raison de l'insuffisance des intérêts moratoires par rapport au taux d'inflation très élevé en Turquie. Ils invoquent à cet égard l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
18. Les requérants se plaignent en outre de l'absence de mécanismes en droit turc pouvant porter remède à leur grief tiré de l'article 1 du protocole no 1. Ils invoquent à cet égard, l'article 6 de la Convention combiné avec son article 13.
19. Le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas épuisé, comme l'exige l'article 35 de la Convention, les voies de recours internes faute d'avoir correctement exercé le recours mis à leur disposition par l'article 105 du code des obligations.
20. Les requérants contestent cette thèse.
21. La Cour rappelle qu'elle a rejeté une exception semblable dans l'affaire Aka (précitée, pp. 2678‑2679, §§ 34-37). Elle n'aperçoit aucun motif de se départir de sa précédente conclusion.
22. Partant, la Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Akkuş, précité) et compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, que la requête doit faire l'objet d'un examen au fond. Elle constate en effet qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
II. SUR LE FOND
A. Sur la violation alléguée de l'article 1 du Protocole no 1
23. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 (voir les arrêts précités Akkuş, p. 1310, §§ 30-31, et Aka, p. 2682, §§ 50-51).
24. En l'espèce elle note que, dans ses observations, le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument convainquant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate que le retard pris dans le paiement de l'indemnité complémentaire accordée par les juridictions internes n'est imputable qu'à l'administration expropriante, qui a ainsi fait subir aux propriétaires un préjudice distinct s'ajoutant à l'expropriation de leurs biens. C'est ce retard qui amène la Cour à considérer que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l'intérêt général et la sauvegarde du droit au respect des biens.
25. Par conséquent, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
B. Sur la violation alléguée des articles 6 et 13 de la Convention
26. Les requérants se plaignent de l'absence de mécanismes en droit turc pouvant porter remède à leur grief tiré de l'article 1 du protocole no 1. Ils invoquent à cet égard, l'article 6 de la Convention combiné avec son article 13.
27. Cependant, la Cour renvoie à son constat précédent de violation de l'article 1er du Protocole no 1 et ne relève aucune autre question distincte à examiner sous l'angle des articles 6 et 13 de la Convention en l'espèce.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
28. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
29. Les requérants affirment devoir être dédommagé pour un préjudice matériel qu'ils évaluent à 219 716 dollars américains (USD) soit 173 997 euros (EUR) au total.
30. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
31. Considérant le mode de calcul adopté dans l'arrêt Akkuş (précité, p. 1311, §§ 35-36 et 39) et à la lumière des données économiques pertinentes, la Cour accorde aux requérants au titre du dommage matériel les sommes suivantes:
- 50 000 EUR à Mustafa Terece, Kadri Terece (ayants droit) et Vahdettin Terece (ayants droit), conjointement, pour le lot de terrain no 2130 ;
- 74 000 EUR à Kadri Terece (ayants droit), Vahdettin Terece (ayants droit), Mustafa Terece, Mehmet Sıddık Terece[6] et Bayram Terece, conjointement, pour le lot de terrain no 155/11 ;
- 49 000 EUR à Mustafa Terece, Mehmet Sıddık Terece1, Bayram Terece, Kadri Terece (ayants droit) et Vahdettin Terece (ayants droit), conjointement, pour le lot de terrain no 153/9.[7]
B. Frais et dépens
32. Les requérant prient la Cour de leur accorder une somme raisonnable pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour.
33. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
34. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour juge raisonnable d'accorder conjointement aux requérants, à ce titre, la somme de 1 500 EUR tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
35. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit que, eu égard à ce constat, il n'y a pas lieu de se prononcer séparément sur le restant des griefs ;
4. Dit que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante quant au préjudice moral ;
5. Dit
a) que l'État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du versement :
i. pour dommage matériel
- 50 000 EUR (cinquante milles euros) à Kadri (ayants droit), Vahdettin (ayants droit) et Mustafa Terece, conjointement, pour le lot de terrain no 2130 ;
- 74 000 EUR (soixante-quatorze milles euros) à Kadri (ayants droits), Vahdettin (ayants droit), Mustafa, Mehmet Sıddık[8] et Bayram Terece, conjointement, pour le lot de terrain no 155/11 ;
- 49 000 EUR (quarante neuf milles euros) à Kadri (ayants droit), Vahdettin (ayants droit), Mustafa, Mehmet Sıddık1 et Bayram Terece, conjointement, pour le lot de terrain no 153/9 ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) conjointement aux requérants ou aux ayants droit des requérants, pour frais et dépens ;
iii. plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement[9] ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président
[1] La Cour ayant été informée par les parties du décès des requérants Kadri et Vahdettin Terece, le présent arrêt a été rectifié le 16 octobre 2007, conformément à l’article 81 de son règlement.
[2] Rectifié le 16 octobre 2007 en ce que le premier prénom du requérant Sıddık Terece, « Mehmet », a été rajouté.
[3] Rectifié le 16 octobre 2007 en ce que le premier prénom du requérant Sıddık Terece, « Mehmet », a été rajouté.
[4] Rectifié le 16 octobre 2007 en ce que le premier prénom du requérant Sıddık Terece, « Mehmet », a été rajouté.
[5] Rectifié le 16 octobre 2007 : paragraphe 15 rajouté.
[6] Rectifié le 16 octobre 2007 en ce que le premier prénom du requérant Sıddık Terece, « Mehmet », a été rajouté.
[7] Partiellement rectifié le 16 octobre 2007.
[8] Rectifié le 16 octobre 2007 en ce que le premier prénom du requérant Sıddık Terece, « Mehmet », a été rajouté.
[9] Partiellement rectifié le 16 octobre 2007.