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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
19.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
1
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KÖK c. TURQUIE

(Requête no 1855/02)

ARRÊT

STRASBOURG

19 octobre 2006

DÉFINITIF

19/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Kök c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
R. Türmen,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
M. E. Myjer,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 1855/02) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Mualla Kök (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 novembre 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par Me B. İstanbullu, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Le 11 octobre 2004, la Cour (troisième section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. La requérante est née en 1962 en Bulgarie et réside actuellement à Istanbul.

5. Le 20 décembre 1989, après avoir terminé ses études de médecine, la requérante entama une spécialisation en obstétrique et gynécologie à l'hôpital d'Ardino en Bulgarie. En 1990, elle interrompit sa formation de spécialiste en raison de son départ forcé vers la Turquie.

6. Le 5 octobre 1990, la requérante commença à travailler en tant que médecin contractuel à l'hôpital Haseki (Sağlık Bakanlığı Haseki Hastanesi) en vertu d'un certificat d'équivalence délivré le 24 juillet 1990.

7. Le 18 mars 1994, elle déposa auprès du ministère de la Santé une demande d'équivalence de son diplôme universitaire en médecine, ainsi qu'une demande de reconnaissance de la durée de son stage de spécialisation en Bulgarie afin de pouvoir poursuivre sa spécialisation en Turquie.

8. Par une décision du 26 mai 1994, l'équivalence du diplôme universitaire fut accordée.

9. Cependant, la demande visant à faire valoir la durée du stage de spécialisation fut rejetée par une décision du 17 janvier 1995 prise sur la base de l'article 26 a) de la réglementation régissant les spécialisations en médecine. Cette disposition, telle que modifiée le 12 avril 1993 et entrée en vigueur le 30 avril 1993, prévoyait que les personnes ayant entamé leur spécialisation en médecine à l'étranger devaient se soumettre à l'examen général de spécialisation (Tıpta Uzmanlık Sınavı) et le réussir dans la branche qu'ils avaient choisie avant de pouvoir continuer leur cursus en Turquie dans la branche en question.

10. Le 10 avril 1995, la requérante introduisit un recours devant le tribunal administratif d'Ankara contre le ministère de la Santé en vue d'obtenir l'annulation de la décision du 17 janvier 1995. Elle sollicita également le sursis à l'exécution de cette décision.

11. Par un jugement avant dire droit du 13 avril 1995, le tribunal administratif décida de compléter le dossier et de demander les observations en réponse du ministère de la Santé avant de se prononcer sur le sursis à exécution formulée par la requérante.

12. Par un jugement avant dire droit du 7 juillet 1995, le tribunal administratif accueillit la demande de prolongation formulée par le ministère de la Santé aux fins de présentation de ses observations sur le fond.

13. Le 28 juillet 1995, le tribunal administratif rejeta la demande du sursis à l'exécution de la décision en cause.

14. Le 1er février 1996, le tribunal administratif débouta la requérante de sa demande, au motif que la décision litigieuse était conforme à la réglementation en vigueur. Il considéra notamment que celle-ci ne remplissait pas les conditions requises par la législation interne.

15. Le 5 avril 1996, la requérante se pourvut en cassation devant le Conseil d'État contre le jugement du 1er février 1996.

16. Le 5 mars 1999, le Conseil d'État décida de demander des informations complémentaires au ministère de la Santé et de surseoir à statuer en les attendant.

17. Le 17 novembre 1999, le Conseil d'État décida de renouveler sa décision du 5 mars 1999, vu l'absence de réponse de la part de l'administration dans le délai imparti.

18. Le 5 janvier 2000, le ministère de la Santé répondit à la question du Conseil d'État et produisit les informations requises.

