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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
17.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
1
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÖÇMEN c. TURQUIE

(Requête no 72000/01)

ARRÊT

STRASBOURG

17 octobre 2006

DÉFINITIF

17/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Göçmen c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes E. Fura-Sandström,
D. Jočienė,
M. D. Popović, juges,

et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 septembre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 72000/01) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Sabahattin Göçmen (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 mai 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me M. Ayzit, avocat à Diyarbakir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Le 5 avril 2005, la Cour (deuxième section) a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer les griefs tirés des articles 3, 6 et 13 de la Convention au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1966 et est actuellement détenu dans la maison d’arrêt de Bursa

5. Le 29 décembre 1992 vers 20 h 45, alors qu’il se trouvait en compagnie d’A.I., le requérant fut arrêté par la police et placé en garde à vue dans les locaux de la direction de la sûreté d’Istanbul, section de lutte contre le terrorisme. Il lui était reproché d’être membre d’une organisation illégale, à savoir le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan).

6. Le 2 janvier 1993, une perquisition eut lieu au domicile du requérant, en sa présence. Une arme de calibre 7.65 mm, des écrits qualifiés de documents de l’organisation illégale ainsi que des cassettes vidéo à but propagandiste furent saisis.

7. Le 5 janvier 1993, un rapport d’expertise graphologique conclut à la concordance de l’écriture du requérant avec celle apparaissant sur certains documents saisis chez lui.

8. Dans sa déposition du 7 janvier 1993 recueillie dans les locaux de la direction de la sûreté, A.I., un repenti, avoua sa participation à des activités illégales avec le requérant. Il précisa que ce dernier faisait partie des responsables de l’organisation en question et menait des campagnes de collecte d’argent au nom de celle-ci. Il précisa également qu’une arme de calibre 7.65 mm et des cassettes vidéo de propagande se trouvaient chez le requérant.

9. Dans sa déposition du 8 janvier 1993 recueillie dans les locaux de la direction de la sûreté, le requérant reconnut être membre du PKK et avoua sa participation à des activités illégales. Il reconnut notamment la détention d’armes, la collecte d’argent et la propagande au nom de l’organisation.

Conformément à la législation en vigueur à l’époque des faits, le requérant ne put être assisté d’aucun avocat pendant sa garde à vue.

10. Le 12 janvier 1993, le requérant fut entendu par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul. Il confirma partiellement sa déposition faite à la direction de la sûreté et fit savoir que les cassettes vidéo et l’arme avaient été déposées chez lui par une personne du nom de code « Gözlük ». Il affirma ne pas être membre de l’organisation en question mais avoir un certain lien avec elle.

11. A la même date, le procureur de la République ordonna l’examen de quinze suspects, dont le requérant, par un médecin légiste de l’institut médico-légal d’Istanbul. Dans son rapport du même jour, ce dernier indiqua n’avoir décelé aucune trace de violence sur le corps des personnes examinées.

12. Toujours le 12 janvier 1993, le requérant fut traduit devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l’État, qui l’entendit à son tour et ordonna sa mise en détention provisoire. Devant le juge, le requérant réitéra sa déposition faite devant le procureur.

13. Le 13 janvier 1993, le requérant fut examiné par le médecin de la maison d’arrêt d’Istanbul. Selon le rapport établi le 15 janvier 1993 par un médecin membre de l’institut médico-légal d’Eyüp, l’intéressé présentait une diminution de mouvement des épaules, des coudes et des poignets, accompagnée de douleurs. Il souffrait également de douleurs à la palpation des épaules ainsi qu’au niveau dorsal, notamment lors des mouvements de flexion des doigts de la main. Étaient également mentionnées les traces suivantes : des ecchymoses répandues sur les régions fessières (glutéales), des plaies avec croûte de 1 à 3 cm sur les parties avant des deux cuisses, deux lignes de séquelles d’ecchymoses brunâtres commençant à s’éclaircir, parallèles l’une à l’autre, d’une largeur de 0,5 à 2 cm sur les parties avant des aisselles et de façon plus présente sur le côté droit, d’autres séquelles d’ecchymoses irrégulières et de couleur brunâtre sur les parties intérieures et extérieures du fémoral gauche, des séquelles d’ecchymoses répandues commençant à changer de couleur sur les deux fesses, des séquelles d’égratignures commençant par endroits à perdre leur croûte d’une taille notamment de 2 à 3 cm au dessus du genou droit, en dessous des deux genoux, sur les deux cruraux à la zone frontale et médiane. Il souffrait, en outre, de douleurs aux jambes et d’une diminution notable de motricité, voire d’une incapacité à réaliser activement les mouvements des deux épaules, des bras, des avant-bras et des poignets. Il allégua également une sensation d’engourdissement et une perte de sensibilité en général. Le rapport conclut que la vie de l’intéressé n’était pas mise en danger et ordonna un arrêt de travail de quinze jours.

