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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
19.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE GAUTIERI ET AUTRES c. ITALIE

(Requête no 68610/01)

ARRÊT

STRASBOURG

19 octobre 2006

DÉFINITIF

19/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Gautieri et autres c. Italie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
M. E. Myjer,
Mmes I. Ziemele,
I. Berro-Lefevre, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 68610/01) dirigée contre la République italienne et dont cinq ressortissants de cet État, Mme Antonia Gautieri, Mme Maria Gautieri, M. Donato Gautieri, M. Giuseppe Gautieri et Mme Rosa Gautieri (« les requérants »), ont saisi la Cour le 2 avril 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me G. Romano, avocat à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, par son coagent, M. F. Crisafulli, et par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.

3. Le 19 février 2004, la Cour (première section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

4. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1930, 1928, 1933, 1924 et 1915 et résident respectivement à Calitri (Avellino) et Rome.

6. Les requérants étaient copropriétaires d'un terrain constructible sis à Calitri et enregistré au cadastre, feuille 61, parcelles 334 et 526.

7. Par un arrêté ministériel du 3 février 1983, un groupe d'entreprises fut autorisé à occuper d'urgence une partie de ce terrain, à savoir 3 220 mètres carrés, en vue de son expropriation pour cause d'utilité publique, afin d'y construire des bâtiments industriels. Aux termes de cet arrêté, l'occupation devait commencer dans les deux mois à compter de la notification de l'arrêté.

8. Le 17 juillet 1984, le groupe d'entreprises procéda à l'occupation matérielle du terrain et entama les travaux de construction.

1. La procédure engagée à la suite de l'occupation du terrain

9. Par un acte d'assignation notifié le 20 septembre 1984, les requérants introduisirent une action en dommages-intérêts à l'encontre du groupe d'entreprises devant le tribunal de Sant'Angelo dei Lombardi. Ils faisaient valoir que l'occupation était illégale, étant donné qu'elle avait effectuée au delà du délai autorisé sans qu'il fût procédé à l'expropriation formelle et au paiement d'une indemnité, et ils demandaient un dédommagement pour la perte du terrain.

10. Au cours du procès, une première expertise fut déposée au greffe. Selon l'expert, la valeur marchande du terrain au 17 juillet 1984, à savoir au moment de son occupation, était de 50 000 ITL le mètre carré.

11. Une deuxième expertise fut déposée au greffe au cours du procès. Selon l'expert, la valeur marchande du terrain occupé était de 15 000 ITL le mètre carré en 1983 et de 25 000 ITL le mètre carré en 1989.

12. Par un jugement du 6 avril 1993, déposé au greffe le 21 avril 1993, le tribunal de Sant'Angelo dei Lombardi déclara que l'occupation du terrain avait été illégale depuis le début, étant donné qu'elle avait eu lieu après l'expiration du délai fixé par l'arrêté ministériel. Toutefois, les requérants devaient se considérer comme privés de leur terrain par l'effet de la construction des bâtiments industriels, en vertu du principe de l'expropriation indirecte.

13. A la lumière de ces considérations, le tribunal condamna le groupe d'entreprises à verser aux requérants un dédommagement égal à la valeur marchande du terrain en 1984, que le tribunal évalua à 32 200 000 ITL, plus réévaluation et intérêts.

14. Par un acte notifié le 21 avril 1994, les requérants interjetèrent appel de ce jugement devant la cour d'appel de Naples, contestant notamment l'évaluation de la valeur marchande du terrain de la part du tribunal de Sant'Angelo dei Lombardi.

15. Par un arrêt déposé au greffe le 16 novembre 1998, la cour d'appel de Naples rejeta l'appel des requérants, confirmant notamment l'évaluation de la valeur marchande du terrain effectuée de la part du tribunal de Sant'Angelo dei Lombardi.

