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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
19.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE DİRİL c. TURQUIE

(Requête no 68188/01)

ARRÊT

STRASBOURG

19 octobre 2006

DÉFINITIF

19/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Diril c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
R. Türmen,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
E. Myjer,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 septembre 2005 et 28 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 68188/01) dirigée contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet État, M. Apro Diril et Mme Meryem Diril, ainsi que leurs enfants Süleyman Diril, Can Diril, Yakup Diril et Dilber Diril (« les requérants »), ont saisi la Cour le 27 février 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me S. Beşaltı, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Les requérants alléguaient en particulier que leur proche, Zeki Diril, avait été victime d'une exécution extrajudiciaire. Ils invoquaient les articles 2, 5, 8, 13 et 14 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5. Par une décision du 29 septembre 2005, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

6. Les requérants sont nés respectivement en 1960, 1956, 1982, 1983, 1985 et 1987, et résident à Istanbul.

7. A l'époque des faits, ils habitaient le village de Kovankaya, situé dans le district de Beytüşşebap (Şırnak).

8. Le procès-verbal dressé le 13 mai 1994 par la gendarmerie d'Uzungeçit mentionna que Zeki Diril (« Zeki ») et son cousin İlyas Diril (« İlyas ») avaient été arrêtés à cette même date vers 16 heures lors d'un contrôle d'identité.

9. Le 14 mai 1994, ils furent transférés à la gendarmerie d'Uludere. Le même jour, Zeki fut placé en garde à vue et İlyas relâché, ce en raison de son jeune âge. Deux procès-verbaux furent dressés à cet égard et signés par le commandant de la gendarmerie d'Uludere.

10. Le 1er août 1994, le père de Zeki (« le requérant ») s'enquit du sort de son fils et de son neveu İlyas, desquels il n'avait pas eu de nouvelles depuis leur arrestation le 2 mai 1994, auprès du parquet de Beytüşşebap.

11. Le 5 août 1994, le requérant fut entendu par le procureur de la République de Beytüşşebap qui se déclara incompétent ratione loci et transféra le dossier au parquet de Uludere.

12. Le 6 septembre 1994, le requérant et le père d'İlyas informèrent le parquet de Beytüşşebap qu'ils n'avaient pas eu de nouvelles de leur fils depuis leur arrestation et qu'ils avaient perdu tout espoir de les retrouver vivants. Ils soutinrent que les effets personnels de leur fils se trouvaient à la gendarmerie d'Uludere et demandèrent à les récupérer.

13. Le 1er novembre 1994, le procureur de la République de Beytüşşebap recueillit les déclarations du requérant et du père de İlyas.

14. Le requérant indiqua que son fils avait été arrêté le 6 mai 1994 par des gendarmes d'Uzungeçit. Il expliqua avoir personnellement entrepris des recherches après la disparition de son fils. Le 20 mai 1994, il s'était rendu au bataillon d'Uludere et avait interrogé des gardes de village, lesquels avaient indiqué que son fils et son neveu avaient été transférés à Şırnak. Le commandant du régiment de Şenoba, qu'il avait rencontré le lendemain, avait donné des informations dans le même sens. Enfin, un garde de village lui avait indiqué que Zeki et İlyas avaient été transférés de Şırnak à Uludere le 20 juin 1994.

15. Le père d'İlyas indiqua qu'il avait entendu dire par des villageois et des gardes de village que son fils et Zeki avaient été arrêtés le 2 mai 1994 par des gendarmes d'Uzungeçit, puis transférés successivement à Uludere, à Şırnak et à nouveau à Uludere. Des gardes de village interrogés à cet endroit avaient indiqué que Zeki et İlyas n'y étaient pas.

16. Entre le 21 novembre 1994 et le 8 mars 1995, le procureur de la République d'Uludere (« procureur de la République ») recueillit les dépositions des personnes citées par le requérant dans sa déposition du 1er novembre 1994.

