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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
17.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SULTAN ÖNER ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 73792/01)

ARRÊT

STRASBOURG

17 octobre 2006

DÉFINITIF

17/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Sultan Öner et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 septembre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 73792/01 et 5405/02) dirigées contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet Etat, Mme Sultan Öner, son fils Ciğerhun et sa fille Nurşin Öner (« les requérants »), ont saisi la Cour les 12 avril 2001 et 14 janvier 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Me S. Çetinkaya, avocat à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la présente procédure.

3. Les requérants dénonçaient notamment plusieurs séries d’événements, constitutives de violations des articles 3 et 8 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 13.

4. Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5. Le 18 mars 2002, la chambre a décidé de joindre les requêtes (article 42 § 1 du règlement).

Le 21 mars 2002, la Cour a décidé la communication en urgence de la requête ainsi jointe au Gouvernement, en application de l’article 40 de son règlement.

6. Tant la partie requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

7. Par une lettre du 3 juin 2004, Me Çetinkaya est revenu sur la réserve qu’il avait mise auparavant et a exprimé son souhait de voir la Cour examiner également les faits qui ont débuté le 5 novembre 1997, avec la première mise en garde à vue de la requérante et qui ont prit fin avec l’arrêt de cassation du 8 avril 2004, tranchant définitivement la plainte déposée à ce sujet.

Cette lettre a été communiquée au Gouvernement le 19 juillet 2004.

8. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). Les présentes requêtes jointes ont été attribuées à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

9. Le 17 mars 2005, la Cour a informé les parties qu’elle se prononcerait, en application de l’article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête. Elle a également invité les parties à présenter leurs observations complémentaires sur le fond de l’affaire, et le requérant à présenter ses demandes de satisfaction équitable.

10. Le 9 mai 2005, les requérants ont transmis à la Cour leurs observations complémentaires sur le fond de l’affaire ainsi que leurs demandes de satisfaction équitable.

Le Gouvernement y a répliqué par lettres les 27 juin et 5 septembre 2005 (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11. La requérante Sultan Öner, née en 1968, réside actuellement à Izmir avec ses enfants, Fırat, Bahar et les requérants Ciğerhun et Nurşin, nés respectivement en 1989 et 1992.

A. La première série d’événements

12. Le 5 novembre 1997, la requérante, soupçonnée d’avoir porté son assistance à quinze militants du PKK[1], fut appréhendée et placée en garde à vue par des policiers de la direction de sûreté de Diyarbakır. Un rapport médico-légal d’un dispensaire local fut obtenu à cette date, sans aucun examen préalable.

13. Telle qu’exposée par la requérante, la suite des événements se présente comme suit.

Le 7 novembre suivant, la requérante fut transférée à la direction de la sûreté d’Izmir, à l’origine de l’enquête menée en l’espèce.

Lors de sa garde à vue, la requérante fut violée à cinq reprises par ses interrogateurs. En outre, elle subit des sévices très graves, tels que des jets d’eau froide, la pendaison palestinienne, l’électrocution, l’introduction vaginale par matraque et des brûlures de cigarettes.

Pendant cette période, la requérante fut amenée à deux reprises au bureau de Konak de l’Institut médico-légal, où des rapports – concluant à l’absence de traces de violence – furent établis en présence de policiers, toujours sans aucun examen.

14. Le 11 novembre 1997, un juge assesseur de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ordonna le placement en détention provisoire de la requérante ainsi que de douze autres coaccusés.

15. Le 25 novembre suivant, l’intéressée fut mise en accusation pour assistance au PKK, au sens de l’article 169 du code pénal.

Par un jugement du 25 juin 1998, confirmée en cassation le 8 mars 1999, la requérante fut condamnée à une peine d’emprisonnement de trois ans et six mois et fut incarcérée dans la maison d’arrêt de Burdur, où demeurait son époux Sabri Öner, condamné pour appartenance au PKK.

16. Le 30 juin 1999, l’administration pénitentiaire envoya la requérante à l’hôpital civil de Burdur pour examen. Celle-ci refusa l’auscultation gynécologique. Les autres examens permirent néanmoins de constater des lésions cicatrisées sur l’avant-bras droit et sur la poignée gauche.

17. Le 19 octobre 2000, la requérante, ayant purgé sa peine et été relaxée dans l’intervalle, saisit le procureur de la République de Diyarbakır d’une plainte formelle contre les agents responsables de sa garde à vue.

18. Le 23 novembre suivant, le procureur introduisit, sous le numéro de dossier 1999/1987-2000/5495, une action publique contre huit agents de police, dont Hasan Şener, pour actes de tortures, au sens de l’article 243 § 1 du code pénal.

19. Le 8 novembre 2001, l’Ordre des médecins d’Izmir, saisi par la requérante, fit examiner celle-ci par un traumatologue, un orthopédiste, un gynécologue et un psychiatre. Après examen, les médecins établirent un rapport très détaillé de sept pages, qui se résume en ses termes :

« Après une appréciation effectuée en tenant compte à la fois de l’anamnèse fournie par Sultan Öner quant aux traitements qu’elle aurait subis lors de sa garde à vue, des plaintes psychiques et physiques qui s’ensuivirent, des résultats et pronostics de l’examen préliminaire, des examens orthopédique et psychiatrique qui sont venus corroborer cette anamnèse ainsi que des résultats de l’échographie ultrasonore de l’épaule, nous sommes parvenus à la conclusion médicale définitive que, pendant la période passée en garde à vue, le sujet a subi des tortures et a été violée lors des séances de torture.»

20. Le 26 mars 2002, la cour d’assises de Diyarbakır déclara les huit prévenus non coupables, au motif d’insuffisance des preuves à charge. Pour ce faire, les juges du fond s’appuyèrent sur le rapport médico-légal établi après la garde à vue et les dires des prévenus. Considérant que le rapport délivré par l’hôpital civil de Burdur et celui établi par l’Ordre des médecins – qui, du reste, n’a aucun poids officiel – remontaient à des dates bien postérieures aux faits dénoncés, ils estimèrent que ces rapports ne sauraient permettre d’établir un lien de causalité certain entre les actes reprochés aux policiers et les séquelles observées en l’occurrence. D’après les juges, les séquelles indiquées dans le rapport du 30 juin 1999 pouvaient bien résulter de violences autres que celles reprochées aux prévenus, et il devait en aller de même s’agissant du rapport de l’Ordre des médecins ; en effet, les problèmes psychologiques signalés en l’espèce pouvaient s’expliquer par les difficultés liées à la vie carcérale.

21. La requérante se pourvut en cassation, en sa qualité de partie intervenante.

Par un arrêt du 8 avril 2004, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué, faisant sienne la motivation de la juridiction inférieure.

B. La deuxième série d’événements

22. Le 16 octobre 2000, vers 9 heures, la requérante, accompagnée de ses enfants, dont Ciğerhun et Nurşin, alors âgés de onze et huit ans respectivement, rendit visite à son mari à la maison d’arrêt de Burdur (paragraphe 15 ci-dessus).

23. Après la visite, vers 14 h 30, la requérante fut encerclée dans le jardin de la prison par trois gardiens et cinq gendarmes, au motif que, d’après la base de donnée centralisée de la police, elle était recherchée par la police d’Izmir.

Devant ses enfants, elle fut battue à coups de claques et de pieds, tout en essuyant des injures très crues ainsi que des menaces.

Vingt minutes plus tard, cinq policiers vinrent appréhender la requérante et ses enfants à la sortie de la prison et les amenèrent au commissariat de Kemal Sunal, où la famille fut accueillie avec égard par le commissaire Cemil.

Par la suite, la requérante fut vue par un médecin de l’hôpital civil de Burdur, lequel conclut à l’absence de traces de violences sur son corps, après un examen qui se serait transformé en harcèlement sexuel.

24. Vers 19 heures, le commissaire de garde plaça la requérante et ses enfants dans une cellule alors que Nurşin souffrait d’une poussée de fièvre.

Entre-temps, il s’avéra qu’en fait, aucun avis de recherche actuel n’existait à l’encontre de la requérante : la police d’Izmir avait tout simplement omis d’actualiser les données du système central et d’informer le réseau policier de la levée de l’avis de recherche à l’origine de la première arrestation de la requérante (paragraphe 12 ci-dessus).

25. Le 17 octobre 2000, vers 8 heures, la requérante fut réexaminée par un médecin du dispensaire de Burdur, qui ne releva aucune trace de coups et blessures.

Vers 9 h 20, le commissaire Cemil relaxa les protagonistes. Un policier les accompagna au terminal de Burdur, où ils prirent le bus pour Izmir.

26. Etant encore sous le choc, il fut impossible pour la requérante d’agir au jour du 18 octobre 2000. Mais le lendemain, Me Çetinkaya porta plainte contre le médecin de l’hôpital civil de Burdur, les gendarmes et les gardiens responsables de l’arrestation des requérants ainsi que les policiers ayant maintenu ces derniers en garde à vue, pour abus dans l’exercice des fonctions, mauvais traitements, insultes et menaces.

