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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
19.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE RAICU c. ROUMANIE

(Requête no 28104/03)

ARRÊT

STRASBOURG

19 octobre 2006

DÉFINITIF

19/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Raicu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Berro-Lefevre, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 28104/03) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Alexandrina Raicu (« la requérante »), a saisi la Cour le 4 août 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Beatrice Ramaşcanu.

3. Le 4 novembre 2005, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, il a décidé que la recevabilité et le bienfondé de l'affaire seraient examinés en même temps.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. La requérante est née en 1943 et réside à Bucarest.

5. Le 10 juillet 1997, T.A. et T.V. introduisirent contre le conseil municipal de Bucarest une action en revendication de l'appartement no 51, sis à Bucarest au no 7, rue Fuiorului, qui leur avait été confisqué par l'Etat en vertu du décret no 223/1974 lors de leur départ définitif à l'étranger en 1978.

6. Le 16 octobre 1997, le conseil municipal de Bucarest vendit à la requérante l'appartement litigieux, en vertu de la loi no 112/1995 sur le régime juridique de certains immeubles à destination d'habitation entrés dans le patrimoine de l'Etat avant 1989 (« la loi no 112/1995 »).

7. Par un jugement du 9 octobre 1998, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit l'action en revendication précitée. En l'absence de recours formé par le conseil municipal, le jugement devint définitif.

8. Par un jugement du 30 novembre 1999, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit l'action en annulation du contrat de vente du 16 octobre 1997, introduite par T.A. et T.V. et dirigée contre le conseil municipal de Bucarest et contre la requérante, au motif que la mairie avait été de mauvaise fois lors de la conclusion du contrat, compte tenu de l'action en revendication pendante à l'époque.

9. Le 23 novembre 2000, le tribunal départemental de Bucarest rendit un arrêt de rejet de l'appel interjeté par la requérante et par la mairie de Bucarest contre le jugement susmentionné.

10. Par un arrêt du 12 mars 2001, la cour d'appel de Bucarest accueillit le recours formé par la requérante et rejeta l'action en annulation du contrat de vente litigieux. Elle jugea que l'intéressée avait été de bonne foi lors de la conclusion du contrat et que la méconnaissance par la mairie de Bucarest de son obligation légale de suspendre la vente de l'appartement après l'introduction de l'action en revendication par T.A. et T.V. n'était pas sanctionnée par la nullité absolue du contrat, mais par la nullité relative, qui ne pouvait pas être invoquée par T.A. et T.V., tiers au contrat. La cour ajouta que les dispositions d'application de la loi no 112/1995 prévoyaient que les fonctionnaires de la mairie étaient responsables du préjudice causé par la méconnaissance de l'obligation de suspendre la vente en question.

11. Par un arrêt du 12 février 2003, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation formé par le procureur général contre l'arrêt du 12 mars 2001 précité. Elle jugea que, puisque la loi no 112/1995, telle que modifiée par la décision du gouvernement no 11/1997, ne permettait que la vente des immeubles nationalisés par l'Etat en vertu d'un titre valable, l'appartement litigieux, nationalisé sans titre valable, n'aurait pas dû faire l'objet d'un contrat de vente, qui dès lors était frappé de nullité absolue. La cour estima que la mairie avait été de mauvaise foi lors de la conclusion du contrat de vente, et que la requérante n'avait pas prouvé sa bonne foi, notamment faute de diligence pour se renseigner sur la situation de l'appartement en question.

12. En conséquence, la Cour suprême de justice cassa l'arrêt du 12 mars 2001 de la cour d'appel de Bucarest et confirma le bien-fondé de l'annulation du contrat de vente du 16 octobre 1997.