17. N.Y., Ş.B. et K.B. indiquèrent n'avoir donné aucune information au requérant sur le sort de son fils.

18. A.Y. contesta avoir rencontré le requérant.

19. H.B. contesta avoir donné des informations au requérant concernant son fils et précisa qu'il lui avait conseillé de s'enquérir auprès du commandant du régiment.

20. Ya.B. et son fils Yu.B. indiquèrent que, le jour de leur arrestation, Zeki et İlyas avaient déjeuné chez eux avant de repartir accompagnés de deux cousins qui les avaient rejoints entre temps. Les quatre auraient ensuite été arrêtés et conduits à la gendarmerie d'Uzungeçit. Zeki et İlyas auraient été transférés à la gendarmerie d'Uludere alors que les deux autres auraient été libérés.

21. A.B. expliqua que Zeki et İlyas avaient laissé leurs valises dans son magasin à leur arrivée dans la ville et s'étaient ensuite rendus chez Ya.B. Peu après, ils étaient revenus prendre leurs valises, accompagnés de gendarmes.

22. Le 1er février 1995, le commandant du régiment de Şenoba à l'époque des faits fut entendu par le procureur de la République de Bilecik. Dans sa déposition, il indiqua avoir quitté Şenoba le 17 mai 1994 pour prendre ses nouvelles fonctions à Bilecik et précisa n'avoir aucune connaissance de la disparition.

23. Le 28 mai 1995, le parquet de Beytüşşebap délivra un mandat d'amener à l'encontre de K.D. et d'İ.D., proches de Zeki et İlyas, qui auraient été arrêtés avec eux.

24. Le 13 juillet 1995, le requérant et le père d'İlyas réitérèrent leur requête du 6 septembre 1994.

25. Le 31 août 1995, İ.D. déclara devant le procureur de la République Beytüşşebap avoir été détenu durant une nuit à la gendarmerie d'Uzungeçit en même temps que Zeki et İlyas.

26. K.D. n'avait pas pu être entendu, celui-ci ne résidant plus à l'adresse indiquée.

27. Le 16 octobre 1995, la gendarmerie d'Uzungeçit informa le procureur de la République que Zeki et İlyas avaient été placés en garde à vue dans ses locaux le 11 mai 1995 à 19 heures. L'argent en leur possession avait été consigné puis rendu lors de leur libération, la remise de l'argent ayant été confirmée par la signature des intéressés.

28. Le 3 décembre 1996, le procureur de la République demanda au parquet de Beytüşşebap de mener des investigations dans les villages des disparus et d'interroger leurs proches.

29. Le 3 janvier 1997, la gendarmerie de Beytüşşebap informa le parquet de cette ville que les proches des disparus ne résidaient plus dans les villages indiqués, lesquels avaient été évacués en raison d'activités terroristes.

30. Le 20 mai 1997, le procureur de la République réitéra sa demande auprès du parquet de Beytüşşebap quant à l'audition de K.D. et ordonna des recherches en vue de déterminer à quelle date et à quel endroit Zeki et İlyas avaient été vus pour la dernière fois.

31. Le 22 mai 1997, le procureur de la République informa la gendarmerie d'Uludere qu'il avait relevé des contradictions entre le procès-verbal du 14 mai 1994 et celui du 9 janvier 1997. Le premier faisait état du placement en garde à vue de Zeki le 14 mai 1994 lors d'un contrôle d'identité tandis que le deuxième indiquait que Zeki n'avait pas été placé en garde à vue. Il demanda la production des registres de garde à vue aux fins de vérification.

32. Le procureur de la République releva en outre que, tel qu'il ressortait du procès-verbal produit par la gendarmerie, Zeki et İlyas avaient été arrêtés le 11 mai 1994 à 19 heures en raison de leur prétendue aide et assistance au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Il demanda à la gendarmerie de le renseigner sur d'éventuelles poursuites pénales engagées à leur encontre. Enfin, il demanda des informations au sujet des transferts des gardés à vue lors de leur détention.