16. Par un recours notifié le 30 décembre 1999, les requérants se pourvurent en cassation.

17. Par un arrêt déposé au greffe le 19 avril 2002, la Cour de cassation débouta les requérants de leur pourvoi.

2. Le recours Pinto

18. Par un recours déposé au greffe le 10 juillet 2001, les requérants saisirent la cour d'appel de Rome au sens de la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », afin de se plaindre de la durée de la procédure décrite ci dessus. Ils demandèrent à la cour d'appel de dire qu'il y avait eu une violation de l'article 6 § 1 de la Convention et de condamner l'État italien au versement de 30 000 000 ITL par personne, à titre de dédommagement des préjudices matériels et moraux subis.

19. Par une décision déposée au greffe le 22 novembre 2001, la cour d'appel de Rome constata le dépassement d'une durée raisonnable. Elle rejeta la demande relative au dommage matériel au motif que celle-ci n'était pas étayée, accorda 6 000 000 ITL (soit environ 3 098 EUR) par personne comme réparation du dommage moral et 4 000 000 ITL (soit environ 2 065 EUR) pour frais et dépens.

20. Par un recours notifié le 28 mars 2002, les requérants se pourvurent en cassation, contestant notamment le montant du dédommagement accordé par la cour d'appel.

21. Par un arrêt déposé au greffe le 17 octobre 2003, la Cour de cassation débouta les requérants de leur pourvoi.

22. Il ressort du dossier que le 2 décembre 2004, les requérants obtinrent le versement de l'indemnité.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

23. Le droit interne pertinent se trouve décrit dans l'arrêt Serrao c. Italie (no 67198/01, 13 octobre 2005).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

24. Les requérants allèguent avoir été privés de leur terrain dans des circonstances incompatibles avec l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

25. Le Gouvernement soulève une exception de tardiveté basée sur deux volets.

26. En premier lieu, il soutient que le jugement du tribunal de Sant'Angelo dei Lombardi a acquis force de chose jugée quant à la constatation du transfert de la propriété du terrain en vertu du principe de l'expropriation indirecte. Le délai de six mois prévu à l'article 35 de la Convention a commencé à courir à compter du moment du transfert de la propriété, qui doit nécessairement être antérieur au 6 avril 1993, date d'adoption dudit jugement du tribunal de Sant'Angelo dei Lombardi.

27. En deuxième lieu, le Gouvernement fait valoir que, dans le cas où l'on estimerait qu'une décision des juridictions internes est nécessaire afin de garantir l'application du principe de l'expropriation indirecte, plus de six mois se sont écoulés du jugement du 6 avril 1993, par lequel le tribunal de Sant'Angelo dei Lombardi a déclaré le transfert de propriété.

28. Les requérants s'opposent à l'exception du Gouvernement.

29. La Cour rappelle qu'elle a rejeté des exceptions semblables dans les affaires La Rosa et autres c. Italie (no 2), ((déc.), no 58274/00, 1er avril 2004), La Rosa et autres c. Italie (no 3), ((déc.), no 58386/00, 1er avril 2004), Carletta c. Italie, ((déc.), no 63861/00, 1er avril 2004), Donati c. Italie, ((déc.), no 63242/00, 13 mai 2004), Maselli c. Italie (no 2) ((déc.), no 61211/00, 27 mai 2004) et Chirò c. Italie (no 2) ((déc.), no 65137/01, 27 mai 2004). Elle n'aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc les deux volets de l'exception en question.

30. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

31. Le Gouvernement fait observer que, dans le cas d'espèce, il s'agit d'une occupation de terrain dans le cadre d'une procédure administrative reposant sur une déclaration d'utilité publique. Il admet que la procédure d'expropriation n'a pas été mise en œuvre dans les termes prévus par la loi, dans la mesure où aucun arrêté d'expropriation n'a été adopté.

32. Premièrement, il y aurait utilité publique, ce qui n'a pas été remis en cause par les juridictions nationales.

33. Deuxièmement, la privation du bien telle que résultant de l'expropriation indirecte serait « prévue par la loi ». Selon le Gouvernement, le principe de l'expropriation indirecte doit être considéré comme faisant partie du droit positif à compter au plus tard de l'arrêt de la Cour de cassation no 1464 de 1983. La jurisprudence ultérieure aurait confirmé ce principe et précisé certains aspects de son application et, en outre, ce principe aurait été reconnu par la loi no 458 du 27 octobre 1988 et par la loi budgétaire no 662 de 1996.