13. A présent, la requérante fait l'objet d'une procédure en expulsion de l'appartement en cause.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le code de procédure civile

14. A l'époque des faits, les articles pertinents du code de procédure civile disposaient :

Article 330

« Le procureur général peut, soit d'office soit à la demande du ministre de la justice, former, devant la Cour suprême de justice, un recours en annulation contre une décision définitive et irrévocable pour les motifs suivants :

1. lorsque les tribunaux ont dépassé leurs compétences,

2. lorsque la décision, objet du recours en annulation, a méconnu essentiellement la loi, ce qui a entraîné une solution erronée sur le fond de l'affaire, ou lorsque cette décision est manifestement mal fondée. »

Article 3301

« Dans les cas prévus aux §§ 1 et 2 de l'article 330, le recours en annulation peut être formé dans un délai d'un an à partir de la date où la décision visée est devenue définitive et irrévocable. »

15. Les articles 330 et 3301 ont été abrogés par l'article I § 17 de l'ordonnance d'urgence du gouvernement no 58 du 25 juin 2003.

B. Le droit et la jurisprudence internes relatifs aux voies de recours disponibles aux personnes dont les contrats de vente conclus en vertu de la loi no 112/1995 ont été annulés

16. Les articles 49 et 51 de la loi no 10/2001 sur la restitution des biens nationalisés abusivement (« la loi no 10/2001 ») prévoient que les anciens locataires de l'Etat dont les contrats de vente des appartements qu'ils avaient loués ont été annulés peuvent demander en justice le remboursement par les autorités du prix payé, actualisé en fonction du taux d'inflation, et des dépenses nécessaires et utiles faites dans ces appartements. Dans le cas où l'appartement en question avait été nationalisé de manière légale, le remboursement des dépenses est à la charge de la personne ayant droit à la restitution du bien.

17. Sur le fondement des articles 49 et 51 précités, par un arrêt du 25 mars 2005, rendu en dernier ressort, le tribunal départemental de Bucarest accueillit l'action des anciens locataires dont les contrats d'achat de l'appartement en cause avait été annulé et condamna l'Etat au remboursement du prix qu'ils avaient payé, actualisé en fonction du taux d'inflation, soit 85 499 752 lei [environ 2 320 euros], et les nouveaux propriétaires au remboursement des dépenses nécessaires et utiles faites par les premiers dans l'appartement, soit 92 959 630 lei [environ 2 525 euros]. Par un arrêt du 29 mars 2005, le tribunal précité accueillit, en dernier ressort, une action similaire, condamnant l'Etat au remboursement du prix actualisé, soit 78 006 110 lei [environ 2 120 euros], et des dépenses nécessaires et utiles effectuées par les anciens locataires dans l'appartement en cause, soit 35 452 748 lei [environ 963 euros].

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

18. La requérante allègue que la remise en cause de l'arrêt définitif du 12 mars 2001 par la Cour suprême de justice, à la suite d'un recours en annulation formé par le procureur général, a enfreint le principe de la sécurité des rapports juridiques garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

19. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

20. Le Gouvernement concède que l'annulation de l'arrêt définitif du 12 mars 2001 de la cour d'appel de Bucarest par la voie d'un recours en annulation constitue une ingérence dans le droit de la requérante à un procès équitable et au respect de la sécurité des rapports juridiques, mais estime que ce droit n'est pas absolu (Fayed c. Royaume-Uni, arrêt du 21 septembre 1994, série A no 294-B, pp. 49-50, § 65). Selon lui, l'ingérence en cause était prévue par la loi, à savoir par les articles 330 et 3301 du code de procédure civile, entre temps abrogés, elle visait un but légitime, soit le respect du droit de propriété des anciens propriétaires, et elle était proportionnelle au but poursuivi.

21. S'agissant de la proportionnalité de l'ingérence, le Gouvernement met en avant que la Cour suprême de justice s'est trouvée devant le dilemme de mettre en balance le respect de la sécurité des rapports juridiques et celui du droit de propriété des anciens propriétaires, droit reconnu avec effet rétroactif par le jugement du 9 octobre 1998 du tribunal de première instance de Bucarest. Il estime que l'annulation de l'arrêt du 12 mars 2001 rendu en faveur de la requérante a été nécessaire pour restaurer l'ordre juridique interne et assurer le respect du droit de propriété des anciens propriétaires, T.A. et T.V. En outre, il considère qu'il convient de tenir compte dans l'examen de la proportionnalité du fait que la requérante pouvait introduire contre les autorités une action en remboursement du prix plafonné payé pour l'appartement litigieux, actualisé en fonction du taux d'inflation.