33. Le 10 juin 1997, la gendarmerie de Beytüşşebap informa le parquet de cette ville que K.D. avait émigré à l'étranger avec sa famille. Le procureur de la République d'Uludere fut informé du contenu de ce courrier le 19 juin 1997.

34. Le 16 juillet 1997, la gendarmerie d'Uludere informa le procureur de la République qu'il n'existait aucun document concernant Zeki et İlyas, à l'exception des registres de garde à vue.

35. Le procès-verbal dressé le 5 avril 1998 par la gendarmerie d'Uzungeçit mentionna que les recherches menées par elle n'avaient pas permis d'obtenir les informations requises par le procureur de la République quant au sort de Zeki et İlyas. Elle précisa que le seul document disponible les concernant était le registre mentionnant leur placement en garde à vue.

36. Le 28 juillet 1998, le procureur de la République demanda à la direction générale des affaires pénales auprès du ministère de la Justice (« ministère de la Justice ») l'autorisation d'engager des poursuites pénales à l'encontre du commandant de la gendarmerie d'Uludere pour atteinte au droit à la liberté des disparus. Il releva que Zeki et İlyas avaient été arrêtés le 11 mai 1994 et remis au commandant de la gendarmerie d'Uludere le 14 mai 1995. İlyas, qui aurait été relâché, et Zeki, placé en garde à vue, n'avaient donné aucune nouvelle depuis lors.

37. Entre le 3 novembre et le 14 décembre 1998, le procureur de la République entendit à nouveau Y.B., H.B., Ş.B., A.Y. et A.B., lesquels réitérèrent leurs précédentes dépositions.

38. Le 27 avril 2000, B.S., commandant de la gendarmerie d'Uludere, déclara que Zeki et İlyas avaient été arrêtés en raison de leur prétendue appartenance au PKK. Après un bref interrogatoire, İlyas avait été libéré et Zeki placé en garde à vue. Ce dernier avait été entendu et libéré le soir même.

39. Le 11 juillet 2000, le procureur de la République de Beytüşşebap délivra un mandat d'amener à l'encontre du requérant et du père d'İlyas.

40. Le même jour, les autorités relevèrent que les individus en question avaient quitté leur village et émigré à l'étranger, et qu'il était impossible de déterminer leur nouvelle adresse.

41. Le 12 juillet 2000, le procureur de la République de Şırnak informa le ministère de la Justice que les archives des registres de garde à vue de la gendarmerie d'Uludere n'avaient pas été retrouvées, ce qui rendait impossible la détermination de la date à laquelle la garde à vue avait pris fin.

42. Le 27 juillet 2000, le ministère de la Justice releva que Zeki et İlyas avaient été arrêtés pour un contrôle d'identité ; le second avait été relâché le jour même eu égard son jeune âge et le premier libéré après des vérifications, sans qu'il en soit fait mention sur les registres. Le défaut d'établissement de procès-verbal à cet égard ne pouvant être reproché au commandant de la gendarmerie mis en cause, il n'y avait pas lieu d'engager des poursuites à son encontre.

43. Le 13 septembre 2000, le ministère de la Justice informa le représentant des requérants de sa décision.

44. Les requérants ont produit la déclaration écrite de R.D. du 23 août 2000, lequel indique avoir été placé en garde à vue dans les mêmes locaux que Zeki et İlyas.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

45. Le droit et la pratique internes pertinents en vigueur à l'époque des faits sont décrits dans les arrêts Tanış et autres c. Turquie (no 65899/01, CEDH 2005...), Timurtaş c. Turquie (no 23531/94, CEDH 2000VI) et Ertak c. Turquie (no 20764/92, CEDH 2000V).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

46. Les requérants allèguent que la disparition de leur proche au cours d'une garde à vue s'analyse en un acte meurtrier. Ils se plaignent en outre que les autorités n'ont pas mené une enquête effective et approfondie. Ils invoquent l'article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Arguments des parties

47. Le Gouvernement soutient que les allégations des requérants sont dénuées de fondement. A cet égard, il se réfère au procès-verbal du 14 mai 1994 et aux déclarations du commandant de la gendarmerie d'Uludere. Il fait remarquer que le décès des personnes disparues n'est pas établi avec certitude et que les recherches pour les retrouver se poursuivent. Il ajoute que les autorités ont mené une enquête effective sur les allégations des requérants, en dépit du manque de coopération de ces derniers.