14. Par un acte d’accusation présenté le 25 janvier 1993, le procureur de la République intenta une action pénale contre le requérant, sur la base de l’article 168 du code pénal réprimant la formation de bandes armées pouvant commettre des délits contre l’État et les pouvoirs publics. Il requit, à ce titre, l’application des dispositions relatives à l’atteinte à la sécurité des personnes, homicides, tentative et complicité d’homicide, ainsi que l’article 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.

15. A la première audience du 19 mars 1993 devant la cour de sûreté de l’État, le requérant protesta de son innocence, soutint avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue et dit avoir été contraint par les policiers à signer la déposition contenant des aveux. A l’appui de ses allégations de mauvais traitements, il présenta le certificat médical du 15 janvier 1993. Il déclara également ne pas avoir été assisté par son avocat lors de sa garde à vue. Il reconnut, en outre, sa déposition faite devant le procureur de la République et devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l’État.

16. Le 26 avril 1993, la cour de sûreté de l’État, siégeant dans une nouvelle formation, tint une audience lors de laquelle le requérant déclara que l’arme saisie lors de la perquisition de son domicile ne lui appartenait pas et qu’il ne savait pas davantage si elle fonctionnait. Il soutint que cette arme avait pu être déposée chez lui par A.I., dont il demanda l’audition. Interrogé à propos du rapport d’expertise graphologique du 5 janvier 1993, il déclara qu’il fut contraint à rédiger certains documents lors de sa garde à vue. Il demanda également l’audition des personnes qui avaient établi les procès-verbaux d’arrestation et de perquisition.

17. A l’audience du 9 juin 1993, le conseil du requérant réitéra la demande d’audition d’A.I. La cour décida de procéder à l’audition de celui-ci par commission rogatoire, étant donné qu’il était jugé à Diyarbakır. Elle ordonna également la convocation pour audition des auteurs des procès-verbaux d’arrestation et de perquisition. Elle demanda en outre le versement au dossier des pièces à conviction, notamment des cassettes vidéo saisies au domicile du requérant.

18. A l’audience du 21 juillet 1993, la cour de sûreté de l’État, au sein de laquelle un nouveau juge siégea, constata l’absence de réponse de la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır concernant la demande d’audition par commission rogatoire d’A.I. Elle entendit un policier qui déclara avoir participé aux perquisitions effectuées aux domiciles des co-accusés à la suite des dépositions du requérant et d’A.I. La cour ordonna à nouveau le versement des casettes vidéo saisies au domicile du requérant et reconduisit la détention provisoire de celui-ci, eu égard à la nature de l’infraction et à l’état des preuves.

19. Le 8 septembre 1993, la cour de sûreté de l’État tint une audience au cours de laquelle elle constata le versement au dossier des cassettes vidéo. Elle décida d’attendre la réponse de la demande d’audition par commission rogatoire d’A.I. et estima qu’il n’était pas nécessaire, pour des raisons de sécurité du témoin, qu’il vînt assister au procès.

20. Le 1er novembre 1993, la cour de sûreté de l’État se réunit avec un nouveau juge. Lors de cette audience, le requérant attira l’attention de la cour sur l’importance d’une audition et d’une confrontation avec le principal témoin, A.I. La cour entendit également la demande de complément d’information du requérant sur les conditions de la libération d’A.I., dont les forces de l’ordre avaient demandé le transfert de la prison de Diyarbakır vers les locaux de la direction de la sûreté de Bitlis.

21. Aux audiences des 24 décembre 1993 et 25 février 1994, la cour de sûreté de l’État, siégeant à chaque fois en une composition différente, constata la libération d’A.I. et relut la déposition recueillie par commission rogatoire. Le requérant rejeta les déclarations de ce dernier l’accusant d’appartenance au cadre exécutif de l’organisation illégale.

22. A l’audience du 18 avril 1994, la cour de sûreté de l’État entendit l’un des policiers ayant participé à la perquisition chez le requérant, qui confirma avoir saisi des cassettes vidéo et une arme. Par ailleurs, la cour rejeta la demande du conseil du requérant tendant à l’obtention d’un nouveau rapport d’expertise graphologique. Elle refusa également la demande de confrontation du requérant avec A.I. et reconduisit la détention provisoire, eu égard à la nature de l’infraction reprochée et à l’état des preuves.

23. Les 13 juin, 22 juillet, 26 août et 19 octobre 1994, la cour tint quatre audiences en l’absence du requérant, lors desquelles elle entendit, notamment, l’un des policiers ayant procédé à l’arrestation du requérant. Pendant ces audiences, elle siégea deux fois dans une composition différente et ordonna l’établissement de l’adresse exacte de l’un des co-accusés, à savoir M.A.