19. Le 8 février 2000, le Conseil d'État confirma le jugement de première instance.

20. Le 4 mai 2000, la requérante saisit le Conseil d'État d'un recours en rectification.

21. Le 19 décembre 2000, le Conseil d'État rendit la décision suivante :

« (...) à l'unanimité, il est décidé, en vertu de l'article 20 du code de procédure administrative, d'inviter le ministère de la Santé à fournir toutes informations [sur les points indiqués ci-dessous] dans un délai de trente jours suivant la notification de la présente décision :

y a-t-il une disposition spéciale régissant la situation des personnes arrivées en Turquie en raison de l'exil forcé de Bulgarie en 1990 ?

quels types d'actes ont été effectués au sujet des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle de la partie demanderesse ?

des facilités ont-elles été accordées à ces personnes ? (...) »

Il ressort du dossier que cette décision fut communiquée à la requérante le même jour.

22. Par ailleurs, toujours à la même date, le Conseil d'État décida d'attendre la réponse du ministère de la Santé avant de se prononcer sur la demande de sursis à exécution formulée par la requérante. Cette décision fut signifiée à cette dernière.

23. Par une lettre du 16 mars 2001, le ministère de la Santé présenta les informations demandées par le Conseil d'État. Il expliqua que la requérante, qui avait interrompu ses études d'assistant pendant quatre ans, ne remplissait pas les conditions requises en la matière. En particulier, il fit valoir qu'en vertu de l'article 26 de la réglementation régissant les spécialisations en médecine, les personnes ayant entamé leur spécialisation en médecine à l'étranger devaient se soumettre à l'examen général de spécialisation et le réussir dans la branche qu'ils avaient choisie avant de pouvoir continuer leur cursus en Turquie dans la branche en question.

24. Il ressort du dossier que la lettre du 16 mars 2001 ne fut pas communiquée à la requérante. Par un mémoire du 9 avril 2001, celle-ci demanda que fût acceptée sa demande de rectification du fait du non-respect de la décision du 19 décembre 2000.

25. Le 26 avril 2001, le Conseil d'État rejeta le recours en rectification.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26. En droit turc, la profession de médecin compte parmi les professions libérales : une fois autorisé, le médecin est libre de pratiquer ou non, et il peut travailler dans un hôpital public ou privé (voir la loi no 1219 du 14 avril 1928 « Tababet ve Şuabatı ve şuabatı Sanatlarının icrasına dair kanun »).

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

27. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Par ailleurs, celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

28. La requérante soutient que la durée de la procédure devant les tribunaux administratifs a dépassé le délai raisonnable, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. En outre, la procédure devant le Conseil d'État n'aurait pas respecté le principe de l'égalité des armes inhérent au droit à un procès équitable que garantit la même disposition ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

29. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

A. Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1

30. Le Gouvernement excipe, à titre principal, de l'inapplicabilité de l'article 6 § 1 au cas d'espèce, le litige soumis aux juridictions administratives ne portant pas sur des droits et obligations de caractère civil. Il souligne que le droit à la spécialisation en médecine n'est pas garanti en tant que tel par le droit turc. La requérante a introduit une action dans le but de poursuivre la spécialisation qu'elle avait commencée à l'étranger, alors que le droit turc subordonnait à certaines conditions l'admission à la spécialisation auxquelles la requérante ne satisfaisait pas. Par ailleurs, selon le Gouvernement, étant donné que la requérante travaille dans un hôpital public, sa demande peut être considérée comme ayant trait à la carrière.