48. Les requérants contestent ces arguments.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la disparition de Zeki Diril

49. La Cour rappelle que lorsqu'un individu est placé en garde à vue alors qu'il se trouve en bonne santé et que l'on constate qu'il est blessé lors de sa libération, il incombe à l'État de fournir une explication plausible sur l'origine des blessures, à défaut de quoi l'article 3 de la Convention trouve à s'appliquer (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999V). Dans le même ordre d'idées, l'article 5 impose à l'État l'obligation de révéler l'endroit où se trouve toute personne placée en détention et qui est de ce fait aux mains des autorités (Kurt c. Turquie, arrêt du 25 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998III, p. 1185, § 124). Le point de savoir si le défaut d'explication plausible de la part des autorités relativement au sort d'un détenu, en l'absence du corps, peut également soulever des questions au regard de l'article 2 de la Convention dépend de l'ensemble des circonstances de l'affaire, et notamment de l'existence de preuves circonstancielles suffisantes, fondées sur des éléments matériels, permettant de conclure au niveau de preuve requis que le détenu doit être présumé mort pendant sa détention (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 85, CEDH 1999IV, Ertak, précité, § 131, et Tanış et autres, précité, § 200).

50. A cet égard, le laps de temps écoulé depuis le placement en détention de l'intéressé, bien que non déterminant en soi, est un facteur à prendre en compte. Il convient d'admettre que plus le temps passe sans que l'on ait de nouvelles de la personne détenue, plus il est probable qu'elle est décédée. Ainsi, l'écoulement du temps peut avoir une certaine incidence sur l'importance à accorder à d'autres éléments de preuve circonstanciels avant que l'on puisse conclure que l'intéressé doit être présumé mort. Selon la Cour, cette situation soulève des questions qui dépassent le cadre d'une simple détention irrégulière emportant violation de l'article 5. Une telle interprétation est conforme à la protection effective du droit à la vie garanti par l'article 2, l'une des dispositions essentielles de la Convention (voir, parmi d'autres, Timurtaş, précité, § 83).

51. En l'espèce, il ressort des éléments du dossier que le proche des requérants a été arrêté par des gendarmes d'Uzungeçit. La date de l'arrestation n'est pas établie avec certitude et les documents produits par le Gouvernement à cet égard font état de deux dates distinctes. Certains documents mentionnent le 11 mai 1994, tandis que d'autres font état du 13 mai 1994. En tout état de cause, il est établi, et du reste non contesté par les autorités, que Zeki Diril a bien été arrêté avec son cousin İlyas Diril et transféré le 14 mai 1994 à la gendarmerie d'Uludere.

52. Si le Gouvernement soutient que Zeki a été libéré au terme de sa garde à vue, il ne présente aucun élément de preuve, tel un procès-verbal de libération ou des témoignages, permettant d'étayer sa version. Le seul témoignage en ce sens est celui du commandant de la gendarmerie d'Uludere recueilli le 27 avril 2000, soit environ six ans après les faits. Plus de douze ans se sont écoulés sans qu'il soit possible d'obtenir une information sur l'endroit où Zeki s'est trouvé après son transfert à la gendarmerie d'Uludere et sur ce qu'il est devenu. Dès lors, la Cour estime qu'il existe des preuves suffisantes permettant de conclure, au-delà de tout doute raisonnable, que le proche des requérants n'a pas été libéré au terme de sa garde à vue.