24. A l’audience du 25 novembre 1994, le requérant nia tout lien avec une organisation illégale, soutenant que, lors de son arrestation, il était étudiant ayant une famille et une activité professionnelle déclarée auprès des autorités fiscales. Il déclara avoir été arrêté sur la base des dépositions d’un repenti.

25. Aux audiences des 23 janvier et 15 décembre 1995, la cour changea de composition à chaque fois et constata l’absence de réponse à la demande d’audition par commission rogatoire de M.A. Pendant ce temps, le conseil du requérant dénonça la prolongation de la procédure en raison de l’absence d’audition des témoins et demanda à nouveau un examen graphologique.

26. Le 30 octobre 1995, le procureur présenta son réquisitoire. Il requit l’application de l’article 125 du code pénal à l’encontre du requérant. A l’audience suivante, le 15 décembre 1995, un délai supplémentaire fut accordé au requérant pour préparer sa défense, tandis que sa demande d’examen graphologique fut à nouveau rejetée.

27. Lors des audiences des 14 février, 15 avril et 19 juin 1996, le requérant déclara qu’il allait présenter sa défense sur le fond une fois qu’A.I. aurait rendu la sienne. Pour justifier cette attente, le requérant fit valoir l’absence d’actes incriminés et de preuves à charge, à l’exception de ceux contenus dans les dépositions d’A.I.

28. A l’audience du 12 août 1996, le requérant déclara avoir présenté sa défense et ajouta qu’en tant qu’étudiant, sa situation lui était particulièrement préjudiciable. Enfin, il demanda sa libération provisoire, ce qui fut rejeté.

29. Pendant la période du 1er octobre 1996 au 14 novembre 1997, la cour de sûreté de l’État tint neuf audiences, lors desquelles elle changea de composition six fois. Lors de ces audiences, elle constata l’absence de communication de la défense sur le fond d’A.I. et ordonna son arrestation par contumace.

30. Les 17 septembre et 14 novembre 1997, la cour de sûreté de l’État tint deux audiences lors desquelles elle décida la jonction de la procédure avec une autre procédure pénale du point de vue de l’un des co-accusés.

31. Lors de l’audience du 26 décembre 1997, le conseil du requérant fit valoir qu’étant donné l’ensemble de la procédure et l’état des preuves à charge, l’infraction reprochée au requérant ne pouvait être qualifiée de contravention à l’article 125 du code pénal. Selon lui, seul l’article 169 du code pénal pouvait se trouver applicable en l’espèce.

32. Entre le 4 mars et le 6 novembre 1998, la cour de sûreté de l’État tint cinq audiences, dont deux en l’absence du requérant. Durant cette période, la cour siégea quatre fois dans une composition différente et compléta le dossier du point de vue de l’un des co-accusés.

33. Lors de l’audience du 29 janvier 1999, le nouveau procureur de la République en charge du dossier présenta son réquisitoire. Il réitéra les chefs d’accusation sur la base des articles 168 § 1, 31, 33, 40 du code pénal et de l’article 5 de la loi no 3713.

34. Le même jour, l’avocat du requérant demanda une requalification pénale, au sens des articles 168 § 2 ou 169 du code pénal, au motif que les éléments constitutifs de l’infraction prévue par l’article 168 § 1 n’étaient pas réunis.

35. Le 29 janvier 1999, le procureur de la République présenta un nouveau réquisitoire, à l’issue duquel il demanda la condamnation du requérant en application de l’article 168 § 1 du code pénal.

36. Le 22 février 1999, le requérant plaida non coupable. Faisant valoir qu’il avait subi des tortures alors qu’il était entre les mains des membres de la sécurité responsables de sa garde à vue, il nia l’intégralité de ses dépositions faites devant la police. De même, il soutint que les éléments contenus dans les déclarations d’A.I., un repenti, ne pouvaient être considérées comme des preuves fiables, dans la mesure où celui-ci avait cherché à être acquitté en accusant les autres. Il fit également remarquer que, le 8 janvier 1993 lors de sa garde à vue, il avait été contraint de signer une déposition dont quatre pages sur huit étaient exactement identiques à celle d’A.I., recueillie le 7 janvier 1993. Par ailleurs, il souligna que la confrontation demandée n’avait pas eu lieu. Ainsi, il contesta l’application de l’article 168 et demanda sa libération provisoire.

37. A l’audience du 9 avril 1999, la cour de sûreté de l’État, dont la composition comportait un juge militaire, recueillit la défense sur le fond du requérant. Elle refusa sa demande de libération, eu égard notamment à la nature des infractions reprochées et au contenu du dossier.