22. La requérante conteste les arguments du Gouvernement et maintient que l'annulation de l'arrêt définitif du 12 mars 2001 a enfreint son droit à un procès équitable.

23. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable devant un tribunal, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, doit s'interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des Etats contractants.

24. Un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, qui veut, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu c. Roumanie, [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII). En vertu de ce principe, aucune partie n'est habilitée à solliciter la supervision d'un jugement définitif et exécutoire à la seule fin d'obtenir un réexamen de l'affaire et une nouvelle décision à son sujet. La supervision ne doit pas devenir un appel déguisé et le simple fait qu'il puisse exister deux points de vue sur le sujet n'est pas un motif suffisant pour rejuger une affaire. Il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l'exigent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003IX).

25. S'agissant de l'argument du Gouvernement, selon lequel l'annulation de l'arrêt du 12 mars 2001 de la cour d'appel de Bucarest était nécessaire pour assurer le respect du droit de propriété de T.A. et T.V., la Cour rappelle avoir jugé que l'atténuation des anciennes atteintes ne doit pas créer de nouveaux torts disproportionnés (voir, mutatis mutandis, Pincová et Pinc, no 36548/97, CEDH 2002VIII, § 58). Elle estime qu'il ne revient pas à une personne ayant bénéficié d'un jugement définitif favorable la charge de supporter les conséquences du fait que le système législatif et judiciaire interne a abouti en l'espèce à la coexistence des deux jugements définitifs confirmant le droit de propriété des personnes différentes sur le même bien.

26. Quant à la possibilité pour la requérante d'obtenir en justice la restitution du prix payé pour l'appartement litigieux, actualisé en fonction du taux d'inflation, la Cour considère qu'au regard du grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention, cette possibilité ne saurait passer pour une mesure susceptible de porter remède à l'ingérence subie par l'intéressée dans son droit à un procès équitable par l'annulation de l'arrêt définitif qui lui était favorable (voir, mutatis mutandis, Brumărescu, précité, § 50) ou de justifier l'atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques.

27. Au vu des observations ci-dessus, la Cour estime qu'il n'y a pas en l'espèce des motifs substantiels et impérieux qui justifieraient une dérogation du principe de la sécurité des rapports juridiques et n'aperçoit pas de motif de s'écarter de l'approché suivi dans d'autres affaires similaires, la situation de fait étant sensiblement la même (voir, entre autres, SC Maşinexportimport Industrial Group SA c. Roumanie, no 22687/03, §§ 36-37, 1er décembre 2005).

28. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l'annulation par la Cour suprême de justice de l'arrêt définitif du 12 mars 2001 a enfreint le principe de la sécurité des rapports juridiques, portant atteinte au droit de la requérante à un procès équitable.

29. Par conséquent, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

30. La requérante dénonce une violation de son droit au respect de ses biens, du fait de l'annulation de l'arrêt définitif du 12 mars 2001 par la Cour suprême de justice. Elle invoque l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

31. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention Elle relève en outre qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

32. Le Gouvernement reconnaît que l'annulation de l'arrêt définitif du 12 mars 2001 par la Cour suprême de justice constitue une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens. Toutefois, il estime que cette ingérence était prévue par la loi, soit par les articles 330 et 3301 du code de procédure civile, entre temps abrogés, qu'elle visait un but légitime, soit le respect du droit de propriété des anciens propriétaires, et qu'elle était proportionnelle au but poursuivi. A ce titre, le Gouvernement renvoie à l'affaire Strain c. Roumanie (no 57001/00, § 38, 21 juillet 2005) et met en avant que T.A. et T.V., les anciens propriétaires de l'appartement litigieux, disposaient d'un « bien » en vertu du jugement définitif du 9 octobre 1998, à effet rétroactif, par lequel l'Etat avait été condamné à leur restituer l'appartement en cause. Il considère, renvoyant de la jurisprudence pertinente, que la requérante aurait pu introduire une action pour obtenir, d'une part, le remboursement du prix plafonné payé pour l'appartement litigieux qui, actualisé en fonction du taux d'inflation, s'élèverait à 1 180 euros, et d'autre part, les dépenses nécessaires et utiles effectuées dans l'appartement.