53. Se pose alors la question de savoir s'il faut considérer Zeki comme décédé et si, comme le soutiennent les requérants, les autorités de l'État défendeur ont failli à l'obligation de protéger le droit à la vie de leur proche, ce qui leur incombait en vertu de l'article 2 de la Convention.

54. La Cour note d'abord que plus de douze ans se sont écoulés depuis l'arrestation et la détention de Zeki, soit un laps de temps bien plus long que les délais observés dans les affaires similaires (voir, en ce sens, Timurtaş, précité, et Tanış et autres, précité, ou İrfan Bilgin c. Turquie, no 25659/94, CEDH 2001VIII). Par ailleurs, dans la présente affaire, il est établi que le proche des requérants a été arrêté par les forces de l'ordre avant d'être conduit à la gendarmerie d'Uludere. Enfin, tel qu'il ressort des éléments du dossier, Zeki avait été arrêté en raison de sa prétendue aide et assistance au PKK (paragraphe 32 ci-dessus). Vu la situation générale qui régnait dans le Sud-Est de la Turquie à l'époque des faits, on ne peut nullement exclure que la détention d'une telle personne soit de nature à mettre sa vie en danger. Il est rappelé que la Cour a jugé, dans deux arrêts, que les défauts ayant sapé l'effectivité de la protection du droit pénal dans le Sud-Est de la Turquie à l'époque également visée en l'espèce ont permis ou favorisé l'impunité des agents des forces de l'ordre pour leurs actes (Kılıç c. Turquie, no 22492/93, § 75, CEDH 2000III, et Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 98, CEDH 2000III).

55. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le proche des requérants doit être présumé mort à la suite de sa détention. Aucune explication n'ayant été fournie sur ce qui s'est passé après la détention, elle estime que la responsabilité de ce décès est imputable à l'État défendeur (Çakıcı, précité, § 87). Il y a donc eu violation de l'article 2 de ce chef.

2. Sur l'enquête menée par les autorités nationales

56. Combinée avec le devoir général incombant à l'État en vertu de l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention requiert par implication qu'une forme d'enquête officielle adéquate et effective soit menée lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme (Çakıcı, précité, § 86).

57. L'enquête menée doit également être effective en ce sens qu'elle doit permettre de conduire à l'identification et au châtiment des responsables. Il s'agit là d'une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l'incident (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 109, CEDH 1999IV, et Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH 2000VII). Tous défauts de l'enquête propres à nuire à sa capacité de conduire à la découverte de la ou des personnes responsables peuvent faire conclure à son ineffectivité (Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 300, CEDH 2003V).

58. Les obligations procédurales évoquées plus haut s'étendent aux affaires relatives à des homicides volontaires résultant du recours à la force par des agents de l'État mais ne se bornent pas à elles. Elles valent aussi pour les cas où une personne a disparu dans des circonstances pouvant être considérées comme représentant une menace pour la vie (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 226, CEDH 2004III).

59. Dans la présente affaire, les démarches entreprises par les autorités chargées de l'enquête ne prêtent pas à controverse. À la suite de la pétition des proches des disparus, les autorités chargées de l'enquête ont agi avec diligence et entrepris des démarches afin de retrouver les disparus. A cette fin, ils ont recueilli les déclarations des proches des requérants ainsi que des personnes citées par eux. Le procureur de la République a demandé aux gendarmeries concernées la production des procès-verbaux relatifs à la garde à vue des disparus, relevé des contradictions et demandé des informations complémentaires en ce sens. Face à la réticence et/ou à la défaillance des gendarmes de produire les documents et les explications nécessaires, le procureur de la République n'a pas été en mesure de faire la lumière sur les circonstances de la garde à vue du proche des requérants.