A la demande du procureur, un médecin de l’Institut médico-légal d’Izmir examina derechef la requérante. Le rapport établi en conséquence fit état de deux ecchymoses verdâtres, de 2 cm de diamètre, au niveau du bras et de la cuisse gauches, nécessitant une convalescence d’un jour.

27. Le 4 décembre 2000, le parquet de Burdur rendit un non-lieu quant à cette plainte, enregistrée sous le numéro de dossier 2000/2535 – 2000/1457. Le procureur observa que l’arrestation avait eu lieu sur la base d’un ancien avis de recherche dont la levée n’avait pas été portée à la connaissance de la police locale ; les agents de Burdur n’avaient donc pas agi de mauvaise foi. Le procureur s’appuya, en outre, sur les rapports médico-légaux des 16 et 17 octobre 2000, pour conclure que les ecchymoses mentionnées dans « le rapport du 17 octobre 2000 », obtenu « quatre jours après les faits », pouvaient bien remonter « à quelques jours ».

Partant des dires des témoins, le procureur observa en outre que, de par « son attitude et sa psyché », la requérante « ne paraissait pas susceptible d’être la victime d’un tel événement ».

28. Cela étant, le procureur décida d’ouvrir une instruction contre deux agents ayant omis d’actualiser la base de données concernant les personnes recherchées par la police.

Le 25 janvier 2001, le comité administratif d’Izmir saisi de l’affaire, décida toutefois de ne pas autoriser l’ouverture de poursuites contre ces deux fonctionnaires, au motif qu’il s’agissait là d’une simple erreur matérielle commise par inadvertance.

Sur ce, le 22 février 2001, le parquet d’Izmir dut classer le dossier.

29. Le 16 février 2001, l’avocat de la requérante forma opposition contre l’ordonnance du 4 décembre 2000, devant le président de la cour d’assises d’Isparta.

Le 15 mars 2001, ce recours fut écarté par la décision no 2001/12.

30. Après ces événements, Nurşin refusa de rendre visite à son père.

C. La troisième série d’événements

31. Semble-t-il inquiétés par le procès en cours quant à la première série d’événements (paragraphes 12-21 ci-dessus), des policiers en civil d’Izmir commencèrent à harceler la requérante et ses proches. Ils mirent sa maison en observation, la poursuivirent maintes fois et tentèrent de la persuader afin qu’elle retire sa plainte pour tortures et viols. N’ayant pas obtempéré, la requérante essuya des menaces de mort.

Aussi porta-t-elle plainte devant le procureur de la République d’İzmir pour harcèlement.

32. Cette plainte, enregistrée le 24 septembre 2001, aboutit à un non-lieu rendu le 14 décembre 2001, au motif d’absence de preuves à charge des agents de l’Etat.

La requérante forma opposition contre cette ordonnance.

33. En début du mois de mars 2002, durant une nuit, la requérante fut interpellée et amenée de force dans les bois par un inconnu qui la menaça de sévices au cas où elle devait maintenir sa plainte pour tortures et viol (paragraphe 17 ci-dessus). Déstabilisée, elle ne s’adressa à aucun magistrat : elle tenta de se suicider, sans succès.

34. Par une décision du 22 avril 2002, le président des assises d’Izmir confirma le non-lieu du 14 décembre 2001.

35. Le 23 mai 2002, vers 00 h 40, sept voitures de police, dont deux banalisées, arrivèrent devant la maison de la requérante. Interrogée au sujet de son fils aîné Fırat, elle expliqua que celui-ci se trouvait chez son oncle depuis deux mois. N’ayant pu trouver Fırat, l’un des policiers s’exclama « on te connaît, toi et ta famille ».

36. Cette situation fit l’objet d’une communication urgente en application des articles 40 et 41 du règlement de la Cour. Après quoi, les harcèlements et intimidations visant la requérante prirent fin. Dans une lettre du 24 janvier 2003, Me Çetinkaya s’exprima comme suit :

« (...) la décision que la Cour a prise au sujet de nos demandes d’application des articles 40 et 41 du règlement a changé le cours des événements. Les gardes à vues, les menaces par téléphone, les séquestrations des enfants de la requérante ainsi que les autres incidents mentionnés dans nos lettres ont cessé. (...) Deux inspecteurs du comité des droits de l’homme près le premier ministre (...) sont venus enquêter sur les faits allégués (...) ; ils se sont entretenus avec moi et la requérante (...) et ont exprimé leurs regrets. (...) Par ailleurs, A. Baki Çulha, le commissaire en chef du commissariat (...) où certains des faits dénoncés s’étaient déroulés, a été suspendu de ses fonctions. (...) La requérante ne craint plus pour sa vie et (...) désire attendre l’issue de la procédure de cassation dans l’affaire devant la cour d’assises de Diyarbakır. (...) à l’heure actuelle, la vie de la requérante n’est plus en danger ; elle vous en est d’ailleurs très reconnaissante. »

D. La quatrième série d’événements

37. Le 1er octobre 2001, vers 11 h 45, le requérant Ciğerhun, alors âgé de 12 ans, fut appréhendé par les policiers du commissariat de Şehit Ayhan Tanrıverdi, au motif qu’il était recherché pour deux actes de vol. A 14 heures, Ciğerhun fut examiné par un médecin légiste qui conclut à l’absence de coups et blessures sur son corps.

Vers 21 heures, il fut restitué à sa mère.

38. Le 5 octobre 2001, vers 10 h 30, Ciğerhun fut appréhendé à nouveau à la sortie de son école, cette fois par des policiers du commissariat de Narlıdere. Amené au commissariat, il fut violenté avant d’être confié à sa mère vers 22 heures.

39. Deux jours plus tard, alors qu’il jouait sur la place du marché, Ciğerhun fut de nouveau interpellé de force puis traîné par le cou jusqu’au même commissariat, où il fut derechef frappé.

40. Le 10 octobre 2001, la requérante porta plainte contre les policiers de Narlıdere pour privation arbitraire de liberté et mauvais traitements, commis les 5 et 7 octobre précédents ; dénonçant l’harcèlement qu’elle-même et ses enfants subissent depuis des années, la requérante appuya sa plainte sur le rapport médico-légal du 10 octobre 2001 concernant son fils et faisant état d’une ecchymose jaune verdâtre au niveau du coccyx et d’une hyperémie sur son œil droit, nécessitant un arrêt d’un jour.

Toujours le 10 octobre 2001, la requérante amena également Ciğerhun à l’Ordre des médecins d’Izmir.

41. Le 12 octobre 2001, le procureur de la République d’İzmir entendit les policiers Mehmet Balkan et Erdal Çörtük du commissariat de Şehit Ayhan Tanrıverdi. Le premier affirma que l’enfant soupçonné de vol avait été arrêté le 1er octobre 2001 à 11 h 45 et relaxé à 14 heures, après avoir été examiné par un médecin légiste. Or, d’après l’autre policier, Ciğerhun se trouvait encore au commissariat à 19 heures ; il pleurait et demandait à être libéré, tout en menaçant les policiers de « les faire voir ».

42. Le 19 octobre 2001, le procureur de la République d’İzmir renvoya le policier Mehmet Balkan devant le tribunal correctionnel d’Izmir, sous le numéro de dossier 2001/1346 – 2001/19884.

La requérante se constitua partie intervenante à cette procédure.

43. A l’audience du 19 mars 2002, Ciğerhun déclara que celui qui l’avait battu n’était pas Mehmet Balkan, mais deux autres policiers du commissariat de Narlıdere, qu’il avait déjà identifiés à partir des photographies et dont l’un s’appelait Mehmet, originaire de Yozgat.

44. Le 28 mai 2002, l’Ordre des médecins délivra un certificat médical, constitué des avis d’un généraliste, d’un orthopédiste, d’un ophtalmologue et d’un psychiatre. Les médecins conclurent ainsi :

« (...) pendant sa garde à vue, le sujet a été l’objet d’un traumatisme physique et psychique (...). Dans la déclaration de Tokyo de l’Association Médicale Mondiale (WMA) adoptée en octobre 1975, la torture est définie ‘comme les souffrances physiques ou mentales infligées à un certain degré, délibérément, systématiquement ou sans motif apparent, par une ou plusieurs personnes agissant de leur propre chef ou sous l’ordre d’une autorité pour obtenir par la force des informations, une confession ou pour toute autre raison.’ Eu égard à cette définition, nous parvenons à la conclusion définitive que, lors de son placement en garde à vue et pendant la période passée en détention, le sujet a subi des tortures. »

45. Par un jugement du 19 mars 2002, le tribunal correctionnel d’Izmir acquitta le policier Mehmet Balkan et ordonna l’ouverture d’une instruction pénale contre les deux autres policiers identifiés par Ciğerhun, à savoir Mehmet Zabun et Kenan Yeniçeri.

Le 19 août 2002, après avoir procédé à des recherches, le parquet déféra les policiers Mehmet Zabun et Güngör Övüç devant les assises d’Izmir. En revanche, le parquet décida de ne pas poursuivre le policier Kenan Yeniçeri, faute de preuves à sa charge.