38. A l’audience du 14 juin 1999, la cour de sûreté de l’État, au sein de laquelle siégeait pour la dernière fois un juge miliaire, recueillit les dernières observations du requérant et rejeta sa demande de libération provisoire, compte tenu de la nature de l’infraction, du contenu du dossier et de l’état des preuves.

39. Le 27 août 1999, la cour de sûreté de l’État, composée de trois juges civils, tint une audience et reconduisit la détention provisoire du requérant.

40. A l’audience du 20 octobre 1999, la cour de sûreté de l’État, composée de trois juges civils, déclara le requérant coupable de l’infraction visée à l’article 168 du code pénal et l’acquitta du chef d’homicide pour insuffisance de preuves et le condamna à une peine d’emprisonnement de dix-huit ans et neuf mois.

Pour parvenir à cette conclusion, la cour constata tout d’abord que les déclarations des autres co-accusés quant aux faits reprochés au requérant étaient cohérentes. En outre, se fondant notamment sur les déclarations en question, les rapports d’expertise, les procès-verbaux de perquisition ainsi que sur les documents et l’arme saisis à son domicile, elle considéra la culpabilité du requérant comme établie. Par ailleurs, elle tint compte des dépositions de l’intéressé faites au cours de la garde à vue en tant que preuves à charge, étant donné que les coaccusés N.G., H.T. et notamment A.I. en avaient confirmé le contenu.

41. Le 28 novembre 2000, la Cour de cassation confirma l’arrêt du 20 octobre 1999.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

42. Conformément aux articles 151 et 153 du code de procédure pénale, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, il était possible, pour ces différentes infractions, de porter plainte auprès du procureur de la République ou des autorités administratives locales. Le procureur qui était informé de quelque manière que ce fût d’une situation permettant de soupçonner qu’une infraction avait été commise était tenu d’enquêter sur les faits pour décider s’il y avait lieu d’engager des poursuites (article 153). Les plaintes pouvaient être écrites ou orales. Le plaignant pouvait faire appel de la décision du procureur de ne pas engager de poursuites.

43. Il ressort des principes jurisprudentiels du droit pénal turc que l’interrogatoire d’un suspect est un moyen de défense devant profiter à ce dernier, et non une mesure visant à l’obtention de preuves à charge. Si les déclarations qui en sont issues peuvent entrer en ligne de compte dans l’appréciation par le juge de la réalité des faits, elles doivent néanmoins être faites de plein gré, étant entendu que toute déclaration extorquée par le recours à des pressions ou à la force n’a aucune valeur probante. Aux termes de l’article 247 du code de procédure pénale, tel qu’interprété par la Cour de cassation, pour qu’un procès-verbal d’interrogatoire contenant des aveux faits à la police ou au parquet puisse constituer une preuve à charge, il est impératif que ces aveux soient réitérés devant le juge. Dans le cas contraire, la lecture lors de l’audience de pareils procès-verbaux à titre de preuve est prohibée, et, dès lors, on ne saurait y puiser un motif pour fonder une condamnation (Kolu c. Turquie, no 35811/97, § 44, 2 août 2005).

L’article 135 alinéa a) du code de procédure pénale interdisait également la pratique de la torture et de toute autre sorte de mauvais traitements aux fins de l’extorsion d’aveux.

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

44. Le Gouvernement soulève des exceptions d’irrecevabilité tirées, d’une part, du non-épuisement des voies de recours internes et, d’autre part, du non-respect du délai de six mois.

45. Tout d’abord, se référant à la jurisprudence de la Cour (Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 18, § 34), il estime que le requérant n’a pas satisfait à l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes, dans la mesure où il n’a jamais soulevé les griefs tirés du manque d’indépendance et d’impartialité du tribunal, ainsi que de la durée de la procédure devant les autorités judicaires ayant connu de l’affaire.

46. Quant au grief tiré des articles 3 et 13 de la Convention, le Gouvernement soutient que le requérant aurait dû introduire son recours dans un délai de six mois suivant la date à laquelle sa garde à vue a pris fin, à savoir le 12 janvier 1993, étant donné qu’il alléguait l’absence d’une voie de recours interne.

47. En ce qui concerne la durée de la procédure, la Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater que l’ordre juridique turc n’offrait pas aux justiciables un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention leur permettant de se plaindre de la durée d’une procédure (Tendik et autres c. Turquie, no 23188/02, § 36, 22 décembre 2005). Par conséquent, il n’est pas établi que le requérant disposait d’une voie de recours de nature à porter remède à son grief. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

48. Pour ce qui est du grief tiré du manque d’indépendance et d’impartialité du tribunal, la Cour rappelle que la présence d’un juge militaire dans la formation des cours de sûreté de l’État tirait son origine d’une disposition constitutionnelle de l’époque. Cette exception ne saurait donc être retenue.