60. La Cour prend note des actes d'enquête effectués par le procureur de la République et des efforts fournis par lui pour établir les faits. Toutefois, elle relève un certain nombre de lacunes dans la conduite de l'enquête. D'abord, le procureur de la République n'a pas cherché à recueillir les déclarations des gendarmes d'Uzungeçit qui avaient procédé à l'arrestation du proche des requérants ni d'ailleurs des gendarmes d'Uludere où celui-ci a été transféré. Leurs déclarations auraient sans doute apporté des informations utiles, d'autant plus que les autorités n'ont pas été en mesure de produire un procès-verbal de libération ou tout autre document en ce sens. Ainsi, l'audition de ces gendarmes aurait permis de confirmer ou d'écarter l'allégation du Gouvernement quant à la libération de Zeki le 14 mai 1994. A cet égard, le seul témoignage dans ce sens est celui du commandant de la gendarmerie d'Uludere recueilli le 27 avril 2000, soit environ six ans après les faits. Enfin, aucune procédure pénale n'a été engagée pour déterminer qui ont été les responsables de la disparition de l'intéressé, ce malgré la demande du procureur de la République en ce sens. La direction des affaires pénales du ministère de la Justice n'a pas donné son autorisation pour l'ouverture d'une action pénale à l'encontre du commandant de la gendarmerie d'Uludere. Or, il convient de souligner que le transfert de Zeki à la gendarmerie d'Uludere a été établi par un procès-verbal signé par ledit commandant et que Zeki est porté disparu depuis lors.

61. Eu égard aux constatations ci-dessus, la Cour conclut que les autorités internes n'ont pas mené une enquête suffisante et effective qui aurait permis de faire la lumière sur les circonstances de la disparition du proche des requérants.

62. Partant, l'article 2 de la Convention a été violé de ce chef aussi.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

63. Les requérants soutiennent que le droit à la liberté et à la sûreté de leur proche a été méconnu, dans la mesure où celui-ci n'a pas été traduit devant un juge ou un magistrat. Ils y voient une violation de l'article 5 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s'il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s'il a fait l'objet d'une arrestation ou d'une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi ;

c) s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;

(...)

2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu'elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

5. Toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

64. La Cour réitère une fois encore l'importance fondamentale des garanties figurant à l'article 5 et visant au respect du droit des individus, dans une démocratie, d'être à l'abri d'une détention arbitraire opérée par les autorités. Pour réduire au minimum le risque de détention arbitraire, l'article 5 prévoit un ensemble de droits matériels conçus pour s'assurer que l'acte de privation de liberté est susceptible d'un contrôle juridictionnel indépendant et engagera la responsabilité des autorités (Çakıcı, précité, § 104, et Tanış et autres, précité, § 214).

65. Dans la présente affaire, la détention de Zeki n'est pas sujette à contestation entre les parties, bien qu'il existe une divergence quant à la date à laquelle il a été arrêté. La Cour note qu'il n'existe aucune trace officielle de l'éventuelle libération de l'intéressé. Le Gouvernement n'a fourni aucune explication crédible ou étayée quant à ce qui est advenu de Zeki après son transfert à la gendarmerie d'Uludere.

66. La Cour a conclu que la responsabilité de l'État défendeur était engagée dans la disparition de l'intéressé (paragraphe 55 ci-dessus). Elle a aussi estimé que l'enquête diligentée par les autorités a révélé des négligences et manqué d'efficacité (paragraphes 60-61 ci-dessus). Par conséquent, elle constate qu'une disparition ainsi inexpliquée constitue une violation particulièrement grave du droit à la liberté et à la sûreté de la personne, consacré par l'article 5 de la Convention (voir Tanış et autres, précité, § 216).

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

67. Les requérants se plaignent de ne pas disposer de voie de recours effective pour faire valoir leurs allégations, en violation de l'article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

68. L'article 13 garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition exige dès lors un recours interne habilitant l'instance compétente à connaître du contenu du « grief défendable » au regard de la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les États contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l'obligation découlant de l'article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif », en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l'État défendeur (İrfan Bilgin, précité, § 156).

