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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
24.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÜSTÜNCAN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 11914/03)

ARRÊT

STRASBOURG

24 octobre 2006

DÉFINITIF

24/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Üstüncan et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 octobre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 11914/03) dirigée contre la République de Turquie et dont huit ressortissants de cet État, Mmes Şöhret Üstüncan, Hayriye Acar, Nezaket Yağbasan, Kamile Acar et Kaniye Oğuz, ainsi que MM. Kazım Acar, Nazım Acar et Nazif Acar (« les requérants »), ont saisi la Cour le 11 mars 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Mes B. Yıldız et K. Yıldız, avocats à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Le 20 janvier 2005, la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants résident à Söğütlü, à Sakarya.

5. Par une décision du 27 octobre 1999, l’administration départementale de Sakarya (« l’administration ») procéda à l’expropriation d’un bien immobilier appartenant aux requérants, sis à Söğütlü. Une indemnité d’expropriation fixée par une commission d’experts de l’administration fut versée aux requérants à la date du transfert de propriété.

6. En mars 2001, en désaccord sur le montant de l’indemnité fixé par l’administration, les requérants introduisirent une action en augmentation de cette indemnité devant le tribunal de grande instance de Söğütlü.

7. Le 15 juin 2001, le tribunal donna gain de cause aux requérants et condamna l’administration à leur verser la somme de 17 685,19 nouvelles livres turques (YTL) [environ 9 242 euros (EUR)], assortie d’intérêts moratoires simples au taux légal. Faute de pourvoi en cassation, ce jugement devint définitif le 11 octobre 2001.

8. Par la suite, à la demande des requérants, le 3 octobre 2001, l’office des poursuites pour dettes de Sakarya notifia à l’administration une injonction de payer, laquelle demeura infructueuse.

9. D’après les requérants, le 11 avril 2003, lors d’une réunion organisée par l’administration, les responsables de cette dernière demandèrent aux intéressés de renoncer à leur créance correspondant à la somme due, assortie d’intérêts moratoires, déterminée par le tribunal. L’administration n’effectua aucun paiement.

10. Toutefois, le 5 juillet 2004, Kamile Acar, Kaniye Oğuz, Şöhret Üstüncan et Nazif Acar signèrent un protocole selon lequel l’administration s’engageait à leur verser un montant global de 14 332,99 YTL [environ 7 494 EUR] ayant fait l’objet en partie de l’injonction de paiement susmentionnée, assorti des intérêts moratoires, des frais d’avocats et de procédure devant le tribunal ainsi que l’office des poursuites pour dettes. De leur côté, les requérants précités acceptèrent ce montant, ainsi que les modalités de paiement proposées et renoncèrent à toute prétention pouvant découler de cette affaire.

La partie pertinente dudit protocole peut se lire ainsi :

« (.....) Kamile Acar, Kaniye Oğuz, Nazif Acar et Şöhret Üstüncan reconnaissent par le présent protocole qu’ils acceptent le versement du montant ayant fait l’objet de l’injonction de paiement de l’office des poursuites pour dettes de Sakarya et fixé par le tribunal de grande instance [de Söğütlü], assorti des frais de procédure devant le tribunal et l’office des poursuites pour dettes, des frais d’avocat (...) ainsi que 40 % des intérêts moratoires ayant couru jusqu’à ce jour et qu’ils renoncent à toute autre prétention à l’encontre de l’administration. »

Le même jour, le paiement fut effectué en parts égales pour chacun des requérants concernés, soit un montant équivalent à 3 583 YTL [environ 1 873 EUR].

11. Quant à Hayriye Acar, Nezaket Yağbasan, Kazım Acar et Nazım Acar, l’administration leur versa la somme globale de 8 842,59 YTL [environ 4 622 EUR] le 26 août 2004.

Cependant, les intérêts dus sur cette indemnité n’ont toujours pas été payés. Selon le calcul effectué par l’office des poursuites pour dettes de Sakarya le 10 juin 2005, les intérêts dus s’élevaient à 32 399,30 YTL [environ 16 935 EUR].

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

12. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Akkuş c. Turquie (9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997IV, pp. 1305-1306, §§ 13-16) et Aka c. Turquie (23 septembre 1998, Recueil 1998VI, pp. 26742676, §§ 17-25).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

13. Les requérants se plaignent de la non-exécution d’un jugement ayant acquis force de chose jugée et condamnant l’administration à leur verser une indemnité complémentaire d’expropriation. Ils invoquent la violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

14. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il soutient en particulier que les requérants n’ont plus la qualité de victimes au sens de l’article 34 de la Convention et demande à la Cour de déclarer leur requête irrecevable.

A. Sur la recevabilité

15. S’agissant des requérants Kamile Acar, Kaniye Oğuz, Şöhret Üstüncan et Nazif Acar, la Cour observe qu’ils ont été expropriés de leur terrain, puis se sont vus accorder une indemnité versée à la date de l’expropriation, et qu’à leur demande, le tribunal de grande instance de Söğütlü leur a accordé une indemnité complémentaire assortie d’intérêts légaux à compter de la date de l’expropriation.

