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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
19.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE CEGLIA c. ITALIE

(Requête no 21457/04)

ARRÊT

STRASBOURG

19 octobre 2006

DÉFINITIF

19/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Ceglia c. Italie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

M. C.L. Rozakis, président,
Mme N. Vajić,
MM. A. Kovler,
V. Zagrebelsky,
Mme E. Steiner,
MM. K. Hajiyev,
D. Spielmann, juges,

et de M. S. Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 21457/04) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Nicola Ceglia (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 mai 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Mes D. Pizzillo et G. Papa, avocats à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, et par son coagent, M. F. Crisafulli.

3. Le 7 septembre 2005, la première section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1952 et réside à Montesarchio (Bénévent).

5. Il était propriétaire d'un terrain agricole sis à Montesarchio et enregistré au cadastre, feuille 21, parcelle 63.

6. En 1985, un éboulement se produit dans une partie du terrain du requérant.

7. En 1987, la municipalité de Montesarchio confia à la société Z. la construction d'un mur visant à limiter le risque d'un nouvel éboulement menaçant la route sise le long des bornes de ce terrain. Ce mur devait être réalisé sur une partie du terrain du requérant, à savoir 110 mètres carrés.

8. A une date non précisée, la société Z. procéda à l'occupation matérielle du terrain et entama les travaux de construction.

9. Par un acte d'assignation notifié le 8 novembre 1988, le requérant introduisit devant le tribunal de Bénévent une action en dommages-intérêts à l'encontre de la municipalité de Montesarchio. Il alléguait que l'occupation était illégale, en l'absence d'un arrêté autorisant celle-ci et d'un décret d'expropriation, ainsi que du paiement d'une indemnité. Il réclamait notamment un dédommagement pour la perte de la partie du terrain irréversiblement transformée, ainsi qu'un dédommagement pour la destruction des cultures et ouvrages existant sur la partie restante du terrain.

10. La municipalité de Montesarchio se constitua dans la procédure et demanda l'appel en garantie de la société Z. Le tribunal de Bénévent fit droit à cette demande mais la société Z. ne se constitua pas dans la procédure et par conséquent fut déclarée contumace.

11. Au cours du procès, une expertise rédigée le 11 octobre 1994 fut déposée au greffe. Selon l'expert, la valeur vénale en 1994 de la partie du terrain occupée était de 2 750 000 ITL, soit 25 000 ITL le mètre carré. En outre, l'expert évalua à 16 400 000 ITL le dédommagement dû pour la destruction des ouvrages et cultures existant sur la partie restante du terrain.

12. Par un jugement déposé au greffe le 9 mai 2003, le tribunal de Bénévent déclara que l'occupation du terrain du requérant était illégale ab initio, en raison de l'absence d'un arrêté autorisant celle-ci. Toutefois, le requérant devait être considéré comme privé de la partie de son terrain qui avait été irréversiblement transformée par l'effet de la réalisation de l'ouvrage public, soit 110 mètres carrés, en vertu du principe de l'expropriation indirecte.

13. A la lumière de ces considérations, le tribunal condamna la municipalité de Montesarchio et la société Z. à verser au requérant un dédommagement pour la perte de la partie du terrain occupée égal à la valeur vénale de celle-ci en 1994 réévaluée au jour du prononcé, à savoir 2 826,31 EUR. De plus, le tribunal condamna la municipalité de Montesarchio et la société Z. à verser au requérant la somme de 10 848,58 EUR à titre d'indemnisation pour les dommages concernant la partie restante du terrain.

14. D'après le requérant, ce jugement, qui fut notifié à la municipalité de Montesarchio le 21 juillet 2003, a acquis force de chose jugée le 24 juin 2004.

15. Il ressort du dossier que le 15 mars 2004, la municipalité de Montesarchio versa au requérant les sommes dues aux termes du jugement du tribunal de Bénévent.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16. Le droit interne pertinent se trouve décrit dans l'arrêt Serrao c. Italie (no 67198/01, 13 octobre 2005).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

17. Le requérant allègue avoir été privé de son bien dans des circonstances incompatibles avec l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

18. Le Gouvernement soulève d'abord une exception tirée du dépassement du délai de six mois. A cet égard, il observe que le jugement du tribunal de Bénévent a été notifié à la municipalité le 21 juillet 2003 et il en déduit qu'aux termes de l'article 325 du code de procédure civile, ce jugement aurait acquis force de chose jugée le 6 octobre 2003.