33. La requérante conteste les arguments du Gouvernement et maintient que l'annulation de l'arrêt définitif du 12 mars 2001 l'a privée de son droit de propriété sur l'appartement en question.

34. La Cour observe tout d'abord qu'il n'est pas contesté que la requérante bénéficiait d'un « bien », au sens de la jurisprudence de la Cour, en vertu de l'arrêt définitif du 12 mars 2001 de la cour d'appel de Bucarest, qui a reconnu la validité du contrat du 16 octobre 1997 par lequel la requérante avait acquis l'appartement litigieux.

35. Elle considère que l'annulation par la Cour suprême de justice de l'arrêt définitif susmentionné a eu pour effet de priver la requérante de son bien, au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, SC Maşinexportimport Industrial Group SA, précité, § 44).

36. Une privation de propriété relevant de la deuxième norme peut seulement se justifier si l'on démontre notamment qu'elle est intervenue pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi. De surcroît, toute ingérence dans la jouissance de la propriété doit répondre au critère de proportionnalité. La Cour ne cesse de le rappeler : un juste équilibre doit être maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. L'équilibre à préserver sera détruit si l'individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante. A cet égard, la Cour a déjà jugé que cet équilibre est en règle générale atteint lorsque l'indemnité versée à la personne privée de propriété est raisonnablement en rapport avec la valeur « vénale » du bien, telle que déterminée au moment où la privation de propriété est réalisée (Brumărescu, précité, § 78, et Pincová et Pinc, précité, § 53).

37. En l'espèce, à supposer même que l'ingérence litigieuse eût une « base légale » et servît une cause d'utilité publique, la Cour doit examiner si elle répondait au critère de la proportionnalité. A cet égard, elle prend note des arguments du Gouvernement, à savoir que les anciens propriétaires bénéficiaient eux aussi d'un jugement définitif reconnaissant leur droit de propriété et condamnant les autorités à leur restituer l'appartement en question, et que la requérante aurait pu introduire une action en remboursement du prix actualisé et des dépenses faites avec l'appartement. Néanmoins, la Cour rappelle avoir jugé que l'atténuation des anciennes atteintes ne doit pas créer de nouveaux torts disproportionnés. A cet effet, la législation devrait permettre de tenir compte des circonstances particulières de chaque espèce, afin que les personnes ayant acquis leurs biens de bonne foi ne soient pas amenées à supporter le poids de la responsabilité de l'Etat qui avait jadis confisqué ces biens (voir Pincová et Pinc, précité, § 58).

38. La Cour relève qu'en vertu de l'arrêt définitif du 12 mars 2001, la requérante s'est vu reconnaître son droit de propriété sur l'appartement en cause, les juridictions internes l'ayant considérée de bonne foi lors de la conclusion du contrat de vente de l'appartement du 16 octobre 1997. Elle observe que la requérante ne s'est vu octroyer aucune indemnité pour l'appartement dont elle a été privée à la suite de l'annulation de l'arrêt susmentionné par la Cour suprême de justice. Si la requérante n'a pas introduit d'action en remboursement du prix payé et des dépenses nécessaires et utiles effectuées avec l'appartement, force est de constater que, tel qu'il ressort d'ailleurs de la jurisprudence soumise par le Gouvernement, une telle action n'aurait pas pu mener à l'octroi d'une indemnité qui soit raisonnablement en rapport avec la valeur « vénale » de l'appartement dont elle a été privée. Par ailleurs, la Cour note que le Gouvernement n'a pas soutenu que la requérante disposait d'une voie de recours qui lui aurait permis de compenser la différence entre le prix d'achat actualisé, évalué à 1 180 euros, et la valeur du bien à la date de l'arrêt du 12 février 2003 rendu dans le recours en annulation.

39. Au vu des observations ci-dessus, la Cour estime que l'atteinte au droit de la requérante au respect de ses biens a rompu, en sa défaveur, le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l'intérêt général.

Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

40. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

41. Pour ce qui est du préjudice matériel subi, la requérante sollicite 35 000 EUR, représentant la valeur de l'appartement dont elle a été privée par l'accueil du recours en annulation. Elle demande également 15 000 EUR au titre du dommage moral pour les souffrances causées par l'ingérence de l'Etat dans son droit de propriété.

42. Le Gouvernement considère que le montant qui doit être pris en compte au titre du dommage matériel est le prix plafonné payé en 1997 par la requérante, actualisé en fonction du taux d'inflation, soit 1 180 EUR, et qu'en raison du fait que cette dernière n'a pas payé en 1997 le prix de marché de l'appartement litigieux, elle n'aurait pas pu obtenir une somme correspondant à la valeur actuelle du bien. Au regard de la demande pour préjudice moral, le Gouvernement estime que le préjudice allégué serait suffisamment compensé dans le cas d'un constat de violation et que, de toute manière, la requérante n'a pas prouvé de lien de causalité entre la prétendue violation et la souffrance invoquée.

43. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences. Si le droit interne ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, l'article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d'accorder une réparation à la partie lésée par l'acte ou l'omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée. Dans l'exercice de ce pouvoir, elle dispose d'une certaine latitude ; l'adjectif « équitable » et le membre de phrase « s'il y a lieu » en témoignent.

44. Parmi les éléments pris en considération par la Cour, lorsqu'elle statue en la matière, figurent le dommage matériel, c'est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée, et le dommage moral, c'est-à-dire la réparation de l'état d'angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation, ainsi que d'autres dommages non matériels (voir, parmi d'autres, Ernestina Zullo c. Italie, no 64897/01, § 25, 10 novembre 2004).

45. En outre, là où les divers éléments constituant le préjudice ne se prêtent pas à un calcul exact ou là où la distinction entre dommage matériel et dommage moral se révèle difficile, la Cour peut être amenée à les examiner globalement (Comingersoll c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV).

46. La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que la restitution de l'appartement litigieux à la requérante, dont le droit de propriété avait été confirmé par l'arrêt définitif du 12 mars 2001 de la cour d'appel de Bucarest, placerait l'intéressée autant que possible dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. A défaut pour l'État défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser à la requérante, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle de l'appartement.

47. Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local et des éléments fournis par les parties, la Cour estime que la demande de la requérante au titre du dommage matériel doit être accueillie intégralement et lui octroie 35 000 EUR à ce titre.

48. Au regard de la demande pour dommage moral, la Cour estime que l'annulation de l'arrêt définitif du 12 mars 2001 par la Cour suprême de justice a entraîné une atteinte grave au droit de la requérante au respect de ses biens, constitutive d'un préjudice moral. Eu égard à l'ensemble des éléments en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle lui alloue 2 000 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

49. Sans chiffrer de montant ou soumettre de justificatifs, la requérante demande également le remboursement des taxes judiciaires exposées devant les juridictions internes.

50. Le Gouvernement ne s'oppose pas à ce que soit allouée à la requérante une somme correspondant aux frais exposés dans la procédure judiciaire interne et dans celle devant la Cour, dans la mesure où ces frais soient nécessaires, étayés par des justificatifs et qu'ils aient un lien avec l'affaire.

51. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des violations constatées, qui concernent seulement la procédure de recours en annulation devant la Cour suprême de justice, et des éléments en sa possession relatifs aux taxes judiciaires payées par la requérante dans cette procédure, la Cour estime raisonnable de lui octroyer 100 EUR à ce titre.

C. Intérêts moratoires

52. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

4. Dit

a) que l'État défendeur doit restituer à la requérante l'appartement no 51, sis à Bucarest au no 7, rue Fuiorului, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;

b) qu'à défaut d'une telle restitution, l'État défendeur doit verser à la requérante, dans le même délai de trois mois, 35 000 EUR (trente-cinq mille euros) pour dommage matériel ;

c) qu'en tout état de cause, l'Etat défendeur doit verser à la requérante 2 000 EUR (deux mille euros) pour préjudice moral ainsi que 100 EUR (cent euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur les sommes susmentionnées, sommes qui seront à convertir en lei (ROL) au taux applicable à la date du règlement ;

d) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président