46. Le 22 octobre 2003, la cour d’assises d’Izmir acquitta Güngör Övünç pour insuffisance de preuves, mais condamna Mehmet Zebun pour mauvais traitements contre autrui, en application de l’article 245 § 1 du code pénal.

L’affaire est actuellement pendante devant la Cour de cassation.

E. La cinquième série d’événements

47. A l’époque des faits, Bahar, née en 1985, suivait des cours du soir à l’école primaire d’İnönü. Chaque soir, elle retournait à la maison vers 20 h 30. Or, le 22 octobre 2001, elle se présenta à 21 h 20, cheveux défaits et en larmes.

Elle expliqua à sa mère que, sur le chemin, elle avait été accostée par trois individus dans une voiture blanche de marque Renault ; ces derniers l’auraient mise de force dans le véhicule et l’auraient amenée dans la colline de Narbel. Ils l’auraient frappée en la menaçant de la tuer, tout comme sa mère. Bahar décrivit l’un de ses agresseurs comme étant jeune, grand et barbu.

48. La requérante s’adressa alors au commissaire local de Narlıdere et porta plainte, en demandant que sa fille passe un examen gynécologique.

Vers 22 heures, des policiers accompagnèrent la requérante et Bahar à Narbel afin d’explorer les lieux. Aucun élément délictuel n’y fut découvert. La voiture ne put être identifiée ni l’agresseur décrit par Bahar.

49. Le lendemain, les policiers recueillirent les dépositions de cinq personnes susceptibles d’avoir témoigné des incidents. Parmi ces témoins, le proviseur de l’école de Bahar et une institutrice déclarèrent que le soir du 22 octobre, Ciğerhun était venu comme d’habitude, chercher sa sœur, et que, du reste, il leur paraissait impossible de séquestrer la fille au milieu d’une trentaine d’élèves qui se dispersent à la même heure et dont la majorité prennent la même rue.

Toujours le 23 octobre 2001, Bahar fut examinée par un médecin légiste, qui confirma qu’elle n’avait subi aucune agression sexuelle et que son corps ne permettait de déceler aucune trace de coups et blessures, sauf une sensibilité sur le côté droit de la hanche.

50. Un rapport policier daté du 20 novembre 2001, permet de comprendre que les allégations de la requérante concernant sa fille furent perçues par la police locale comme faisant partie des agissements répétitifs de l’intéressée pour discréditer la police.

51. Le 27 juin 2002, le procureur rendit un non-lieu, faute d’éléments susceptibles d’appuyer les allégations de la requérante.

La requérante n’a pas formé d’opposition contre cette ordonnance.

F. La sixième série d’événements

52. A une date non précisée, la section antiterroriste de la direction de sûreté d’Izmir délivra un avis de recherche à l’encontre d’Özgür Erkuş, fils de Menevşe Erkuş, à savoir la sœur de la requérante. Özgür était accusé d’être impliqué dans certaines actions terroristes du PKK.

53. Le 13 novembre 2001, cinq ou six policiers firent un raid au chantier d’Özgür et son frère Ersin Erkuş, et se mirent à les battre.

La requérante, n’habitant pas loin de là, accompagnée d’un autre ouvrier Engin Cengiz, arriva sur les lieux. Voulant intervenir, ils reçurent également des coups. Les protagonistes furent tous amenés au commissariat de Narlıdere.

D’après les procès-verbaux dressés sur les lieux, ces derniers avaient lapidé les véhicules de la police et blessé les agents A. Kurt et M. Çınar, à coups de pierres et de bâtons, afin d’empêcher l’arrestation d’Özgür.

Les rapports médicaux concernant ces deux policiers confirmèrent ce fait.

54. Le 14 novembre 2001, la requérante et les parents d’Ersin Erkuş et d’Engin Cengiz portèrent plainte devant le procureur de la République d’İzmir. Celui-ci ordonna l’examen des victimes par l’institut médico-légal d’Izmir. Les premiers examens, qui eurent lieu le 15 novembre 2001, permirent de relever des ecchymoses au niveau de la paupière droite, du bras gauche et derrière le bras droit de la requérante.

Quant à Ersin Erkuş et Engin Cengiz, les médecins légistes relevèrent des égratignures au niveau des régions fémorales et des avant-bras.

55. Le 19 novembre 2001, les policiers du commissariat de Narlıdere dressèrent un procès-verbal, dans lequel ils accusèrent la requérante, Ersin Erkuş et son père Sabri Erkuş de diffamation et de résistance à la police ainsi que d’avoir endommagé les rideaux du commissariat. Avisé de la situation, Me Çetinkaya empêcha l’arrestation des intéressés, déclarant qu’il les amènerait lui-même au commissariat.

56. Vers 14 heures, Me Çetinkaya, la requérante, Sabri Erkuş, son épouse Menevşe, son fils Ersin, accompagné de ses autres frères Resul et Ergin Erkuş, ainsi que le voisin Mithat Cengiz, se rendirent au commissariat.

Lors de leurs interrogatoires, Sabri et Ersin Erkuş auraient essuyé des injures très crues. La requérante qui s’insurgea fut matraquée par un policier du nom de Merdan. Face à ces incidents, Ergin Erkuş se mit à s’automutiler avec un rasoir dans un coin du commissariat, menaçant les policiers de se donner la mort. Il fut calmé par Me Çetinkaya.

57. Après avoir déposé, les protagonistes furent examinés au dispensaire de Balçova ; la requérante et Ergin Erkuş furent après cela envoyés à l’hôpital civil de Yeşilyurt.

En ce qui concerne la requérante, les rapports médicaux établis en conséquence firent état, entre autres, des séquelles suivantes :

- rapport médico-légal préliminaire du 19 novembre 2001 : ecchymoses au niveau du bras gauche et de la région fémorale gauche, nécessitant un arrêt d’un jour ;

- certificat médical du 19 novembre 2001 de l’hôpital universitaire d’Atatürk : œdème, érythème et douleurs à l’arrière de l’épaule droite, motricité restreinte et douloureuse de l’épaule, douleur au niveau du cuir chevelu et de la nuque ;

- certificat médical du 20 novembre du dispensaire de Balçova : quatre ecchymoses et une hypersensibilité au niveau de l’épaule droite et une ecchymose au niveau du bras gauche ;

- rapport médico-légal définitif du 20 novembre 2001 : hypersensibilité et ecchymose au niveau de l’épaule droite, ecchymose au niveau du biceps gauche, perte de cheveux sur la partie avant du cuir chevelu, nécessitant un arrêt de deux jours.

En ce qui concerne Ergin Erkuş, les médecins conclurent à l’absence de traces de coups et blessures, à l’exception des nombreuses cicatrices d’automutilations.

58. A leur retour au commissariat, la requérante, Sabri Erkuş et Ergin Erkuş furent placés en garde à vue. Le lendemain, à savoir le 20 novembre 2001, le procureur entendit la requérante, Ergin et Sabri au sujet des incidents.

59. Le 27 novembre 2001, la requérante déposa une seconde plainte contre trois policiers qu’elle tenait pour responsables des faits survenus le 13 novembre 2001.

60. Le 29 novembre 2001, le procureur de la République d’İzmir rendit un non-lieu quant à cette plainte, au motif que les blessures constatées sur les corps des plaignants ne pouvaient provenir que de l’échauffourée dont ils étaient les seuls responsables, les policiers n’ayant agi que dans le but de procéder à l’arrestation régulière d’Özgür Erkuş.

61. Le 18 janvier 2002, Me Çetinkaya forma opposition contre cette ordonnance.

Ce recours a été accueilli le 22 avril 2002 et une action publique fut introduite contre neuf policiers devant la septième chambre du tribunal correctionnel d’Izmir, sous le numéro de dossier 2003/57.

62. Par un jugement du 7 juillet 2005, les juges du fond acquittèrent les neuf prévenus, estimant que les allégations n’étaient pas établies.

Sur pourvoi de la partie requérante, cette affaire fut portée devant la Cour de cassation, où elle demeure encore sous examen.

G. La septième série d’événements

63. Le 28 novembre 2001, le procureur de la République d’İzmir, se fondant sur les événements survenus les 13 et 19 novembre précédents, mit la requérante ainsi que Sabri, Ersin, Ergin et Özgür Erkuş en accusation devant la cinquième chambre du tribunal correctionnel d’Izmir pour résistance à la police et destruction de biens publics.

D’après le réquisitoire du 19 novembre 2001, la requéra nte qui avait été emmenée au commissariat s’était « arraché les cheveux et débattue par terre », en insultant les policiers de « chiens fascistes ». Me Çetinkaya, témoin des faits, ne fut jamais entendu par le procureur.

64. Le 25 mars 2002, la requérante récusa la juge unique du tribunal, du fait de son animosité flagrante envers les prévenus et pour avoir entravé l’exercice des droits de la défense. Elle cita quatre témoins ayant participé aux audiences.

Par une décision du 2 avril 2002, la cour d’assises d’Izmir, s’en tenant à la défense présentée par la juge mise en cause, débouta la requérante et lui infligea une peine d’amende légère.