49. S’agissant du non-respect du délai de six mois, la Cour relève d’emblée que si le requérant n’a pas déposé formellement de plainte à l’encontre des policiers responsables de sa garde à vue pour mauvais traitements, il a à maintes reprises invoqué son grief devant la cour de sûreté de l’État. Alors que cette allégation était appuyée par des preuves médicales, elle n’a pas retenu l’attention des juridictions internes. Par conséquent, la Cour prend en considération l’arrêt de la Cour de cassation comme une circonstance de nature à permettre au requérant de penser que les voies de recours internes étaient dorénavant devenue inefficace pour ses allégations (voir, dans le même sens, Ö.Ö. et S.M. c. Turquie (déc.), no 31865/96, 28 mai 2002, et Önder c. Turquie (déc.), no 39813/98, 1er avril 2003 ; a contrario, Kabasakal et Atar c. Turquie (déc.), no 70084/01, 1er juillet 2003). Etant donné que la Cour de cassation a rendu son arrêt le 28 novembre 2000, l’introduction de la présente requête le 24 mai 2001 a bien eu lieu dans le délai de six mois inscrit à l’article 35 § 1 de la Convention.

50. La Cour constate que les griefs tirés des articles 3, 6 et 13 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 et doivent faire l’objet d’un examen au fond. Elle relève par ailleurs que ceux-ci ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

51. Le requérant allègue une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

52. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il soutient notamment que le fait que l’examen médical du 12 janvier 1992 n’avait pas permis de déceler une trace de violence sur le corps du requérant démontre que celui-ci n’avait subi aucune violence lors de sa garde à vue.

53. La Cour rappelle que lorsqu’une personne est blessée au cours d’une garde à vue, alors qu’elle se trouve entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (voir Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il incombe donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines des blessures en question et de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, et Altay c. Turquie, no 22279/93, § 50, 22 mai 2001).

54. En l’espèce, le requérant a d’abord été examiné le 12 janvier 1993 à la fin de sa garde à vue. Cet examen n’avait pas pu permettre de déceler des traces de violences sur son corps. Cependant, selon le rapport établi de suite après son placement en détention provisoire le 13 janvier par le médecin de la maison d’arrêt, l’intéressé présentait de nombreuses traces de violences sur le corps (diminution de mouvement et douleurs sur les différentes parties de son corps, ainsi que de nombreuses ecchymoses). Se fondant sur ces traces, le 15 janvier, un médecin légiste a ordonné un arrêt de travail de quinze jours.

55. Aucun élément du dossier ne montre que les séquelles en question découlaient d’actes concomitants à l’arrestation ou à des actes de tiers commis antérieurement. Par ailleurs, il n’est pas allégué que ces séquelles puissent remonter à une période antérieure à l’arrestation du requérant.

56. Quant à la question de savoir si ces actes ont eu lieu lorsque le requérant se trouvait sous le contrôle des agents de police, la Cour n’est pas convaincue que le rapport médical du 12 février soit fiable, dans la mesure où il s’agit d’un certificat très abrégé concernant quinze suspects sans aucune précision sur les personnes examinées. Par ailleurs, il lui paraît illogique que de nombreuses séquelles avec croûte soient apparues dans un très court laps de temps après la fin de la garde à vue.

57. Par conséquent, au vu de l’ensemble des éléments soumis à son appréciation, la Cour juge établi en l’espèce que les séquelles relevées dans le rapport médical du 15 janvier 1993 ont pour origine un traitement dont le Gouvernement porte la responsabilité.

Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

58. Le requérant allègue que les autorités n’ont pas réagi d’une façon effective à ses allégations de mauvais traitements. Il invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

59. Sur la base des preuves produites devant elle, la Cour a jugé l’État défendeur responsable au regard de l’article 3 (paragraphe 57 ci-dessus). Le grief énoncé par l’intéressé est dès lors « défendable » aux fins de l’article 13. Les autorités avaient donc l’obligation d’ouvrir et de mener une enquête effective répondant aux exigences de cette disposition (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, §§ 133-137, CEDH 2004IV).

60. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a à maintes reprises informé les autorités qu’il avait subi des traitements contraires à l’article 3 dans le cadre de la procédure engagée à son encontre, en présentant à l’appui de ces allégations le certificat médical du 15 janvier 1993. Cependant, cela n’a pas été pris en considération alors que, selon le droit turc, les procureurs informés d’une telle dénonciation auraient dû agir sur-le-champ (paragraphe 42 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour rappelle avoir dit que la notion de « recours effectif » implique que, même lorsqu’une plainte proprement dite n’est pas formulée, il y a lieu d’ouvrir une enquête s’il existe des indications suffisamment précises donnant à penser qu’on se trouve en présence de cas de torture ou de mauvais traitement (voir Bati et autres, précité, § 133).