31. La requérante soutient que l'article 6 s'applique au cas d'espèce.

32. Selon la jurisprudence constante de la Cour, « les termes « contestations sur (des) droits et obligations de caractère civil » couvrent toute procédure dont l'issue est déterminante pour (de tels) droits et obligations » (Ringeisen c. Autriche, arrêt du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 39, § 94). L'article 6 § 1 ne se contente pourtant pas d'un lien ténu ni de répercussions lointaines : des droits et obligations de caractère civil doivent constituer l'objet – ou l'un des objets – de la contestation et l'issue de la procédure litigieuse doit être directement déterminante pour un tel droit (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, arrêt du 23 juin 1981, série A no 43, p. 21, § 46) ; cette disposition ne s'applique qu'à une procédure aboutissant à une décision ayant des effets directs, mais non des conséquences indirectes ou fortuites, sur les droits et obligations de caractère civil de l'intéressé (Frank Surmont et Helena De Meurechy et autres c. Belgique, décision de la Commission du 6 juillet 1989, Décisions et rapports 62, p. 284). D'un autre côté, la Cour a jugé que lorsqu'une législation subordonne à certaines conditions l'admission à une profession et que l'intéressé y satisfait, ce dernier possède un droit d'accès à ladite profession (De Moor c. Belgique, arrêt du 22 juin 1994, série A no 292A, p. 15, § 43). De plus, elle a estimé que lorsqu'un État accorde des droits qui sont susceptibles d'un recours judiciaire, ces droits peuvent être, en principe, considérés comme des droits de caractère civil au sens de l'article 6 § 1 (Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 10 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998IV, p. 1656, § 61).

33. En l'espèce, il paraît clair qu'une « contestation » a surgi après la décision prise le 17 janvier 1995 par le ministère de la Santé (paragraphe 9 ci-dessus). Réelle et sérieuse, elle portait sur l'existence même du droit, revendiqué par la requérante, de poursuivre la spécialisation en médecine qu'elle avait débutée à l'étranger afin de travailler dans les secteurs privé ou public en tant que spécialiste. L'issue de la procédure litigieuse pouvait conduire à l'annulation de la décision attaquée, à savoir le refus de sa demande visant à faire valoir la durée de son stage de spécialisation ; elle était ainsi directement déterminante pour le droit en jeu.

Il suffit en conséquence de déterminer si le droit de Mme Kök de poursuivre sa spécialisation en médecine revêt un caractère civil au sens de l'article 6 § 1.

34. La Cour rappelle que si elle a conclu à l'autonomie de la notion de « droits et obligations de caractère civil », elle a également jugé que, dans ce domaine, la législation de l'État concerné n'était pas dénuée d'intérêt (König c. Allemagne, arrêt du 28 juin 1978, série A no 27, p. 30, § 89). C'est en effet au regard non seulement de la qualification juridique, mais aussi du contenu matériel et des effets que lui confère le droit interne de l'État en cause, qu'un droit doit être considéré ou non comme étant de caractère civil au sens de cette expression dans la Convention. En outre, il appartient à la Cour, dans l'exercice de son contrôle, de tenir compte aussi de l'objet et du but de la Convention (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 57, CEDH 2004I).

35. Au sujet du « caractère civil » du droit en jeu, la Cour renvoie à sa jurisprudence relative à la profession médicale (König, précité, §§ 9192, Le Compte, Van Leuven et De Meyere, précité, p. 20, §§ 4445, Albert et Le Compte c. Belgique, arrêt du 10 février 1983, série A no 58, p. 14, § 27, et Kraska c. Suisse, arrêt du 19 avril 1993, série A no 254B, p. 48, § 25). En droit turc, la profession de médecin compte parmi les professions libérales : une fois autorisé, le médecin est libre de pratiquer ou non, et il peut travailler dans un hôpital public ou privé (paragraphe 26 ci-dessus). Par ailleurs, la généralité des emplois dans les secteurs de la santé sont éloignés des activités spécifiques de l'administration publique, parce qu'ils ne comportent pas une participation directe ou indirecte à l'exercice de la puissance publique ni aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'État ou des autres collectivités publiques (voir, Pellegrin c. France [GC], no 28541/95, § 41, CEDH 1999VIII).