65. Par un jugement du 18 décembre 2003, ladite juge condamna la requérante, Özgür et Ergin à des peines d’emprisonnement légères pour résistance aux forces de l’ordre, peines qui furent commuées en des amendes.

66. Le 9 février 2004, Me Çetinkaya se pourvut en cassation contre ce jugement. Cette procédure est encore pendante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

67. Les dispositions du droit turc touchant aux questions soulevées en l’espèce figurent, entre autres, dans la décision Şahmo c. Turquie (no 37415/97, ler avril 2003).

68. Il faut encore rappeler l’article 1 de la loi no 466 sur l’octroi d’indemnités aux personnes arrêtées ou détenues, qui prévoit que :

« Seront compensés par l’Etat les dommages subis par toute personne :

1. arrêtée ou placée en détention dans des conditions et circonstances non conformes à la Constitution et aux lois ;

(...) ».

EN DROIT

I. L’OBJET DU LITIGE

A. Les griefs originaux de la requérante

69. Dans sa première requête, la requérante se réfère notamment à la seconde série d’événements qui se situe entre les 16 octobre 2000 et 15 mars 2001 (paragraphes 22-30 ci-dessus). En son nom propre et au nom de ses enfants Ciğerhun et Nurşin, elle affirme que leurs arrestations et le traitement qui leur a été réservé au commissariat de Burdur ont emporté violation non seulement des articles 3 et 13 de la Convention, mais également de son article 8, car infligés afin d’empêcher la famille de rendre visite à Sabri Öner.

70. Dans sa seconde requête, la requérante dénonce, en son nom propre, les séries d’événements allant de la troisième à la sixième, lesquelles ont fait l’objet de procédures pénales. Elle souligne notamment que, pendant cette période, elle a été harcelée, violentée et injuriée à deux reprises.

Elle déplore encore que les voies pénales exercées en l’espèce se soient avérées inefficaces pour se plaindre de ces faits.

A cet égard, la requérante invoque les articles 3 et 13 de la Convention.

71. Par une lettre du 3 juin 2004, le représentant de la requérante a prié la Cour de statuer également sur les faits constitutifs de la première série d’événements (paragraphes 12-21 ci-dessus) au regard de l’article 3, au motif que la procédure pénale y afférente s’était soldée entre-temps par un arrêt de la Cour de cassation.

72. Les articles 3, 8 et 13 de la Convention, en leurs parties pertinentes, se lisent ainsi :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bienêtre économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

B. La limitation de l’examen de la Cour

73. La Cour observe que la première série d’événements relative aux présumés actes de tortures et de viols commis dans le chef de la requérante (paragraphes 12-21 ci-dessus) a été évoquée brièvement tant dans ses deux requêtes que dans ses observations écrites présentées ultérieurement. Cependant, à l’époque pertinente, Me Çetinkaya avait exprimé son souhait de saisir la Cour à ce sujet par une requête séparée, une fois que la procédure pénale déclenchée contre les présumés tortionnaires de sa cliente serait clôturée.

Par conséquent, si les circonstances factuelles relatives à cette doléance ont bien été portées à la connaissance du Gouvernement lors de la communication de la requête jointe no 73792/01, aucune invitation ne lui a pourtant été adressée en vertu de l’article 54 § 2 b) et/ou c) du règlement.

74. Or, la procédure pénale susvisée a abouti dans l’intervalle, et par une lettre du 3 juin 2004, Me Çetinkaya a demandé l’élargissement de l’examen au fond de la Cour à la doléance dont il s’agit. Certes, cette lettre a été, elle aussi, transmise au Gouvernement le 13 juillet 2004, mais toujours pour information, et non pour observation.

75. Cela étant, le 6 août 2004, la requérante, assistée cette fois-ci par les Mes Karakaş et Keskin, a introduit une nouvelle requête portant précisément sur lesdites doléances et la même série d’événements. Cette requête a été enregistrée sous le numéro de dossier 43504/04.

La Cour note que l’objet de la demande formulée le 3 juin 2004 par Me Çetinkaya se confond avec celui de la requête no 43504/04 ultérieurement introduite.

76. Dès lors, elle écarte cette demande, estimant plus approprié d’examiner le grief en question dans la cadre de la nouvelle requête no 43504/04, sans préjudice de l’appréciation qu’elle pourrait faire des circonstances dénoncées à ce titre aux fins de l’examen au fond de la présente requête.

77. La Cour constate, par ailleurs, que la septième série d’événements, exposée ci-dessus, n’a fait l’objet d’aucun grief quelconque. Celle-ci ne sera donc pas examinée.

C. L’élargissement de l’examen de la Cour

78. Cela étant, la Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou le Gouvernement : un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (Powell et Rayner c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1990, série A no 172, p. 13, § 29).

En vertu du principe jura novit curia (Guerra et autres c. Italie, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998I, p. 223, § 44), la Cour estime qu’en l’espèce elle doit étudier d’office la deuxième série d’événements (paragraphes 22-30 ci- dessus) également sous l’angle de l’article 5 § 1, duquel la requérante tire d’ailleurs argument (paragraphe 86 ci-dessous). A cet égard, il faut préciser que le Gouvernement, qui s’est vu offrir l’opportunité de répondre sur les circonstances à l’origine des doléances afférentes à ces événements, ne saurait prétendre que sa capacité à préparer sa défense ait été affectée ou qu’il ait été porté atteinte aux exigences d’une bonne administration de la justice d’une manière qui lèse ses intérêts.

L’article 5 § 1 de la Convention est ainsi libellé :

Article 5 § 1

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 3, 5, 8 ET 13 DE LA CONVENTION

A. Les arguments des parties

1. Sur les exceptions préliminaires

79. Le Gouvernement attire généralement l’attention sur les procédures actuellement pendantes et excipe du non-épuisement des voies de recours internes quant aux griefs ayant fait l’objet de ces procédures. Il fait également remarquer que certaines allégations de la partie requérante n’ont pas été dûment soulevées devant les autorités nationales.

80. En particulier, pour ce qui est de la deuxième série d’événements qui s’est déroulée à Burdur à partir du 16 octobre 2000 (paragraphe 22 cidessus), le Gouvernement reproche à la requérante d’avoir omis de saisir la justice administrative afin de mettre en cause la responsabilité des autorités concernées du fait de l’erreur informatique à l’origine de son arrestation.

81. Pour ce qui est de la présumée séquestration de la requérante en mars 2002 (paragraphe 33 ci-dessus), le Gouvernement avance le fait qu’aucune doléance n’a été portée à ce titre devant les autorités compétentes.

82. La requérante ne se prononce pas particulièrement sur la question de l’épuisement des voies de recours internes.

2. Sur le bien-fondé des griefs

a. Au regard de la deuxième série d’événements

83 A titre subsidiaire, le Gouvernement renvoie aux résultats de l’enquête menée en l’espèce et soutient que les ecchymoses signalées dans le rapport médical du 19 octobre 2000 doivent résulter d’un incident survenu dans les jours subséquents à la libération de la requérante, à savoir le 17 octobre 2000, sachant que le premier rapport établi à cette date ne faisait état d’aucune blessure.

Aussi, le Gouvernement estime-t-il que la responsabilité de la Turquie ne saurait être engagée au regard de l’article 3, encore moins au titre de l’article 8 car une privation de liberté fondée sur un avis de recherche n’est pas constitutive d’une ingérence au sens de cette disposition.

84. Même à supposer qu’il y eût ingérence, le Gouvernement estime que le recours à une base de données centralisant les personnes recherchées par la police est légal et répond à un besoin légitime.

Dans le cadre défini par la loi, les autorités policières sont obligées d’agir conformément à l’information qui leur est ainsi transmise : c’est dans cette optique que les policiers de Burdur ont procédé lorsqu’ils ont arrêté la requérante en vertu d’un avis de recherche figurant dans la base de données tout en demandant sa confirmation dans les six heures. Or, à l’issue des recherches, il s’est avéré que l’avis de recherche était caduc et la requérante a été relaxée.

85. Le Gouvernement admet qu’en l’espèce, la police de Burdur pouvait vérifier la pertinence de l’avis de recherche litigieux avant de procéder à l’arrestation. Cependant, il considère que cette négligence devrait passer pour avoir été corrigée par l’enquête administrative menée par la suite, et qui a permis de savoir qu’il ne s’agissait, en l’occurrence, que d’une erreur commise par inadvertance lors d’un transfert de données dans le système informatique.

86. La requérante rétorque que les arguments que le Gouvernement tire du fonctionnement du système de base de données centralisée sont loin de justifier les agissements de ses agents. Au contraire, ils dénotent, au moins, la reconnaissance d’une violation de l’article 5 de la Convention, dans le chef de la requérante et de ses deux enfants mineurs, finalement privés de leur liberté sans aucune raison. Contrairement à ce que le Gouvernement affirme, la requérante dit n’avoir pas recouvré la liberté après la vérification de la base de données, mais vingt heures après son arrestation, et ce, après un passage au tabac.

b. Au regard de la troisième série d’événements

87. Le Gouvernement tient à souligner que les assertions de la requérante n’ont aucun poids, dès lors qu’une action publique diligentée pour tortures et viol, une fois introduite, sera obligatoirement poursuivie, d’office, même si la plaignante se rétracte en cours de la procédure.