19. En outre, le Gouvernement fait valoir que le requérant n'aurait pas qualité de victime au sens de l'article 34 de la Convention, compte tenu de ce que le tribunal lui a alloué une somme égale à la valeur vénale du terrain.

20. Enfin, le Gouvernement excipe le non-épuisement des voies de recours internes. A cet égard, il reconnaît que le requérant a dû attendre un temps considérable avant d'obtenir son dédommagement. Toutefois, il fait valoir que ce retard ne constitue qu'un aspect de la violation du délai raisonnable visé à l'article 6 § 1 de la Convention et il observe que le requérant a omis de soulever devant la Cour un grief tiré de ce dernier article, ainsi que d'exercer le recours Pinto.

21. Le requérant s'oppose aux exceptions du Gouvernement. Quant à l'exception tirée du dépassement du délai de six mois, il fait notamment valoir que le jugement du tribunal de Bénévent a été notifié seulement à la municipalité afin d'en obtenir l'exécution et que par conséquent il a acquis force de chose jugée le 24 juin 2004. De plus, il observe qu'en tout état de cause ce jugement a été exécuté par la municipalité seulement le 15 mars 2004.

22. S'agissant de l'exception tirée du dépassement du délai de six mois, la Cour rappelle que, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation (voir, parmi d'autres, l'arrêt no 7331 du 9 août 1996, rendu par les sections unies, ainsi que l'arrêt no 17790 du 22 novembre 2003, rendu par la section compétente en matière de travail et l'arrêt no 6480 du 8 juin 1995, rendu par la première section), la notification d'un jugement à la partie d'un procès et non pas à son défenseur ne fait pas courir le délai court prévu par l'article 325 du code de procédure civile, le délai long prévu par l'article 327 du code de procédure civile étant toujours applicable.

23. Or, le requérant a notifié le jugement du tribunal de Bénévent à la municipalité de Montesarchio et non pas au défenseur de celle-ci. Il s'ensuit que cette notification était valable uniquement en ce qui concerne l'exécution du jugement et n'a pas eu pour effet de rendre applicable au cas d'espèce le délai court prévu par l'article 325 du code de procédure civile. Dès lors, le jugement en question a acquis force de chose jugée le 24 juin 2004, le délai plus long prévu par l'article 327 du code de procédure civile étant applicable en l'espèce. Cette exception ne saurait donc être retenue.

24. S'agissant de l'exception tirée de l'absence de la qualité de victime et de l'exception de non-épuisement des voies de recours internes, la Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ces exceptions sont étroitement liées au fond de la requête et décide de les joindre au fond. Elle constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

25. D'emblée, le Gouvernement renvoie aux arguments déjà soumis à la Cour dans d'autres affaires similaires en matière d'expropriation indirecte.

26. De plus, il fait valoir que le principe jurisprudentiel de l'expropriation indirecte constituerait une manière de réglementer une situation résultant d'un défaut de procédure ayant entaché l'expropriation et à la suite duquel l'action de l'administration est devenue illégale.

27. D'après le Gouvernement, une telle réglementation d'une situation née d'un acte illégal ne romprait pas de manière évidente le juste équilibre entre les différentes exigences en conflit.

b) Le requérant

28. Le requérant fait observer qu'il a été privé de son bien en vertu du principe de l'expropriation indirecte, tel qu'appliqué par les juridictions nationales. Il observe que l'expropriation indirecte est un mécanisme qui permet à l'autorité publique d'acquérir un bien en toute illégalité, ce qui n'est pas admissible dans un Etat de droit.

29. Il demande à la Cour de déclarer que l'expropriation du terrain n'est pas conforme au principe de légalité.

  1. Appréciation de la Cour

a) Sur l'existence d'une ingérence

30. La Cour rappelle d'emblée qu'elle a joint au fond les exceptions du Gouvernement tirées de l'absence de qualité de victime du requérant et du non-épuisement des voies de recours internes.

31. La Cour rappelle que, pour déterminer s'il y a eu « privation de biens », il faut non seulement examiner s'il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si cette situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 24-25, § 63).

32. La Cour relève que, en appliquant le principe de l'expropriation indirecte, le tribunal de Bénévent a considéré le requérant comme étant privé de son bien en raison de sa transformation irréversible. A défaut d'un acte formel d'expropriation, le constat d'illégalité de la part du juge est l'élément qui consacre le transfert au patrimoine public du bien occupé. Dans ces circonstances, la Cour conclut que le jugement du tribunal de Bénévent a eu pour effet de priver le requérant de son bien au sens de la deuxième phrase de l'article 1 du Protocole no 1 (Carbonara et Ventura, précité, § 61, et Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999-VII).