61. L’absence de toute enquête suffit à la Cour pour conclure que le requérant n’a pas bénéficié d’un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

62. Le requérant prétend avoir subi à maints égards, pendant les poursuites pénales engagées contre lui, un déni de procès équitable et des atteintes aux droits de la défense.

Selon lui, la cour de sûreté de l’État, qui l’a jugé et condamné, ne constitue pas un « tribunal impartial et indépendant » en raison de la participation partielle d’un juge militaire à sa formation. Il se plaint également que sa cause n’a pas été entendue dans un délai raisonnable.

Il soutient par ailleurs que la prise en considération par les juridictions internes de ses aveux extorqués sous la contrainte lors de sa garde à vue constitue non seulement une violation de son droit à être jugé équitablement mais également une atteinte à son droit au respect de la présomption d’innocence.

Il invoque l’article 6 §§ 1, 2 et 3 b, c, d) de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; (...) »

A. Indépendance et impartialité du tribunal

63. Le Gouvernement plaide l’absence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

64. La Cour rappelle que, dans l’affaire Öcalan c. Turquie ([GC], no 46221/99, §§ 116-118, CEDH 2005-...), elle a attaché de l’importance à la circonstance qu’un civil doive comparaître devant une juridiction composée, même en partie seulement, de militaires et a considéré que pareille situation met gravement en cause la confiance que les juridictions se doivent d’inspirer dans une société démocratique. Puis, soulignant que la juridiction contestée doit paraître indépendante des pouvoirs exécutif ou législatif dans chacune des trois phases de la procédure, à savoir l’instruction, le procès et le verdict, elle a conclu que lorsque le magistrat militaire prend part à un ou plusieurs actes de procédure qui restent par la suite valables dans l’instance pénale concernée, l’accusé peut raisonnablement éprouver des doutes quant à la régularité de l’ensemble de la procédure, à moins qu’il ne soit établi que la procédure suivie par la suite devant la cour a suffisamment dissipé ces doutes. Plus précisément, le fait que le magistrat militaire ait participé, dans un procès contre un civil, à un acte de procédure faisant partie inhérente de l’instance prive l’ensemble de la procédure de l’apparence d’avoir été menée par un tribunal indépendant et impartial.

65. En l’espèce, la Cour relève que, le 25 janvier 1993, une action pénale a été engagée contre le requérant devant une cour de sûreté de l’État, composée de deux juges civils et d’un magistrat militaire. Avant le remplacement de ce dernier par un juge civil le 27 août 1999 – près de six ans et sept mois environ après le déclenchement des poursuites –, plusieurs audiences sur le fond consacrées entre autres à l’audition des témoins, à l’établissement des déclarations du requérant ont été tenues et de nombreux actes procéduraux ont été adoptés. Ces actes, qui n’ont pas été renouvelés ultérieurement, ont tous été validés en tant que tels par le juge remplaçant.

66. Dans ces conditions, la présente affaire ne diffère guère de l’affaire Öcalan précitée et la Cour ne saurait admettre que le remplacement du juge militaire avant la fin de la procédure ait dissipé les doutes raisonnables du requérant quant à l’indépendance et l’impartialité du tribunal qui l’a jugé.

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

B. Equité de la procédure

67. La Cour relève que le requérant prétend avoir subi à maints égards, pendant la poursuite pénale engagée contre lui, un déni de procès équitable et des atteintes aux droits de la défense. En particulier, il se plaint de l’utilisation, dans le jugement de condamnation rendu à son égard, d’aveux et de dépositions que la police lui aurait extorqués sous la torture et en l’absence d’un avocat, du refus de sa demande tendant à l’obtention d’un examen graphologique complémentaire et de ne pas avoir eu la possibilité d’interroger ou de faire interroger le principal témoin à charge.

68. D’emblée, la Cour estime devoir poursuivre son examen du grief tiré du manque d’équité du procès indépendamment de la question du statut des membres des cours de sûreté de l’Etat, eu égard en particulier au fait qu’il s’agit d’une question liée à l’utilisation dans le cadre de la procédure pénale d’éléments de preuve recueillies au mépris de l’article 3 de la Convention (paragraphe 57 ci-dessus), (Hulki Güneş c. Turquie, no 28490/95, § 85, CEDH 2003VII (extraits)), d’autant plus qu’à l’issue de cette procédure, le requérant a été condamné à une peine d’emprisonnement de dix-huit ans et neuf mois. Par conséquent, comme les exigences des paragraphes 2 et 3 de l’article 6 ont trait à des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1, la Cour examinera les questions soulevées en l’espèce sous l’angle de ces deux textes combinés (voir, parmi d’autres, Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, arrêt du 23 avril 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-III, p. 711, § 49).