Par conséquent, nul policier ne pouvait escompter que contraindre la requérante à retirer sa plainte suffirait à clore l’affaire.

88. A ce sujet, la requérante se contente de faire remarquer qu’à l’époque des faits, le policier Hasan Şener, à savoir l’un de ses présumés tortionnaires et violeurs, avait été muté à Balçova (Izmir) où elle habitait.

c. Au regard de la quatrième série d’événements

89. S’agissant du bien-fondé des allégations formulées au nom de Ciğerhun Öner, le Gouvernement rappelle que l’arrestation de celui-ci, recherché pour vol, ne saurait passer en soi pour un mauvais traitement, d’autant moins qu’il a été remis à sa mère le jour même.

D’après le Gouvernement, cette partie de la requête est donc dénuée de tout fondement.

90. De son côté, la requérante affirme que les accusations de vols portées à l’encontre de Ciğerhun, alors âgé de onze ans, sont fallacieuses. Aucun document officiel et probant ne vient confirmer pareille reproche, sachant que Ciğerhun n’a jamais fait l’objet d’une instruction ou de poursuites pénales pour un quelconque acte de vol.

Au demeurant, la requérante se réfère à l’avis médical de l’ordre des médecins d’Izmir et tient les autorités responsables des troubles psychiques observés chez Ciğerhun, interpellé une dizaine de fois en l’espace d’un an et demi.

d. Au regard de la cinquième série d’événements

91. Pour le Gouvernement, les allégations concernant Bahar Öner ne résistent pas à examen. S’appuyant sur les résultats de l’enquête menée à ce sujet, il met en doute la sincérité de l’intéressée et de la requérante qui en l’espèce n’ont pas informé les policiers que, le jour de l’incident, Bahar était accompagnée par son frère Ciğerhun.

92. La requérante rétorque qu’en l’espèce le procureur n’a entendu que des personnes susceptibles de soutenir la thèse à décharge des agents de l’Etat. En effet, il n’aurait même pas entendu Ciğerhun, censé être vu dans le jardin de l’école en train d’attendre sa sœur.

e. Au regard de la sixième série d’événements

93. Quant aux événements qui ont débuté le 13 novembre 2001 avec l’échauffourée survenue dans le chantier, le Gouvernement soutient que les quelques blessures que la requérante déplore ne sont que de son propre fait. Il rappelle que ce jour-là, la requérante et certaines autres personnes avaient attaqué la police avec des pierres et des bâtons pour empêcher l’arrestation de Özgür Erkuş. Malgré les avertissements, un affrontement ne put être évité et les policiers durent légitimement recourir à la force pour interpeller le groupe.

D’après le Gouvernement, la requérante est également responsable des événements survenus le 19 novembre 2001 au commissariat, où elle s’est inutilement insurgée en se jetant par terre et en frottant ses épaules aux barres des radiateurs.

94. La requérante conteste ces thèses : elle fait notamment valoir le rapport médical établi au nom du policier M. Çınar, blessé lors de l’incident du 13 novembre 2001. L’œdème et l’ecchymose observée sur sa main droite démontreraient qu’il a bien usé de ses poings pour repousser les personnes présentes sur les lieux.

f. Au regard de l’article13 de la Convention

95. Dans sa première requête, se référant à la seconde série d’événements, la requérante fait remarquer que les investigations ont aboutit à un non-lieu, sans aucun égard pour les constats médicaux relatifs à ses blessures ni au bas âge des deux enfants maintenus en garde à vue. Elle déplore le fait que le procureur, au lieu de la faire examiner pour s’assurer de son état personnel, ait choisi de voir en elle une personne aguerrie. Aussi, ce magistrat n’a même pas estimé utile d’entendre les deux enfants ou de faire contrôler leur état psychique.

Dans sa seconde requête, elle renvoie aux circonstances entourant le restant des événements et dénonce généralement l’ineffectivité des voies pénales empruntées en l’espèce. S’agissant plus particulièrement de l’enquête menée à la suite de la plainte déposée au nom de Ciğerhun, la requérante fait remarquer que la mise en examen des vrais responsables a pris huit mois, du fait de la négligence du parquet qui, au lieu d’instruire sur les incidents des 5 et 7 octobre 2001 ayant fait l’objet de la plainte, a atermoyé en orientant indûment son enquête vers l’incident du 1er octobre 2001.

96. Le Gouvernement soutien de son côté qu’aucune des procédures menées dans la présente affaire ne prête le flanc à la critique au regard de l’article 13.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

97. Il convient d’apprécier la question de l’épuisement des voies de recours internes soulevée en l’espèce, en suivant l’ordre dans lequel les parties ont présenté leurs arguments et en opérant une distinction entre les différentes séries d’événements sous examen.

a. Quant à la deuxième série d’événements

98. S’agissant des incidents qui ont débuté avec l’appréhension de la requérante et de ses deux enfants devant la maison d’arrêt de Burdur (paragraphes 22-30 ci-dessus), la Cour tient à réaffirmer une fois de plus que, pour se plaindre d’un traitement contraire à l’article 3 de la Convention – dont l’applicabilité en l’espèce n’a pas été contestée – les moyens de droit pénal prévus en droit turc s’avèrent adéquats et suffisants aux fins de l’article 35 § 1 (Mehmet Sıddık Çelepkulu c. Turquie (déc.), no 41975/98, 7 juin 2005).

Ainsi, la requérante qui a déposé une plainte formelle devant le parquet compétent le 19 octobre 2000 (voir, par exemple, Nimet Acar c. Turquie (déc.), no 24940/94, 3 mai 2001), n’avait pas à exercer les autres voies disponibles en droit turc, encore moins l’action administrative qui, d’après le Gouvernement, aurait permis d’établir les responsabilités concernant l’erreur prétendument commise dans l’actualisation de la base de données de la police. A cet égard, il suffit de noter que l’enquête administrative menée à ce sujet a abouti, le 22 février 2001, au classement sans suite du dossier (paragraphe 28 ci-dessus), aucune faute n’ayant été retenue à l’encontre des deux fonctionnaires mis en cause.

Pareil résultat ne permet assurément pas d’espérer qu’une action devant les juridictions administratives eût des chances raisonnables de profiter à la requérante (voir, mutatis mutandis, Raninen c. Finlande, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997VIII, p. 2818, § 42).

99. Cette conclusion vaut aussi sur le terrain de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 78 ci-dessus), le Gouvernement ayant plaidé que l’arrestation de la requérante était légitime car fondée sur une base de données officielle, dont l’usage était, lui aussi, légitime (paragraphe 84 cidessus – comparer avec Mustafa Recep Erdoğan c. Turquie, no 25160/94, décision de la Commission du 7 septembre 1995, Décisions et rapports (DR) 82-A, p. 126-128).

100. En bref, la Cour rejette l’exception du Gouvernement quant à cette partie de la requête.

b. Quant à la troisième série d’événements

101. La Cour ne nie pas le caractère alarmant des allégations concernant les actes d’intimidation qui auraient -été infligés à la requérante, dont la séquestration qu’elle aurait subie en mars 2002, pour qu’elle retire sa plainte du 19 octobre 2000 (paragraphes 17, 31 et 33 ci-dessus).

Toutefois, certains éléments du dossier concernant ces incidents conduisent la Cour à dire que ceux-ci ne méritent pas d’être examinés plus avant.

102. S’agissant tout d’abord du prétendu enlèvement en mars 2002, la Cour constate qu’en l’espèce, rien dans le dossier ne démontre que la requérante, alors qu’elle était assistée de Me Çetinkaya, ait entrepris une quelconque démarche judiciaire à ce sujet, contrairement à ce qu’elle avait fait au sujet d’autres faits survenus tant avant qu’après cet incident.

Nonobstant la circonstance que le Gouvernement devrait passer pour avoir pris connaissance de ce grief avec la communication qui lui avait été faite en vertu des articles 40 et 41 du règlement, la Cour n’est pas pour autant convaincue que pareille circonstance suffise pour dispenser la requérante de son devoir de soulever ce grief d’abord devant les juridictions nationales appropriées (Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 18, § 34).

A ce sujet, la Cour n’aperçoit aucun élément vérifiable qui aurait pu inspirer à la requérante un sentiment de vulnérabilité et d’appréhension particulière qui aurait pu l’empêcher d’agir dans ce sens, avant de décider de porter cet incident à l’attention de la Cour le 15 mars 2002, et ce, encore moins après la communication en urgence de la requête au Gouvernement en date du 21 mars 2002.

103. Ce grief précis se heurte donc au motif de non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

104. Pour ce qui est des allégations d’harcèlement qui remontent à des dates antérieures à la présumée séquestration de la requérante, une autre approche s’impose. Même à supposer qu’elles soient défendables, il s’agit là d’allégations qui demeurent peu étayées, et qui, du reste, reposent sur des faits impossibles à vérifier.