34. Le Gouvernement en conclut qu'à partir de 1983, les règles de l'expropriation indirecte étaient parfaitement prévisibles, claires et accessibles à tous les propriétaires de terrains.

35. A cet égard, le Gouvernement rappelle que la jurisprudence de la Cour a reconnu que la notion de loi comprend les principes généraux énoncés ou impliqués par elle (Maestri c. Italie, no 39748/98, 17 février 2004, et N. F. c. Italie, 37119/97, 2 août 2001).

36. Il s'ensuit que la jurisprudence consolidée de la Cour de cassation ne saurait être exclue de la notion de loi au sens de la Convention.

37. S'agissant de la qualité de la loi, le Gouvernement reconnaît que le fait qu'un arrêté d'expropriation n'ait pas été prononcé est en soi un manquement aux règles qui président à la procédure administrative.

38. Toutefois, compte tenu de ce que le terrain a été transformé de manière irréversible par la construction d'un ouvrage d'utilité publique, la restitution du terrain n'est plus possible.

39. Le Gouvernement définit l'expropriation indirecte comme le résultat d'une interprétation systématique par les juges de principes existants, tendant à garantir que l'intérêt général l'emporte sur l'intérêt des particuliers, lorsque l'ouvrage public a été réalisé (transformation du terrain) et qu'il répond à l'utilité publique.

40. Quant à l'exigence de garantir un juste équilibre entre le sacrifice imposé aux particuliers et la compensation octroyée à ceux-ci, le Gouvernement reconnaît que l'administration est tenue d'indemniser les intéressés.

41. Compte tenu de ce que l'expropriation indirecte répond à un intérêt collectif et que l'illégalité commise par l'administration ne concerne que la forme, à savoir un manquement aux règles qui président à la procédure administrative, l'indemnisation peut être inférieure au préjudice subi.

42. La fixation du montant de l'indemnité en cause rentre dans la marge d'appréciation laissée aux États pour fixer une indemnisation qui soit raisonnablement en rapport avec la valeur du bien. Le Gouvernement fait valoir en tout état de cause que les critères d'évaluation de l'indemnisation fixées par la loi budgétaire no 662 de 1996 n'ont pas été appliqués en l'espèce.

43. A la lumière de ces considérations, le Gouvernement conclut que le juste équilibre a été respecté et que la situation dénoncée est compatible à tous points de vue avec l'article 1 du Protocole no 1.

b) Les requérants

44. Les requérants s'opposent à la thèse du Gouvernement.

45. Ils font observer que l'expropriation indirecte est un mécanisme qui permet à l'autorité publique d'acquérir un bien en toute illégalité.

46. Ils dénoncent un manque de clarté, prévisibilité et précision des principes et des dispositions appliqués à leur cas au motif qu'un principe jurisprudentiel, tel que celui de l'expropriation indirecte, ne suffit pas à satisfaire au principe de légalité.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l'existence d'une ingérence

47. La Cour rappelle que, pour déterminer s'il y a eu « privation de biens », il faut non seulement examiner s'il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 24-25, § 63).

48. La Cour relève que, en appliquant le principe de l'expropriation indirecte, les juridictions internes ont considéré les requérants comme étant privés de leur bien en raison de la transformation irréversible de celui-ci. A défaut d'un acte formel d'expropriation, le constat d'illégalité de la part du juge est l'élément qui consacre le transfert au patrimoine public du bien occupé. Dans ces circonstances, la Cour conclut que l'arrêt de la Cour de cassation a eu pour effet de priver les requérants de leur bien au sens de la deuxième phrase de l'article 1 du Protocole no 1 (Carbonara et Ventura précité, § 61, et Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999-VII).