69. Le Gouvernement soutient que le procès en question a été équitable. Pour établir la culpabilité du requérant, la cour de sûreté de l’État s’est fondée non seulement sur les aveux ou déclarations de l’accusé, mais aussi sur ceux des autres coaccusés, des pièces saisies par la police lors de l’arrestation du requérant, à savoir une arme et des cassettes vidéo de propagande. Il relève que l’intéressé, représenté par un avocat aussi bien devant la cour de sûreté de l’État que devant la Cour de cassation, a eu l’occasion de contester les preuves produites devant les juridictions de fond ainsi que les dépositions qu’il avait faites lors de l’instruction préliminaire.

70. La Cour rappelle que l’administration des preuves relève au premier chef des règles du droit interne et qu’il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments recueillis par elles. La tâche que lui attribue la Convention consiste à rechercher si la procédure examinée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, parmi d’autres, Edwards c. RoyaumeUni, arrêt du 16 décembre 1992, série A no 247-B, pp. 3435, § 34). Elle rappelle en outre que même si l’article 6 de la Convention ne le mentionne pas expressément, le droit de se taire et – l’une de ses composantes – le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par cet article. Leur raison d’être tient notamment à la protection de l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités, ce qui évite les erreurs judiciaires et permet d’atteindre les buts de l’article 6 (John Murray c. Royaume-Uni, arrêt du 8 février 1996, Recueil 1996I, § 45, et Funke c. France, arrêt du 25 février 1993, série A no 256A, § 44).

71. De même, le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou des pressions, au mépris de la volonté de l’accusé (Shannon c. Royaume-Uni, no 6563/03, § 32, 4 octobre 2005).

72. La Cour observe qu’en l’espèce le requérant a été interrogé durant sa garde à vue de près de quatorze jours par les membres des forces de l’ordre puis, au terme de cette détention, par le procureur et le juge assesseur. Durant cette période, l’intéressé, qui n’était pas assisté par un conseil, a fait plusieurs déclarations qui l’incriminait lui-même et qui sont ensuite devenues des éléments de preuve parmi d’autres dans les motifs de l’arrêt de condamnation de la cour de sûreté de l’État.

73. La Cour rappelle avoir conclu que les conditions dans lesquelles s’est déroulée la garde à vue du requérant ont emporté violation de l’article 3 de la Convention (paragraphe 57 ci-dessus). Comme l’a noté la Cour dans son arrêt Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 104, 11 juillet 2006, « l’utilisation dans le cadre d’une procédure pénale d’éléments de preuve recueillis au mépris de l’article 3 soulève de graves questions quant à l’équité de cette procédure ». Il convient à cet égard d’observer que la législation turque ne semble attacher aux aveux obtenus pendant les interrogatoires mais contestés devant le juge aucune conséquence déterminante pour les perspectives de la défense (paragraphe 43 ci-dessus ; Hulki Güneş, précité § 91). Bien qu’il ne lui incombe pas d’examiner in abstracto la question de l’admissibilité des preuves en droit pénal, la Cour juge regrettable qu’en l’espèce la cour de sûreté de l’État ne se soit pas prononcée au préalable sur cette question avant de procéder à l’examen au fond de l’affaire. Il est clair qu’un tel examen préliminaire aurait mis les juridictions nationales en mesure de sanctionner des méthodes illicites employées pour l’obtention de preuves à charge (comparer Hulki Güneş, précité, § 91). La Cour relève à cet égard que tout au long du procès la défense a cherché en vain à contester la véracité des aveux et dépositions litigieux (paragraphes 15 et 36 ci-dessus ; voir Örs et autres c. Turquie, no 46213/99, § 59, 20 juin 2006).

74. Par ailleurs, la Cour ne peut pas suivre le Gouvernement lorsqu’il argue que la condamnation litigieuse était basée sur un faisceau de preuves. Elle n’estime pas nécessaire de rechercher plus avant si la condamnation du requérant était fondée d’une manière déterminante sur les dépositions que celui-ci avaient prétendument faites à la police sous la contrainte. Il lui suffit de constater qu’une partie de l’établissement des faits effectué par les juridictions pénales se base sur les déclarations du requérant obtenues par suite de mauvais traitements et en l’absence d’un conseil (Örs et autres, précité, § 60).