Rien ne permet donc à la Cour de remettre en cause le constat des autorités nationales selon lesquelles la requérante n’aurait pas été victime de méfaits imputables à des agents de l’Etat (paragraphe 32 ci-dessus – Klaas c. Allemagne, arrêt du 22 septembre 1993, série A no 269, p. 17, §§ 29-30). Encore faut-il admettre qu’à ce sujet, l’hypothèse avancée par le Gouvernement, en ce qu’à l’époque pertinente, la cour d’assises de Diyarbakır aurait été tenue de poursuivre d’office la procédure intentée pour tortures et viol, même si la requérante avait retiré sa plainte, ne manque pas de poids (paragraphe 87 ci-dessus).

A cet égard, que le policier Hasan Şener, l’un des présumés tortionnaires, ait été, pendant son procès, muté dans la ville où habitait la requérante, ne saurait fonder en soi l’existence d’une présomption selon laquelle celle-ci aurait été harcelée et intimidée par ou avec la complicité des agents de l’Etat, d’autant moins en l’absence d’un quelconque recours judiciaire à l’encontre de ce policier, alors qu’il avait bien été identifié par la partie requérante (paragraphe 88 ci-dessus).

105. Devant la pénurie du dossier quant à ces allégations et les manquements imputables à la requérante, la Cour estime devoir plutôt s’en tenir à la déclaration qui lui a été adressée le 24 janvier 2003 par Me Çetinkaya (paragraphe 36 ci-dessus). Il y est clairement exposé qu’à la suite de la communication de la présente requête au Gouvernement, les actes d’intimidations dénoncés jusqu’alors ont cessé et que les autorités nationales ont reconnu le tort commis et assuré la suspension du commissaire local.

A cela s’ajoute le soulagement exprimé par la requérante et son conseil face à la nouvelle situation.

106. La Cour voit dans cette déclaration la confirmation de mesures favorables à la requérante et susceptibles de lui retirer la qualité de « victime » quant à cette partie de l’affaire, dès lors qu’elles impliquent la reconnaissance, en substance, de sa cause et dénotent la volonté de réparer, ne serait-ce que son tort moral (voir, mutatis mutandis, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 35, CEDH 2000V).

107. Tout bien considéré, la Cour conclut qu’en l’état actuel des choses, aucun problème particulier ne se pose quant à cette partie de la requête, laquelle s’avère manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

c. Quant à la quatrième série d’événements

108. S’agissant des arrestations litigieuses de Ciğerhun Öner, la Cour observe que la requérante a déposé une plainte formelle le 10 octobre 2001 (paragraphe 40 ci-dessus), mais que la mise en examen des vrais responsables identifiés par Ciğerhun n’est intervenue que le 19 mars 2002 (paragraphe 45 ci-dessus).

Il s’agit là certes d’un atermoiement critiquable, mais compte tenu du niveau de gravité des allégations tirées de l’article 3 dans le chef de Ciğerhun et de la faiblesse du retard constaté (comparer, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 78 et 79, CEDH 1999V), la Cour estime que la procédure pénale menée en l’espèce ne saurait passer pour inefficace, de par ce motif, d’autant moins qu’elle a entraîné la condamnation au pénal de l’un des policiers mis en cause pour mauvais traitements contre autrui, au sens de l’article 245 § 1 du code pénal (paragraphe 46 ci-dessus).

Cette procédure doit donc entrer en ligne de compte aux fins de l’article 35 de la Convention. Or, renvoyée devant la Cour de cassation, l’affaire est toujours pendante (paragraphe 46 ci-dessus).

109. Les Etats n’ayant pas à répondre de leurs actes devant la Cour avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne (Selmouni, précité, § 74), la Cour estime ne pouvoir spéculer ni sur ce que décidera la haute juridiction turque, ni sur l’issue d’un second jugement de première instance, la requérante ayant toujours la faculté de la ressaisir si elle devait estimer que les circonstances emportent finalement violation des droits dont elle se prévaut maintenant devant la Cour.

110. Partant, la Cour juge cette partie de la requête prématurée et l’écarte pour non-épuisement de la voie pénale empruntée en l’espèce.

d. Quant à la cinquième série d’événements

111. En ce qui concerne l’enlèvement et l’agression allégués de Bahar Öner, la Cour observe qu’en l’espèce, la procédure déclenchée suite à la plainte de la requérante s’est soldée le 27 juin 2002 par un non-lieu, lequel est devenu définitif, faute d’opposition de la part de l’intéressée.

112. Or, la Cour a déjà énoncé que la voie d’opposition en question, telle que la connaît le système judiciaire turc, ne pouvait passer comme étant dépourvue de toute chance d’aboutir et était donc à épuiser (voir les décisions, Hüseyin Kanlıbaş c. Turquie, no 32444/96, 28 avril 2005, Epözdemir c. Turquie, no 57039/00, 31 janvier 2002, et Şen c. Turquie, no 41478/98, 30 avril 2002, ainsi que les références qui y figurent).

Pour la Cour, la requérante disposait donc en l’espèce d’un recours de droit pénal susceptible de permettre le déclenchement de poursuites pénales contre des agents de l’Etat et, par conséquent, de lui offrir le redressement de ses griefs. Elle était donc tenue d’user de ce moyen procédural, comme elle l’avait d’ailleurs fait avec succès contre l’ordonnance de non-lieu du 29 novembre 2001, à l’instar d’autres requérants qui auparavant en avaient eux aussi, tiré profit (voir, par exemple, Fidan c. Turquie (déc.), no 24209/94, 29 février 2000, Toktaş c. Turquie, no 38382/97, 5 mars 2002).

113. Partant, la Cour accueille l’exception du Gouvernement quant à ce volet qui se heurte au motif de non-épuisement des voies de recours internes.

e. Quant à la sixième série d’événements

114. S’agissant des événements survenus lors de l’arrestation de Özgür Erkuş, la Cour note le 22 avril 2002 une action publique a été introduite contre neuf policiers devant la septième chambre du tribunal correctionnel d’Izmir qui, le 7 juillet 2005, a acquitté les prévenus. Toutefois, la requérante a attaqué ce jugement devant la Cour de cassation, où l’affaire se trouve encore sous examen (paragraphe 62 ci-dessus).

115. Compte tenu des circonstances relatives à cette doléance, la Cour ne voit aucune raison de se départir de la solution qu’elle a précédemment adoptée au sujet des griefs formulés dans le chef de Ciğerhun Öner (paragraphe 110 ci-dessus).

116. Aussi, s’appuyant sur les mêmes motifs, la Cour déclare-t-elle cette partie de la requête prématurée, la voie pénale intentée en l’espèce contre les présumés responsables n’ayant pas encore été épuisée.

f. Quant à l’article 13 de la Convention

117. Eu égard à ses conclusions quant à la recevabilité des griefs formulés en connexion avec les séries d’événements allant du troisième au sixième (paragraphes 107, 110, 113 et 116 ci-dessus) et vu les étroites affinités entre l’article 13 et l’article 35 § 1, la Cour conclut que les griefs tirés de l’article 13, quant à ces événements, s’avèrent dénués de fondement, au sens de l’article 35 § 3 (Slimani c. France, no 57671/00, §§ 41 et 42, CEDH 2004-IX).

118. Pour ce qui est en revanche, de la deuxième série d’événements, la Cour rappelle qu’elle a écarté l’unique moyen que le Gouvernement tirait à cet égard du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 100 ci-dessus). Aucune autre question n’a été soulevée quant à cette partie de la requête et la Cour ne voit nul obstacle à sa recevabilité.

g. Conclusion

119. Ainsi, eu égard à la deuxième série d’événements dénoncée en l’espèce, la Cour déclare recevables les griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention, pris isolément ou combinés avec l’article 13, ainsi que le grief tiré, en substance, de l’article 5 § 1.

Elle écarte le restant des doléances pour les motifs précédemment exposés, en application de l’article 35 §§ 1, 3 et 4 de la Convention.

2. Sur le fond

a. Sur l’observation de l’article 5 § 1 de la Convention

120. La Cour rappelle qu’une privation de liberté ne peut être infligée que dans les cas précisés à l’article 5 § 1. Par exemple, au regard de l’article 5 § 1 c), une personne ne peut être détenue que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue d’être conduite devant l’autorité judiciaire compétente parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, §§ 85, 86 et 90, 19 mai 2004).

A cet égard, la Cour estime devoir réaffirmer l’importance de l’article 5 dans le système de la Convention : il consacre un droit fondamental de l’homme, la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’Etat à sa liberté, étant entendu que seul un prompt contrôle judiciaire peut effectivement réduire autant que possible le risque d’arbitraire et assurer la prééminence du droit ainsi que conduire à la détection et la prévention de mauvais traitements, tels ceux allégués par la requérante (voir, Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 66, CEDH 2000VIII).

121. Dans la présente affaire, il a été établi – et le Gouvernement ne le conteste pas d’ailleurs – que l’arrestation de la requérante le 16 octobre 2000, alors qu’elle était accompagnée de ses deux enfants, était dépourvue de fondement (paragraphe 84 ci-dessus), car motivée par une information policière qui s’est avérée tout simplement fausse.