49. Pour être compatible avec l'article 1 du Protocole no 1, une telle ingérence doit être opérée « pour cause d'utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L'ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (Sporrong et Lönnroth, précité, p. 26, § 69). En outre, la nécessité d'examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu'il s'est avéré que l'ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n'était pas arbitraire » (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).

50. Dès lors, la Cour n'estime pas opportun de fonder son raisonnement sur la simple évaluation du montant de la réparation accordée aux requérants (Carbonara et Ventura, précité, § 62).

b) Sur le respect du principe de légalité

51. La Cour renvoie à sa jurisprudence en matière d'expropriation indirecte (Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000VI, et Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000VI ; parmi les arrêts plus récents, voir Acciardi et Campagna c. Italie, no 41040/98, 19 mai 2005, Pasculli c. Italie, no 36818/97, 17 mai 2005, Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, 17 mai 2005, Serrao c. Italie, no 67198/01, 13 octobre 2005, La Rosa et Alba c. Italie (no 1), no 58119/00, 11 octobre 2005, et Chirò c. Italie (no 4), no 67196/01, 11 octobre 2005), selon laquelle l'expropriation indirecte méconnaît le principe de légalité au motif qu'elle n'est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et qu'elle permet en général à l'administration de passer outre les règles fixées en matière d'expropriation. En effet, dans tous les cas, l'expropriation indirecte vise à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l'administration, à régler les conséquences pour le particulier et pour l'administration, au bénéfice de celle-ci.

52. Dans la présente affaire, la Cour relève qu'en appliquant le principe de l'expropriation indirecte, les juridictions italiennes ont considéré les requérants comme privés de leur bien en raison de sa transformation irréversible, les conditions d'illégalité de l'occupation et d'intérêt public de l'ouvrage construit étant réunies. Or, en l'absence d'un acte formel d'expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n'est que par la décision judiciaire définitive que l'on peut considérer le principe de l'expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l'acquisition du terrain au patrimoine public a été consacrée. Par conséquent, les requérants n'ont eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain que le 19 avril 2002, date à laquelle l'arrêt de la Cour de cassation a été déposé au greffe.

53. La Cour observe ensuite que la situation en cause a permis à l'administration de tirer parti d'une occupation de terrain illégale. En d'autres termes, l'administration a pu s'approprier du terrain au mépris des règles régissant l'expropriation en bonne et due forme, et, entre autres, sans qu'une indemnité soit mise en parallèle à la disposition des intéressés.

54. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l'ingérence litigieuse n'est pas compatible avec le principe de légalité et qu'elle a donc enfreint le droit au respect des biens des requérants.

55. Dès lors, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

A. Équité de la procédure

56. Les requérants se plaignent en substance de l'absence d'équité de la procédure devant les juridictions internes, faisant valoir que l'évaluation de la valeur marchande du terrain effectuée par celles-ci ne correspondrait pas à la valeur vénale réelle du terrain. Compte tenu de la substance du grief, la Cour estime que celui-ci doit être analysé sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention, qui, en ses passages pertinents, dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

57. La Cour rappelle qu'elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C'est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne et d'apprécier les faits (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, arrêt du 19 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997VIII, p. 2955, § 31, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998I, p. 290, § 33). La tâche de la Cour consiste à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble a revêtu un caractère équitable (voir, entre autres, l'arrêt Van Mechelen et autres c. Pays-Bas du 23 avril 1997, Recueil 1997-III, p. 711, § 50).

58. En l'espèce, la Cour relève que les juridictions internes ont évalué la valeur marchande du terrain à la suite d'une procédure contradictoire et sur la base d'expertises déposées au greffe au cours du procès. En outre, dans les décisions judiciaires mises en cause par les requérants tous les points controversés ont été amplement motivés, ce qui permet d'écarter tout risque d'arbitraire.

59. Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B. Durée de la procédure

60. Les requérants soutiennent que la procédure engagée afin d'obtenir le dédommagement pour la perte du terrain a méconnu le principe du « délai raisonnable » posé par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

61. Les requérants se plaignent du montant des dommages accordés dans le cadre du recours « Pinto » qu'ils ont intenté au plan national et demandent à la Cour de conclure à la violation de la disposition invoquée.