36. Certes, en saisissant le tribunal administratif, la requérante, docteur en médecine, visait l'annulation du refus de l'administration de sa demande d'admission à la spécialisation en médecine, faisant valoir que cette décision était entachée d'illégalité dans la mesure où les dispositions en vigueur prévoyaient certaines exceptions (comparer Van Marle et autres c. Pays-Bas, arrêt du 26 juin 1986, série A no 101, pp. 11-12, § 35). Il s'est avéré toutefois que la requérante n'avait pas de droit à obtenir l'admission demandée, étant donné qu'elle ne satisfaisait pas aux conditions requises ; elle avait cependant droit à une procédure d'examen régulière concernant sa demande tendant à la poursuite de sa spécialisation (voir, mutatis mutandis, Motière c. France (déc.), no 39615/99, 28 mars 2000, et, mutatis mutandis, Kraska, précité, § 26).

37. A la lumière de ce qui précède, et étant donné que la régularité d'une procédure ayant trait à un droit de caractère civil se prêtait à un recours judiciaire qui a été exercé par la requérante, il convient de conclure qu'une « contestation » relative à un « droit de caractère civil » a surgi en l'occurrence et a été tranchée par la juridiction administrative.

L'article 6 § 1 trouve donc à s'appliquer en l'espèce

B. Sur l'observation de l'article 6 § 1

1. Durée de la procédure

38. La Cour observe que les parties s'accordent à fixer le point de départ de la période à considérer au jour de la saisine du tribunal administratif d'Ankara, à savoir le 10 avril 1995. De même, il n'est pas controversé que la procédure s'est achevée le 26 avril 2001, date à laquelle le Conseil d'État a rejeté le recours en révision introduit par la requérante.

39. Pour sa part, la Cour rappelle la jurisprudence des organes de la Convention selon laquelle une procédure en rectification d'erreur matérielle ne rentre pas dans le champ d'application de l'article 6 de la Convention, dans la mesure où ladite procédure ne vise ni à trancher une contestation sur un droit de caractère civil, ni à statuer sur le bien-fondé d'une accusation en matière pénale (Wiot c. France, no 43722/98, § 22, 7 janvier 2003). Cette procédure en rectification ne devrait donc en principe pas être prise en compte dans la période à prendre en considération pour l'appréciation de la durée de la procédure (voir, dans le même sens, Mehmet Özel et autres c. Turquie, no 50913/99, § 34, 26 avril 2005). Toutefois, la Cour relève qu'en l'espèce, le recours en rectification introduit par la requérante ne visait pas à obtenir la rectification d'une erreur matérielle, mais l'annulation de l'acte attaqué de l'administration. Par ailleurs, le Conseil d'État a procédé à l'examen au fond de l'affaire, notamment en posant des questions de fond à la partie défenderesse dans le but de porter un éclaircissement à certaines questions juridiques. En conséquence, la Cour considère qu'il y a lieu en l'espèce de prendre en considération la phase relative à la rectification (voir Wiot, précité, § 22, et Erdokovy c. Italie (déc.), no 40982/98, 30 mars 1999).

40. Par conséquent, à l'instar des parties, la Cour observe que la procédure, débutée le 10 avril 1995 et terminée le 26 avril 2001, a duré près de six ans environ pour trois degrés de juridiction après une procédure administrative préalable.

41. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi d'autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999II).

42. La Cour note la lenteur excessive de l'examen du pourvoi par le Conseil d'État : il a fallu environ trois ans à ce dernier pour s'apercevoir du caractère incomplet du dossier et ordonner un complément d'instruction le 5 mars 1999. De plus, après cette date, la requérante a encore dû attendre onze mois pour qu'il fût statué sur son pourvoi.

43. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la cause de la requérante n'a pas été entendue dans un délai raisonnable. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

2. Égalité des armes

a) Principes pertinents

44. La Cour rappelle que le concept du procès équitable implique a priori la faculté pour les parties au procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée, et de pouvoir en discuter (voir, parmi d'autres, Vermeulen c. Belgique, arrêt du 20 février 1996, Recueil 1996I, p. 234, § 33, Lobo Machado c. Portugal, arrêt du 20 février 1996, Recueil 1996I, p. 206, § 31, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 74, CEDH 2001VI, et Yvon c. France, no 44962/98, § 38, CEDH 2003V).