Sans perdre de vue les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, ni les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, la Cour admet que de telles erreurs puissent se comprendre dans certaines circonstances très particulières. Le contraire serait d’imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif au regard de la Convention (mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998VIII, p. 3159, § 116).

122. Cependant, cette considération ne vaut que si les autorités convainquent la Cour qu’elles ont pris des mesures concrètes d’ordre général pour prévenir la survenance de telles erreurs et développé des procédures et des formes de contrôle adaptées à de telles circonstances, et toujours respectueuses de la Convention.

Il y va de la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties – y compris notamment les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention – qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice (Osman, précité, ibidem).

123. Toutefois, rien ne permet en l’espèce de convaincre la Cour en ce sens, ni de justifier l’arrestation de la requérante, encore moins son maintien en détention pendant 18 heures environ dans les locaux de la police. Même en admettant que pareil délai ne contrevient pas en tant que tel aux exigences de célérité inscrites à l’article 5 de la Convention, il n’en demeure pas moins que seul le fait de devoir épargner deux enfants des périls de cette situation commandait une réaction plus rapide de la part des autorités appelées à s’assurer de la régularité de la mesure imposée en l’espèce.

A cet égard, que la vérification de l’information policière à l’origine de l’arrestation litigieuse ait nécessité un tel délai ou que les policiers aient agi en toute bonne foi, ne saurait tirer à conséquence, tout comme l’élément de l’intérêt public dont le Gouvernement se prévaut devant la Cour, lorsqu’il argue de la légitimité et de l’importance pour la police de sa base de données pour endiguer la criminalité.

En effet, pour que la Cour suive pareil raisonnement, il aurait fallu, au moins, démontrer que les autorités aient dûment considéré au préalable si d’autres mesures, moins sévères que la privation de liberté en cause, n’auraient pas été suffisantes pour sauvegarder l’intérêt public (voir, mutatis mutandis, Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000-III).

124. En bref, la Cour considère que les mesures imposées à la requérante et à ses enfants ne cadraient pas avec l’article 5 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Raninen, précité, § 126).

Il y a eu donc violation de cette disposition dans leur chef.

b. Sur l’observation de l’article 3 de la Convention

125. L’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et ne ménage aucune exception.

Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité dont l’appréciation dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime.

Un traitement est « inhumain » au sens de l’article 3 notamment s’il a été appliqué avec préméditation pendant une longue durée, et s’il a causé de vives souffrances physiques ou mentales. En outre, en recherchant si une peine ou un traitement est « dégradant » au sens de l’article 3, la Cour examinera si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé et si, considérée dans ses effets, la mesure a ou non atteint la personnalité de celui-ci d’une manière incompatible avec l’article 3.

Pour que l’arrestation ou la détention d’une personne soient dégradantes au sens de l’article 3, l’humiliation ou l’avilissement dont elles s’accompagnent doivent se situer à un niveau particulier et différer en tout cas de l’élément habituel d’humiliation inhérent à toute arrestation ou détention (Ülke c. Turquie, no 39437/98, § 56-57, 24 janvier 2006).

126. A cet égard, le caractère public du traitement peut constituer un élément pertinent, mais il faut rappeler qu’il peut être suffisant que la victime se sente humiliée en son for intérieur, même si elle ne l’est pas aux yeux d’autrui (voir Raninen, précité, § 55).

En évaluant les conditions entourant une privation de liberté, il y a lieu de prendre en compte aussi leurs effets cumulatifs ainsi que les allégations spécifiques de l’intéressé (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001-II).

127. Au sujet du type du traitement en cause ici, la Cour rappelle que le recours à un certain niveau de force et l’exposition publique ne posent normalement pas de problème au regard de l’article 3 de la Convention, lorsqu’ils sont liés à une arrestation ou une détention légales et ne vont pas au-delà de ce qui est raisonnablement considéré comme nécessaire dans les circonstances d’une affaire donnée (voir, mutatis mutandis, Raninen, précité, § 56, et Ribitsch c. Autriche, arrêt du 4 décembre 1995, série A no 336, p. 26, § 38). Dans ce contexte, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 61, 19 mai 2004).

Il faut encore rappeler que si la personne privée de sa liberté est blessée, alors qu’elle se trouvait entièrement sous le contrôle des agents de l’Etat, cela donne lieu à de fortes présomptions de fait et, dans ce cas, il appartient au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines de ces blessures et de produire des preuves établissant des circonstances qui font peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Bakbak c. Turquie, no 39812/98, § 47, 1er juillet 2004).

128. En l’espèce, la Cour rappelle d’emblée que la requérante, accompagnée de ses enfants mineurs Ciğerhun et Nurşin, a été appréhendée le 16 octobre 2000, vers 14 h 30, par huit membres des forces de l’ordre. L’incident a eu lieu dans le jardin de la maison d’arrêt de Burdur.

Avant d’être conduite au commissariat, la requérante affirme avoir essuyé des injures et des menaces ainsi qu’avoir été l’objet de gifles et de coups de pieds. Si les médecins qui l’ont examiné le jour même et le lendemain n’ont constaté aucune trace de coups sur son corps (paragraphes 23 et 25 ci-dessus), celui qui la réexamina le 19 octobre suivant releva toutefois des ecchymoses de couleur verdâtres au niveau du bras et de la cuisse gauches de la requérante (paragraphe 26 ci-dessus).

129. Ces traces corroborent prima facie la brutalité dont la requérante affirme avoir été l’objet lors de son arrestation. Or, d’après le Gouvernement, celles-ci doivent résulter d’un incident survenu par la suite, entre les 17 et 19 octobre 2000, à savoir dans les trois jours ayant précédé l’examen médical.

Cette affirmation ne permet pas, à elle seule, de dire que les ecchymoses verdâtres observées en l’espèce puissent remonter à une période postérieure à l’arrestation, étant donnée qu’il s’agit là d’une forme de lésion qui évolue selon une chronologie plus ou moins fixe et que, dans les premiers trois jours suivant le traumatisme, elle se manifeste d’ordinaire par une zone qui, du noirâtre passe au violacé, à la rigueur au bleuâtre, mais pas au verdâtre.

130. En l’absence d’explication plus convaincante sur la discordance existant entre les deux premiers rapports médicaux et le dernier, force est de présumer que les examens médicaux initiaux n’ont pas eu lieu en bonne et due forme, ou bien que des lésions causées lors de l’arrestation se sont manifestés ultérieurement, mais assurément après plus de trois jours.

131. Ainsi, la Cour estime pouvoir tenir pour établi que, dans la présente affaire, les brutalités alléguées se sont produites lors de l’interpellation de la requérante.

Or, en l’espèce, rien dans le dossier ne laisse à penser que ces brutalités aient été nécessitées par le comportement de l’intéressée. Hormis le fait d’être injustifiées, celle-ci ont de surcroît été infligées par plusieurs hommes, et ce, dans le contexte d’une arrestation irrégulière (paragraphe 124 ci-dessus), d’où un élément d’arbitraire suffisant pour faire naître chez la requérante un sentiment de désespoir et d’infériorité.

De plus, elle devait se sentir humiliée et rabaissée, dès lors que, pendant plusieurs minutes, elle avait été visible, non seulement de ses enfants, mais également du public présent dans le jardin de la prison.

132. Ces considérations sont incontestablement pertinentes pour déterminer si le traitement en cause était inhumain et/ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.

A cela s’ajoute la détention, elle aussi irrégulière, de la requérante et de ses enfants. De fait, la présence de ces derniers ne pouvait que créer une situation d’insécurité propre à exacerber les craintes de la requérante face aux agents de l’Etat, lorsqu’on se rappelle qu’elle avait déjà subi une garde à vue dont les circonstances ont entraîné l’introduction d’une requête devant la Cour et avait été condamnée pour activités terroristes. A l’époque pertinente, un procès contre neuf policiers qu’elle avait accusés de tortures et viol était toujours pendant.

Dans ce contexte, la Cour ne peut qu’être frappée par l’interprétation que le procureur de la République de Burdur a pu faire de la psyché de la requérante, en se basant sur les dires d’autrui (paragraphe 27 ci-dessus).

133. Les autorités policières ayant fait fi de la situation des deux requérants mineurs, ces derniers se sont trouvés en butte à une négligence et ont certainement subi des dommages psychologiques directement imputables aux conditions imposées à leur mère.

En l’espèce, il ne fait aucun doute que le système a failli à protéger ces enfants, au mépris de l’article 1 de la Convention qui, combiné avec l’article 3, commande aux Hautes Parties de prendre des mesures propres à empêcher que des personnes ne soient soumises à des traitements inhumains ou dégradants et à permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables (Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001).

134. Considérées une par une, les circonstances exposées ci-devant ne sont peut-être pas constitutives d’un traitement atteignant un seuil élevé de gravité. Cependant, leur effet cumulatif revient à inspirer des sentiments disproportionnés de peur, d’angoisse et de vulnérabilité propres à avilir ; aussi entraînent-elles la responsabilité de l’Etat.

135. En définitive, la Cour conclut qu’en l’espèce les autorités nationales n’ont pas assuré aux requérants un traitement compatible avec les dispositions de l’article 3 de la Convention.