Par ailleurs, lorsque les parents d'une personne ont des motifs défendables de prétendre que celle-ci a disparu alors qu'elle se trouvait entre les mains des autorités, ou lorsqu'un droit d'une importance fondamentale tel que le droit à la vie est en jeu, l'article 13 requiert, outre le versement d'une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l'identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif des parents à la procédure d'enquête (Timurtaş, précité, § 111, et Tanış et autres, précité, § 225 in fine).

69. La Cour ayant constaté que les autorités internes ont failli à leur obligation de protéger le droit à la vie du proche des requérants, ces derniers avaient droit à un recours effectif dans le sens indiqué au paragraphe précédent.

70. En conséquence, les autorités étaient tenues de mener une enquête effective sur la disparition des proches des requérants. Compte tenu des éléments exposés aux paragraphes 61-62 ci-dessus, la Cour conclut que l'État défendeur a manqué à cette obligation.

71. Il y a donc eu violation de l'article 13 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 2 ET 5

72. Les requérants dénoncent une discrimination en raison de leurs origines et religion. Ils invoquent l'article 14 de la Convention, combiné avec les articles 2 et 5.

73. La Cour estime que les allégations formulées par les requérants sous l'angle de cette disposition ne sont pas fondées et que les éléments versés au dossier ne révèlent aucune violation de cette disposition. Partant, elle conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention.

V. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

74. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

75. Apro Diril et Meryem Diril, père et mère de Zeki, réclament 30 000 euros (EUR) chacun pour dommage matériel. Süleyman Diril, Can Diril, Yakup Diril et Dilber Diril, frères et sœur de Zeki, réclament, quant à eux, 10 000 EUR chacun.

Faisant valoir la vive angoisse et la profonde détresse éprouvées en raison de la disparition de leur fils, Apro Diril et Meryem Diril sollicitent 30 000 EUR chacun au titre du préjudice moral. Les autres requérants réclament 10 000 EUR chacun.

76. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il les trouve sans fondement et exagérées.

77. La Cour note que les demandes des requérants au titre du dommage matériel ne sont aucunement étayées. Partant, elle ne peut y faire droit.

En revanche, elle admet que les intéressés ont subi un préjudice moral qui ne saurait être réparé par les seuls constats de violation. Statuant en équité, elle alloue 30 000 EUR à Apro Diril et Meryem Diril conjointement, ainsi que 5 000 à chacun des requérants Süleyman Diril, Can Diril, Yakup Diril et Dilber Diril.

B. Frais et dépens

78. Les requérants demandent 15 400 dollars américains (USD) au titre des frais et dépens et fournissent pour ce faire une convention d'honoraires d'un montant de 18 000 USD, dont 1 000 ont déjà été payés.

79. Le Gouvernement conteste ce montant qu'il juge excessif.

80. La Cour rappelle qu'au titre de l'article 41 de la Convention, elle rembourse les frais dont il est établi qu'ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d'un montant raisonnable (voir, parmi d'autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999II).

A la lumière de ce principe et compte tenu des éléments en sa possession, elle estime raisonnable d'allouer la somme de 5 000 EUR et l'accorde aux requérants conjointement.

C. Intérêts moratoires

81. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1. Dit que l'État défendeur est responsable de la disparition de Zeki Diril, en violation de l'article 2 de la Convention ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention en ce que les autorités de l'État défendeur n'ont pas mené d'enquête effective sur les circonstances de la disparition de Zeki Diril ;

3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 de la Convention ;

4. Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;

5. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 5 ;

6. Dit

a) que l'État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. pour dommage moral, 30 000 EUR (trente mille euros) aux requérants Apro Diril et Meryem Diril conjointement, ainsi que 5 000 EUR (cinq mille euros) à chacun des requérants Süleyman Diril, Can Diril, Yakup Diril et Dilber Diril ;

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros) pour frais et dépens aux six requérants conjointement ;

iii. tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président