La Cour rappelle que la notion de procès équitable comprend le droit à un procès contradictoire qui implique le droit pour les parties de faire connaître les éléments nécessaires au succès de leurs prétentions, mais aussi de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge en vue d'influencer sa décision, et de la discuter (Nideröst-Huber c. Suisse, arrêt du 18 février 1997, Recueil 1997I, p. 108, § 24).

Ce principe vaut pour les observations et pièces présentées par les parties mais aussi par un magistrat indépendant, tel que le commissaire du Gouvernement (Kress, précité, et APBP c. France, no 38436/97, 21 mars 2002), par une administration (Krčmář et autres c. République tchèque, no 35376/97, § 44, 3 mars 2000) ou par la juridiction auteur du jugement entrepris (Nideröst-Huber, précité).

45. Par ailleurs, le juge doit lui-même respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu'il rejette un pourvoi ou tranche un litige sur la base d'un motif retenu d'office (Skondrianos c. Grèce, nos 63000/00, 74291/01 et 74292/01, §§ 29-30, 18 décembre 2003, et Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01, 65406/01, 65405/01 et 65407/01, § 38, 13 octobre 2005).

b) Application de ces principes

46. En l'espèce, le 19 décembre 2000, dans le cadre de son examen, le Conseil d'État a d'office décidé de demander au ministère de la Santé, qui était également partie de la cause, des informations détaillées sur la législation relative à des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle de la partie demanderesse, ainsi que sur les actes administratifs effectués à ce sujet (paragraphe 21 ci-dessus).

47. Le 16 mars 2001, le ministère a envoyé un courrier relatif à l'analyse de la situation juridique de la requérante (paragraphe 23 ci-dessus) et a souligné que celle-ci ne remplissait pas les conditions requises en la matière. Il n'est pas contesté que ce document n'a pas été communiqué à l'intéressée.

48. Pour la requérante, l'absence de communication de ces informations n'est pas compatible avec le principe de l'égalité des armes inhérent au droit à un procès équitable.

49. Le Gouvernement fait valoir qu'un examen d'office effectué par les tribunaux administratifs ne nécessite pas la soumission des observations des parties de la cause, dans la mesure où les informations demandées d'office par le Conseil d'État tendaient uniquement à porter un éclaircissement à certaines questions juridiques.

50. La Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement. Il lui paraît peu vraisemblable que la haute juridiction n'ait pas prêté attention aux informations concernant la question des motifs qui avaient mené au rejet de la demande de la requérante, question essentielle pour l'issue de la procédure, ce d'autant plus que le ministère de la Santé, qui avait fourni ces informations, était également la partie adverse dans la procédure en question.

51. Par ailleurs, la Cour observe que lors de la procédure consacrée à l'examen du recours en rectification introduit par la requérante, le Conseil d'État a adopté un seul acte de procédure : en vertu de l'article 20 du code de procédure administrative, il a décidé d'inviter le ministère de la Santé à fournir toutes informations demandées dans la décision (paragraphe 21 ci-dessus). Puis, à la suite de la réception de ces informations, il a débouté la requérante. Par conséquent, il est clair pour la Cour que les informations demandées d'office par le Conseil d'État étaient susceptibles d'avoir un effet décisif sur l'approche adoptée ultérieurement par la haute juridiction.

52. La Cour rappelle en tout état de cause que l'effet réel de telles pièces sur l'arrêt de la haute juridiction turque importe peu. Les parties à un litige doivent avoir la possibilité d'indiquer si elles estiment qu'un document appelle des commentaires de leur part. Il y va notamment de la confiance des justiciables dans le fonctionnement de la justice : elle se fonde, entre autres, sur l'assurance d'avoir pu s'exprimer sur toute pièce au dossier (Nideröst-Huber, précité, §§ 27 et 29, et F.R. c. Suisse, no 37292/97, §§ 37 et 39, 28 juin 2001).