Partant, il y a eu violation de cette disposition dans les chefs de chacun des requérants.

c. Sur l’observation de l’article 8 de la Convention

136. Selon la jurisprudence de la Cour, la notion de « vie privée » est large et ne se prête pas à une définition exhaustive ; elle peut, selon les circonstances, englober l’intégrité morale et physique de la personne. La Cour reconnaît, de plus, que ces aspects de la notion s’étendent à des situations de privation de liberté (Raninen, précité, § 63).

137. En l’espèce toutefois, la requérante fonde le grief qu’elle tire de l’article 8 sur les mêmes faits que ceux pour lesquels elle invoque l’article 3, que la Cour a examinés et jugé établis (paragraphe 135 ci-dessus).

Dans ces conditions, la Cour estime qu’il n’y a plus lieu de réexaminer l’affaire de plus sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

d. Sur l’observation de l’article 13 de la Convention

138. La Cour rappelle l’objet et l’étendue des obligations de nature procédurale que l’article 3, pris isolément ou combiné avec l’article 13 de la Convention (pour la discussion sur cette question, voir İlhan c. Turquie [GC], no 22277/33, § 91-93, CEDH 2000-VII), impose aux autorités nationales concernant l’établissement des faits et des responsabilités à raison d’actes ou d’omissions imputables aux agents de l’Etat (voir, par exemple, Ay c. Turquie, no 30951/96, § 59, 22 mars 2005, Assenov c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3290, § 102, et Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 109, CEDH 2001-V).

La Cour réaffirme donc que, lorsqu’une personne allègue, de manière « défendable », avoir été victime de traitements contraires à l’article 3 et commis dans des circonstances suspectes, l’interdiction absolue inscrite à l’article 3 de la Convention, implique pour les autorités le devoir de mener des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête (voir, parmi d’autres, Z. et autres, précité, § 109).

139. En l’espèce, sur la plainte déposée le 19 octobre 2000 par la requérante, le procureur de la République de Burdur a déclenché deux enquêtes, l’une au sujet des faits survenus dans la maison d’arrêt de Burdur et le commissariat local et l’autre, contre les deux fonctionnaires présumés responsables de l’erreur informatique à l’origine de l’arrestation litigieuse.

140. Le 4 décembre 2000, la première enquête a abouti à un non-lieu, confirmé par la suite.

D’après l’ordonnance y afférente, à savoir l’unique document judiciaire disponible, le procureur s’est fondé sur la déclaration de la plaignante, les deux certificats de médecins (des 16 et 17 octobre 2000), le rapport de l’Institut médico-légal, la fiche d’information « GBT », les déclarations de témoins, les « lettres de mission » et la lettre de la direction pénitentiaire concernant l’enquête administrative menée en l’espèce.

141. La Cour observe que, dans cette ordonnance rédigée de façon quelque peu confuse, les témoins qui auraient été entendus ne sont pas cités, tout laissant à penser qu’il s’agissait de membres des forces de sécurité. Quoi qu’il en soit, il en ressort clairement que nul n’a cherché à recueillir les témoignages de Ciğerhun et Nurşin, victimes directes des incidents et en l’âge de pouvoir s’exprimer. En outre, parmi les éléments médicaux disponibles, le procureur a estimé pouvoir s’en tenir aux conclusions des deux premiers certificats pour écarter celles du rapport médico-légal du 19 octobre 2000, mais qui, sans doute par inadvertance, est invoqué dans l’ordonnance comme étant établi le « 17.10.2000 », « quatre jours après les faits ».

Or ce rapport faisait état d’ecchymoses qui justement, pouvaient bien résulter d’une brutalité commise quelques jours auparavant, étant entendu par ailleurs que les antécédents de la requérante, que le procureur ne pouvait prétendre ignorer, étaient susceptibles d’appuyer de prime abord l’hypothèse d’une implication directe ou indirecte des agents de l’Etat dans les traitements incriminés.

Or celui-ci n’a pas estimé devoir vérifier ces points, semble-t-il, parce que les témoins à décharge l’avaient convaincu qu’en fin de compte, de par « son attitude et sa psyché », la requérante se présentait plus comme une personne aguerrie que vulnérable.

142. Pour la Cour, pareille motivation pèche par manque de sérieux et de respect, et ne dénote guère d’une volonté de vérification des allégations de la requérante, à la lumière des éléments pertinents qui étaient disponibles à l’époque des faits.

La première enquête pénale ne peut donc passer pour satisfaisante dans son ensemble.

143. Il en va de même de la seconde enquête administrative diligentée contre les deux fonctionnaires responsables de l’erreur informatique à l’origine de l’arrestation de la requérante.

De fait, le 25 janvier 2001, le comité administratif d’Izmir, saisi de l’affaire en vertu de la loi sur la poursuite des fonctionnaires, décida de ne pas autoriser l’ouverture de poursuites contre les protagonistes, leurs actes se résumant à une simple erreur matérielle (paragraphe 28 ci-dessus).

Devant la pénurie du dossier quant au déroulement de cette procédure, qui selon toute vraisemblance s’est déroulée sans la participation de la requérante, la Cour ne peut que se borner à rappeler qu’elle a déjà jugé dans plusieurs affaires que les enquêtes menées par ces organes suscitaient de sérieux doutes, en ce qu’ils n’étaient pas indépendants vis-à-vis de l’exécutif (par exemple, Güleç c. Turquie, arrêt du 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1732-1733, §§ 79-81, et Oğur c. Turquie [GC], no 21954/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III).

En l’espèce, la Cour estime que l’intervention d’un comité administratif dans cette procédure constitue un élément qui devrait passer pour avoir grandement affaibli la rigueur du mécanisme judiciaire en place, dans la mesure où sa mise en œuvre n’a finalement pas permis d’établir une responsabilité quelconque face à des négligences avérées qui ont entraîné une privation de liberté dépourvue de fondement.

144. Ces observations conduisent la Cour à constater que, mêmes considérées ensembles (Silver et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 25 mars 1983, série A no 61, p. 42, § 113), les investigations menées dans la présente affaire n’ont pas été effectives.

Partant, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention de ce chef.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

145. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

146. Les requérants ne réclament pas de dédommagement pour préjudice matériel. En revanche, ils affirment avoir subi un préjudice moral important, tant au moment des faits en raison de l’arrestation qu’ultérieurement, pendant leur détention. Ainsi, la requérante demande 60 000 euros (EUR) au titre de son préjudice moral, et 50 000 EUR pour chacun de ses enfants Ciğerhun et Nurşin.

147. Le Gouvernement juge ces sommes excessives et estime que, dans les circonstances de la présente affaire, seuls des montants symboliques seraient envisageables.

148. La Cour estime que la requérante a subi un préjudice physique et moral certain du fait des circonstances de son arrestation et de sa détention subséquente. A ne pas en douter, les deux enfants requérants ont dû, eux aussi, subir un préjudice moral, bien que moindre que celui de leur mère.

Eu égard aux circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l’article 41, la Cour décide d’octroyer 10 000 EUR à la requérante et 7 500 EUR à chacun des requérants Ciğerhun et Nurşin.

B. Frais et dépens

149. Les requérants exposent que leurs frais devant les juridictions internes s’élèvent 15 000 EUR mais se disent incapables d’appuyer cette demande par des justificatifs.

150. Le Gouvernement avance qu’il n’y pas lieu d’accueillir cette demande en l’absence d’un quelconque document à l’appui.

151. La Cour rappelle que l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis dans leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce, (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI, et Pezone, précité, § 64).

Bien que les prétentions de la partie requérant ne soient ni documentées ni ventilées, la Cour ne doute pas que des frais aient dû être engagés en l’espèce. Elle trouve cependant excessive la somme revendiquée.

Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour juge raisonnable d’allouer, pour frais et dépens, un montant de 3 000 EUR, moins les 685 EUR déjà reçus du Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.

C. Intérêts moratoires

152. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement en tant qu’elle porte sur la deuxième série d’événements examinée en l’espèce ;

2. Déclare recevables les griefs tirés des articles 3, 8, 13 et, en substance, de l’article 5 § 1 de la Convention eu égard à cette même série d’événements ;

3. Déclare le restant de la requête irrecevable ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention, dans les chefs des trois requérants ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, dans les chefs des trois requérants ;

6. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’affaire de plus sous l’angle de l’article 8 de la Convention ;

7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention, combiné avec son article 3 ;

8. Dit

a) que lEtat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en nouvelle livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 10 000 EUR (dix mille euros) au titre du dommage moral subi par la requérante Sultan Öner ;

ii. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) à chacun des requérants Ciğerhun et Nurşin Öner, pour préjudice moral, soit un montant total de 15 000 EUR (quinze mille euros) que la requérante détiendra pour eux ;

iii. 3 000 EUR (trois mille euros) pour frais et dépens, moins les 685 EUR (six cent quatre-vingt-cinq euros) déjà perçus du Conseil de l’Europe ;

iv. tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 octobre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président


[1] Parti des travailleurs du Kurdistan.