33. Pour être compatible avec l'article 1 du Protocole no 1 une telle ingérence doit être opérée « pour cause d'utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L'ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (Sporrong et Lönnroth, précité, p. 26, § 69). En outre, la nécessité d'examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu'il s'est avéré que l'ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n'était pas arbitraire » (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).

34. Dès lors, la Cour n'estime pas opportun de fonder son raisonnement sur la simple évaluation du montant de la réparation accordée au requérant (Carbonara et Ventura, précité, § 62).

b) Sur le respect du principe de légalité

35. La Cour renvoie à sa jurisprudence en matière d'expropriation indirecte (Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000VI ; Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000VI ; parmi les arrêts plus récents, voir Acciardi et Campagna c. Italie, no 41040/98, 19 mai 2005 ; Pasculli c. Italie, no 36818/97, 17 mai 2005, Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, 17 mai 2005 ; Serrao c. Italie, no 67198/01, 13 octobre 2005 ; La Rosa et Alba c. Italie (no 1), no 58119/00, 11 octobre 2005 ; Chirò c. Italie (no 4), no 67196/01, 11 octobre 2005), selon laquelle l'expropriation indirecte méconnaît le principe de légalité au motif qu'elle n'est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et qu'elle permet en général à l'administration de passer outre les règles fixées en matière d'expropriation. En effet, dans tous les cas, l'expropriation indirecte vise à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l'administration, à régler les conséquences pour le particulier et pour l'administration, au bénéfice de celle-ci.

36. Dans la présente affaire, la Cour relève qu'en appliquant le principe de l'expropriation indirecte, le tribunal de Bénévent a considéré le requérant privé de son bien en raison de sa transformation irréversible, les conditions d'illégalité de l'occupation et d'intérêt public de l'ouvrage construit étant réunies. Or, en l'absence d'un acte formel d'expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n'est que par la décision judiciaire définitive que l'on peut considérer le principe de l'expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l'acquisition du terrain au patrimoine public a été consacrée. Par conséquent, le requérant n'a eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain que le 24 juin 2004, date à laquelle le jugement du tribunal de Bénévent a acquis force de chose jugée.

37. La Cour observe ensuite que la situation en cause a permis à l'administration de tirer parti d'une occupation de terrain illégale. En d'autres termes, l'administration a pu s'approprier d'un terrain au mépris des règles régissant l'expropriation en bonne et due forme, et, entre autres, sans qu'une indemnité soit mise en parallèle à la disposition de l'intéressé.

38. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l'ingérence litigieuse n'est pas compatible avec le principe de légalité et qu'elle a donc enfreint le droit au respect des biens du requérant.

39. Dès lors, les exceptions tirées de l'absence de qualité de victime et du non-épuisement des voies de recours internes ne sauraient être retenues et il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

40. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

41. A titre de préjudice matériel, le requérant sollicite le versement de la somme de 25 000 EUR.

42. S'agissant du préjudice moral, le requérant demande 5 000 EUR.

43. Enfin, le requérant demande 8 432,53 EUR pour frais de procédure devant la Cour.

44. Quant au préjudice matériel, le Gouvernement fait d'abord valoir que le requérant a été intégralement dédommagé et par conséquent ne peux plus réclamer de sommes supplémentaires.

45. En tout état de cause, le Gouvernement soutient que le requérant n'a pas étayé sa demande et que la somme réclamée est excessive.

46. S'agissant du préjudice moral, le Gouvernement estime que dans l'hypothèse d'un constat de violation ce dernier constituerait en soi une réparation adéquate.

47. Enfin, le Gouvernement fait valoir que les frais concernant la procédure devant à la Cour sont excessifs et s'en remet à la sagesse de la Cour.

48. La Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et le requérant parviennent à un accord.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Rejette l'exception du Gouvernement tirée du dépassement du délai de six mois;

2. Joint au fond les exceptions du Gouvernement tirées de l'absence de qualité de victime et du non-épuisement des voies de recours internes et les rejette ;

3. Déclare la requête recevable ;

4. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

5. Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et le requérant à lui adresser par écrit, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue le président de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren Nielsen Christos Rozakis
Greffier Président