53. Il importe de souligner que l'article 6 § 1 de la Convention vise avant tout à préserver les intérêts des parties et ceux d'une bonne administration de la justice (voir, mutatis mutandis, Acquaviva c. France, arrêt du 21 novembre 1995, série A no 333-A, p. 17, § 66).

54. Par conséquent, le respect du droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 § 1, exigeait que la requérante eût la faculté de soumettre ses commentaires sur les informations présentées par le ministère de la Santé le 16 mars 2001. Or cette possibilité ne lui a pas été donnée.

Ce constat implique qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention à cet égard.

55. Enfin, la requérante dénonce également l'absence de communication de la décision incidente du 19 décembre 2000. Cependant, la Cour constate qu'il ressort du dossier que cette décision a bien été signifiée à l'intéressée le jour même (paragraphe 21 ci-dessus).

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1

56. La requérante allègue une violation de son droit à l'instruction. Elle invoque l'article 2 du Protocole no 1, ainsi libellé dans sa partie pertinente:

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. (...) »

57. Le Gouvernement conteste cette thèse.

58. La Cour observe que la requérante, docteur en médecine, a présenté une demande visant la reconnaissance de la durée de son stage de spécialisation en Bulgarie afin de pouvoir poursuivre cette spécialisation en Turquie. Cette demande a été rejetée au motif que l'intéressée ne remplissait pas les conditions requises par la législation en vigueur.

59. La Cour rappelle avoir conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention quant à la procédure tendant à l'examen du recours formé par la requérante (paragraphe 50 ci-dessus). Cependant, elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure aurait abouti si elle avait été en conformité avec les exigences de l'article 6 § 1 de la Convention.

60. Par conséquent, le refus des autorités de ne pas reconnaître la durée du stage de spécialisation effectué par la requérante en Bulgarie ne constitue pas une limitation au droit de celle-ci à l'instruction.

Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 1.

IV SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

61. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

62. La requérante réclame 3 000 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel pour salaires non touchés. Elle réclame en outre 2 000 000 EUR au titre du préjudice moral qu'elle aurait subi.

63. Le Gouvernement rejette la demande au motif notamment que la requérante se base sur un calcul de probabilités pour faire valoir qu'en cas d'issue favorable de la procédure, elle aurait eu droit à une certaine somme.

64. La Cour relève quant à elle que le préjudice matériel allégué ne trouve sa cause ni dans la durée de la procédure devant les tribunaux administratifs ni dans l'absence d'équité de la procédure devant ceux-ci. En particulier, elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure aurait abouti si elle avait été en conformité avec les exigences de l'article 6 § 1 de la Convention (Bayrak c. Allemagne, no 27937/95, § 38, 20 décembre 2001, Perote Pellon c. Espagne, no 45238/99, § 58, 25 juillet 2002, et Storck c. Allemagne, no 61603/00, § 176, CEDH 2005V). Elle rappelle que la question de savoir si les conclusions des tribunaux administratifs sont bien fondées ne fait pas partie de l'objet de la présente requête. Elle estime en conséquence qu'aucune somme ne peut être allouée à la requérante à ce titre.

65. Pour ce qui est du dommage moral, la Cour estime que le constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention ne saurait suffisamment réparer le dommage moral subi par la requérante. Elle considère en revanche que la somme demandée est excessive. Statuant en équité, comme le veut l'article 41, et tenant compte de la nature des violations de la Convention constatées, la Cour alloue à l'intéressée 3 000 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

66. La requérante ne sollicite pas le remboursement de frais et dépens supportés devant les organes de la Convention et/ou les juridictions internes, et pareille question n'appelle pas un examen d'office (Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 55, CEDH 2003XI).

C. Intérêts moratoires

67. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée de la procédure ;

3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la non-communication à la requérante des informations demandées à l'administration ;

4. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 du Protocole no 1 ;

5. Dit

a) que l'État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président