75. La Cour est d’avis que les garanties procédurales offertes en l’espèce n’ont pas joué de manière à empêcher l’utilisation d’aveux prétendument obtenus sous la torture, en l’absence d’un avocat et en méconnaissance du droit de ne pas s’incriminer soi-même. Dans la mesure où la Cour de cassation n’a pas remédié à ces manquements, la Cour observe que le résultat voulu par l’article 6 n’a pas été atteint dans la procédure litigieuse. Partant, elle conclut à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention.

76. Quant aux autres griefs soulevés au regard de l’article 6 de la Convention, la Cour estime avoir déjà répondu à l’essentiel des doléances portant sur la procédure suivie contre le requérant devant les juridictions internes. Elle juge donc qu’il ne s’impose pas d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 relatifs à l’équité de la procédure.

C. Durée de la procédure

77. La Cour constate que la procédure a débuté le 29 décembre 1992 avec l’arrestation du requérant et s’est terminée le 28 novembre 2000, date de l’arrêt de la Cour de cassation. Elle a ainsi duré sept ans et onze mois environ pour deux instances.

78. Le Gouvernement estime qu’au vu des circonstances de l’espèce, la durée de la procédure ne saurait être considérée comme déraisonnable. Il souligne la complexité de l’affaire et la nature des charges pesant sur le requérant. La procédure pénale litigieuse avait nécessité des investigations longues et laborieuses. De plus, des investigations supplémentaires ont été nécessaires à la suite de l’acte d’accusation complémentaire. Enfin, aucune période d’inactivité ou de négligence ne serait imputable aux autorités internes.

79. Le requérant conteste cette thèse.

80. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999II).

81. Cette obligation de célérité revêtait une importance particulière pour le requérant, dans la mesure où il a été maintenu en détention provisoire pendant plus de six ans et neuf mois (Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 132, CEDH 2002VI). Certes, le fait que le requérant ou son conseil n’avaient pas assisté à de nombreuses audiences est susceptible d’avoir provoqué un certain ralentissement de la procédure. Cependant, entre le 12 août 1996, date à laquelle le requérant a présenté sa défense, et le 29 janvier 1999, date à laquelle le nouveau procureur chargé du dossier a présenté son réquisitoire (paragraphes 28-35 ci-dessus), la procédure n’a pas connu un progrès notable. Les changements consécutifs des juges siégeant au sein de la cour de sûreté de l’État ainsi que la période consacrée à l’attente des dépositions de certains témoins ont considérablement ralenti la procédure.

82. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

83. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

84. Le requérant réclame 150 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et la même somme pour dommage moral.

85. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

86. La Cour rappelle avoir conclu que le requérant a été victime de traitements contraires à l’article 3 de la Convention alors qu’il se trouvait en garde à vue et d’une violation de son droit garanti par l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. Tout en reconnaissant qu’elle ne peut spéculer sur ce qu’eût été l’issue du procès dans le cas où l’intéressé aurait joui des garanties de l’article 6, elle estime qu’il n’est pas déraisonnable de penser que celui-ci a subi une perte de chances réelles (voir, parmi plusieurs autres, Hulki Güneş, précité, § 100). A quoi s’ajoute un préjudice moral, auquel les constats de violation figurant dans le présent arrêt ne suffisent pas à remédier. Statuant en équité comme le veut l’article 41, la Cour alloue au requérant 20 000 EUR, toutes causes de préjudice confondues.

87. En outre, pour la Cour, lorsqu’un particulier, comme en l’espèce, a été condamné par un tribunal qui ne remplissait pas les conditions d’indépendance et d’impartialité exigées par la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande des intéressés, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (Öcalan, précité, § 210 in fine).

B. Frais et dépens

88. Le requérant demande le remboursement des frais et dépens assumés devant les organes de la Convention sans les chiffrer.

89. Le Gouvernement conteste cette demande.

90. La Cour note que le requérant ne produit aucune facture en ce qui concerne les frais engagés devant les juridictions internes et devant les organes de la Convention. Toutefois, elle est de l’avis que le requérant, représenté par un avocat devant elle (paragraphe 2 ci-dessus), a nécessairement dû engager certains frais. Compte tenu des circonstances de la cause, elle juge raisonnable de lui allouer 2 000 EUR à ce titre, moins les 715 EUR perçus du Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.

C. Intérêts moratoires

91. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le restant de la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que le requérant n’a pas été jugé par un tribunal indépendant et impartial ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, combiné avec l’article 6 § 3, en ce que le requérant n’a pas bénéficié d’un procès équitable ;

6. Dit qu’il ne s’impose pas d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 relatifs à l’équité de la procédure ;

7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne la durée de la procédure pénale ;

8. Dit

a) que lÉtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 20 000 EUR (vingt mille euros) tous dommages confondus ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, moins les 715 EUR (sept cent quinze euros) perçus du Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire ;

iii. tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 octobre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président