La Cour relève ensuite que les parties en cause ont signé un protocole selon lequel l’administration s’engageait à verser le montant litigieux, assorti d’intérêts moratoires, et que le paiement a été effectué le 5 juillet 2004. Par ailleurs, ce protocole entraînait, de la part des requérants précités, la renonciation à toute prétention (paragraphe 10 ci-dessus) en rapport avec la procédure d’exécution du jugement. Sur le plan interne, cet accord mettait donc indiscutablement fin à la contestation portant sur l’indemnité d’expropriation.

16. Aux yeux de la Cour, le protocole exécuté en l’espèce est la manifestation de la volonté explicite des requérants de mettre fin à la procédure litigieuse. Leur acceptation quant au montant et aux modalités de paiement de leur créance a eu pour effet pratique de satisfaire dans une grande mesure, sinon toutes, les revendications formulées par ceux-ci sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Guerrera et Fusco c. Italie, no 40601/98, 3 avril 2003, Folcheri c. Italie (déc.), no 61839/00, 3 juin 2004, Ortiz Ortiz et autres c. Espagne (déc.), no 50146/99, 15 mars 2001, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, CEDH 2002I, Yıldırım et Durman c. Turquie (déc.), no 49507/99, 3 mai 2005, et Hüseyin Sarı c. Turquie (déc.), no 14798/03, 29 septembre 2005).

Il s’ensuit que les quatre requérants précités ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, cette partie de la requête doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

17. S’agissant des autres requérants, à savoir Hayriye Acar, Nezaket Yağbasan, Kazım Acar et Nazım Acar, la Cour constate que leur grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que cette partie de la requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

18. Les requérants Hayriye Acar, Nezaket Yağbasan, Kazım Acar et Nazım Acar soutiennent que la procédure d’exécution forcée est demeurée infructueuse et qu’ils ne disposaient d’aucun autre moyen pour obtenir le paiement de l’indemnité en cause.

19. La Cour observe que ces requérants, expropriés de leur terrain, ont obtenu gain de cause devant le tribunal de grande instance pour une indemnité complémentaire d’expropriation. Bien que ce jugement soit devenu définitif, l’administration n’a payé que l’indemnité complémentaire sans aucun intérêt moratoire, alors que cette somme était assortie d’intérêts moratoires simples au taux légal. A ce jour, l’administration n’a effectué aucun paiement concernant les intérêts dus pour donner effet à ce jugement. Ces circonstances s’analysent donc en une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens, qui relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, dans le même sens, Tunç c. Turquie, no 54040/00, § 33, 24 mai 2005).

20. Par ailleurs, la Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, notamment, Tunç, précité, §§ 3339 ; Akkuş, précité, §§ 3031, et Aka, précité, §§ 5051).

21. La Cour a examiné les circonstances de l’espèce et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.

Elle constate que le retard pris dans le paiement de l’indemnité complémentaire accordée par les juridictions internes et le non-paiement des intérêts dus sont imputables à l’administration expropriante, qui a fait subir aux propriétaires un préjudice distinct s’ajoutant à l’expropriation de leur bien. C’est ce retard qui amène la Cour à considérer que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde du droit au respect des biens.

22. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

23. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages et frais et dépens

24. Les requérants Hayriye Acar, Nezaket Yağbasan, Kazım Acar et Nazım Acar réclament conjointement 32 399 YTL [environ 16 935 EUR] au titre du préjudice matériel. Pour dommage moral, chacun d’entre eux demandent 35 000 EUR.

25. Le Gouvernement s’oppose à la demande des requérants.

26. Considérant le mode de calcul adopté dans l’arrêt Akkuş (précité, §§ 3536 et 39) et à la lumière des données économiques pertinentes, la Cour accorde aux requérants conjointement et en entier la somme réclamée pour dommage matériel, à savoir 16 935 EUR.

27. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.

28. Pour ce qui est des frais et dépens, la Cour rappelle que, sur le terrain de l’article 41 de la Convention, elle rembourse uniquement les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, parmi d’autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999II).

En l’espèce, bien que leur demande ne soit pas dûment documentée, la Cour estime qu’en vertu de l’article 60 de son règlement il convient d’accorder aux requérants conjointement 500 EUR, tous frais confondus.

B. Intérêts moratoires

29. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable s’agissant des requérants Hayriye Acar, Nezaket Yağbasan, Kazım Acar et Nazım Acar, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit

a) que lÉtat défendeur doit verser aux requérants Hayriye Acar, Nezaket Yağbasan, Kazım Acar et Nazım Acar conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 16 935 EUR (seize mille neuf cent trente-cinq euros) pour dommage matériel ;

ii. 500 EUR (cinq cents euros) pour frais et dépens ;

iii. tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 octobre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président