62. Le Gouvernement soutient d'emblée que la jurisprudence récente de la Cour de cassation a définitivement mis en conformité la jurisprudence interne avec les principes dégagés par la jurisprudence de Strasbourg.

63. En outre, le Gouvernement fait valoir que la somme reconnue aux requérants par la cour d'appel de Rome serait adéquate à la violation subie et qu'en tout état de cause, même en admettant qu'une telle somme ne soit pas conforme aux critères dégagés par la jurisprudence de Strasbourg, il s'agirait d'une erreur liée à l'évaluation de la présente affaire, qui n'aurait pas d'impact sur l'effectivité du moyen de recours.

64. Se référant aux principes en matière de « victime » dans le cadre des durées excessives de procédure (Scordino c. Italie (no 1), [GC], no 36813/97, §§178-207, CEDH 2006- ), la Cour note que la somme accordée par la cour d'appel en l'espèce représente environ 31 % de ce que la Cour octroie généralement dans des affaires italiennes similaires. Cet élément à lui seul aboutit à un résultat manifestement déraisonnable par rapport à sa jurisprudence et aux principes sur lesquels celle-ci repose. En outre, la Cour trouve inadmissible que les requérants aient dû attendre plus de trois ans après le dépôt de la décision au greffe, pour recevoir leur indemnisation.

65. La Cour estime que la période à considérer a commencé le 20 septembre 1984, avec la notification par les requérants de l'acte d'assignation devant le tribunal de Sant'Angelo dei Lombardi, pour s'achever le 19 avril 2002, date du dépôt au greffe de l'arrêt de la Cour de cassation. Elle a donc duré plus de dix-sept ans pour trois degrés de juridiction.

66. La Cour rappelle avoir conclu dans quatre arrêts contre l'Italie du 28 juillet 1999 (Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, § 22, CEDH 1999-V, Ferrari c. Italie [GC], no 33440/96, § 21, 28 juillet 1999, A.P. c. Italie [GC], no 35265/97, § 18, 28 juillet 1999, et Di Mauro c. Italie [GC], no 34256/96, § 23, CEDH 1999-V) à l'existence d'une pratique en Italie incompatible avec la Convention.

67. Elle rappelle en outre avoir affirmé dans neuf arrêts contre l'Italie du 29 mars 2006 (Scordino (no 1), précité, § 224, Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 119, CEDH 2006-... , Musci c. Italie [GC], no 64699/01, § 119, CEDH 2006-..., Riccardi Pizzati c. Italie [GC], no 62361/00, § 116, 29 mars 2006, Giuseppe Mostacciuolo c. Italie (no 1) [GC], no 64705/01, § 117, 29 mars 2006, Giuseppe Mostacciuolo c. Italie (no 2) [GC], no 65102/01, § 116, 29 mars 2006, Apicella c. Italie [GC], no 64890/01, § 116, 29 mars 2006, Ernestina Zullo c. Italie [GC], no 64897/01, § 121, 29 mars 2006, et Giuseppina et Orestina Procaccini c. Italie [GC], no 65075/01, § 117, 29 mars 2006) que la situation de l'Italie au sujet des retards dans l'administration de la justice n'a pas suffisamment changé pour remettre en cause l'évaluation selon laquelle l'accumulation de manquements est constitutive d'une pratique incompatible avec la Convention.

68. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que ce grief doit être déclaré recevable.

69. Le fait que la procédure « Pinto » examinée dans son ensemble n'ait pas fait perdre aux requérants leur qualité de « victimes » constitue une circonstance aggravante dans un contexte de violation de l'article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable. La Cour sera donc amenée à revenir sur cette question sous l'angle de l'article 41.

70. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties et de la pratique précitée, et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable ».

71. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

72. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Sur le dédommagement demandé en raison de la privation du terrain

73. A titre de préjudice matériel, les requérants sollicitent en voie principale la restitution du terrain. De plus, ils demandent le versement d'une indemnité pour non-jouissance du terrain, sans toutefois chiffrer celle ci.

74. En voie subordonnée, dans le cas où la restitution ne serait pas possible, ils sollicitent le versement de 60 420 EUR par personne, somme correspondant à la valeur du terrain au moment de l'occupation, plus intérêts et réévaluation. En tout état de cause, ils demandent à la Cour d'ordonner une expertise dans le cas où leur évaluation du dédommagement soit mise en cause.

75. S'agissant du préjudice moral, les requérants demandent la somme de 30 000 EUR par personne.

76. Enfin, les requérants demandent le remboursement des frais encourus dans la procédure devant la Cour, à concurrence de 13 958,35 EUR, taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et contributions à la caisse de prévoyance des avocats (CPA) inclues.

77. Quant au préjudice matériel, le Gouvernement conteste les modalités de calcul du dommage matériel employées dans les arrêts précités Carbonara et Ventura c. Italie et Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie et estime qu'en tout état de cause la somme réclamée par les requérants est excessive, étant donné que le tribunal leur a reconnu une somme égale à la valeur marchande du terrain en 1984.

78. S'agissant du dommage moral, le Gouvernement fait valoir que la somme réclamée par les requérants est excessive.

79. Quant aux frais de procédure, le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas étayé leur demande et qu'en tout état de cause la somme réclamée est excessive.

80. La Cour estime que la question de l'application de l'article 41 en ce qui concerne le constat de violation de l'article 1 du Protocole no 1 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et les requérants parviennent à un accord.

2. Sur le dédommagement demandé en raison de la durée de la procédure

81. Les requérants estiment à 23 757 EUR la réparation du préjudice moral subi par chacun d'eux en raison de la durée de la procédure.

82. Quant aux frais de procédure, les requérants renvoient à la somme demandée à ce titre dans le cadre de la demande de réparation de la violation de l'article 1 du Protocole no 1.

83. Le Gouvernement fait valoir que les juridictions internes ont reconnu aux requérants un dédommagement conforme aux critères établis par la jurisprudence de la Cour.

84. S'agissant de la réparation du dommage moral, eu égard aux éléments de la présente affaire (paragraphes 65-71 ci-dessus), la Cour estime qu'elle aurait accordé, en l'absence de voies de recours internes, la somme de 10 000 EUR. Vu que les requérants se sont vu accorder chacun environ 3 098 EUR, eu égard aux caractéristiques de la voie de recours choisie par l'Italie et compte tenu de ce qu'elle est parvenue à un constat de violation, la Cour, statuant en équité, estime que les requérants devraient se voir allouer 1 400 EUR chacun. En outre, la Cour accorde 3 000 EUR à chacun des requérants au titre de la frustration supplémentaire découlant du retard dans le versement de la somme due par l'État.

85. Partant, les requérants ont droit à titre de réparation du dommage moral à 4 400 EUR chacun, soit 22 000 EUR globalement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme.

86. Quant aux frais et dépens dans le cadre du constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour rappelle que selon sa jurisprudence établie, l'allocation des frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002, et Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003VIII).

87. Si la Cour ne doute pas de la nécessité des frais réclamés ni qu'ils aient été effectivement engagés à ce titre, elle trouve cependant excessifs les honoraires revendiqués pour la procédure à Strasbourg. Elle considère dès lors qu'il n'y a lieu de les rembourser qu'en partie. Compte tenu des circonstances de la cause, elle alloue aux requérants 1 500 EUR au total, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme.

3. Intérêts moratoires

88. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1. Déclare recevables les griefs relatifs à la privation de la propriété et à la durée de la procédure et irrecevable la requête pour le surplus ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure ;

4. Dit quant à la violation de l'article 1 du Protocole no 1, que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin ;

5. Dit quant à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention,

a) que l'État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 22 000 EUR (vingt-deux mille euros) pour dommage moral ;

ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens ;

iii. tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette quant au constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président