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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
17.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DANELIA c. GÉORGIE

(Requête no 68622/01)

ARRÊT

STRASBOURG

17 octobre 2006

DÉFINITIF

17/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme


En l'affaire Danelia c. Géorgie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

  1. J.-P. Costa, président,

A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
M. Ugrekhelidze,

Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,

  1. D. Popović, juges,

et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 6 septembre 2005 et 26 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 68622/01) dirigée contre la Géorgie et dont un ressortissant de cet Etat, M. David Danelia (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 mars 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me T. Chenguélia, avocate à Tbilissi. Le gouvernement géorgien (« le Gouvernement ») était représenté successivement par M. L. Tchélidzé, Mmes T. Bourdjaliani et E. Gouréchidzé, représentants généraux du Gouvernement auprès de la Cour, auxquels a succédé le 1er septembre 2005 M. S. Papouachvili, agent du Gouvernement.

3. Le requérant se plaignait en particulier de mauvais traitements qu'il aurait subis lors de sa garde à vue et de l'impossibilité d'obtenir une expertise médicale indépendante en vue de la constatation des marques de violence sur le corps.

4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

5. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6. Par une décision du 6 septembre 2005, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable et a invité les parties à produire des informations complémentaires (article 54 § 2 a) du règlement).

7. Le Gouvernement a ainsi déposé le 2 novembre 2005 des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Quant au requérant, il a informé la Cour le 30 novembre 2005 que les autorités lui déniaient accès à son dossier pénal et qu'il lui était dès lors impossible de se conformer à la demande de la Cour.

8. Le 21 décembre 2005, la Cour a invité le Gouvernement à soumettre avant le 1er février 2006 ses commentaires sur ces allégations du requérant. Le Gouvernement n'a pas répondu.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9. Le requérant, M. David Danelia, est né en 1973 et réside à Tbilissi.

10. Du mois d'avril 1999 au 1er octobre 2000, il occupait un poste de surveillant à l'hôpital pénitentiaire de Tbilissi relevant du ministère de la Justice. En vertu de deux ordonnances du 2 mai 2000, émanant du directeur de cet établissement et portant de nouvelles mesures d'amélioration du système de sécurité, le requérant fut chargé de procéder, le matin et le soir, à un contrôle technique dans les cellules. Dans la nuit du 1er octobre 2000, lorsqu'il était de service, douze personnes condamnées, dont M. G. Absandzé, ancien ministre de l'Economie et des Finances (voir, Absandze c. Géorgie (radiation), no 57861/00, 20 juillet 2004), s'enfuirent par un tunnel de trente mètres, creusé à partir de la chambre de l'un d'eux.

11. Le 1er octobre 2000, l'action publique fut déclenchée. Le jour même, le requérant fut interrogé en tant que témoin. Arrêté vers minuit, il fut mis en examen dans l'affaire d'évasion précitée et placé dans la cellule de garde à vue du ministère de l'Intérieur. Le 3 octobre 2000, il fut accusé du chef de négligence professionnelle ayant entraîné de lourdes conséquences (article 342 § 2 du code pénal). Le service de l'instruction préparatoire du Parquet général fut chargé de l'information (« le service de l'instruction »).

12. Lors d'une entrevue du 3 octobre 2000, le requérant confia à son avocate que les 1er, 2 et 3 octobre 2000, les agents du ministère de l'Intérieur l'avaient soumis à des actes de torture pour qu'il passe aux aveux. Il exposa qu'un courant électrique d'une faible tension était passé à travers son corps, ce qui lui procurait des douleurs insupportables. Pour étouffer ses cris, un masque à gaz en caoutchouc lui était mis sur le visage. Il perdait connaissance, mais, éveillé par des flots d'eau froide et des coups de pied, le traitement par électrochoc se poursuivait. Le requérant affirma avoir été également battu à coups de crosse aux talons. En le torturant, les agents de police auraient exigé qu'il avoue avoir aidé les fugitifs à s'échapper de la prison et avoir reçu en échange une importante somme d'argent.

13. Le requérant pria son avocate de ne pas révéler cette information avant que sa mise en détention provisoire ne soit décidée et qu'il ne soit transféré dans l'une des prisons d'instruction préparatoire, celles-ci étant placées sous tutelle du ministère de la Justice. Le requérant expliqua qu'il tentait ainsi d'éviter d'autres sévices auxquels il ne pensait pas pouvoir survivre.

14. Le 4 octobre 2000, saisi par l'autorité d'instruction, le tribunal de première instance du district de Krtsanissi-Mthatsminda à Tbilissi ordonna la mise en détention provisoire du requérant pour trois mois. Le 13 octobre 2000, la cour régionale de Tbilissi confirma cette décision. Or, au lieu d'être transféré dans une prison d'instruction préparatoire, le requérant quitta sa cellule de garde à vue du ministère de l'Intérieur pour être mis à l'isolement dans une cellule de garde à vue du ministère de la Sécurité. Le 8 octobre 2000, le médecin de cette cellule l'examina et constata que l'intéressé ne présentait aucune plainte, ne souffrait d'aucune maladie infectieuse ou sexuellement transmissible et qu'en dehors d'une ancienne cicatrice à l'épaule droite, il ne portait aucune lésion sur le corps.

15. Entre-temps, le 7 octobre 2000, le requérant autorisa son avocate à faire valoir devant les autorités compétentes qu'entre les 1er et 3 octobre 2000, il avait été soumis à des actes de torture.

16. Le 10 octobre 2000, l'avocate adressa au directeur adjoint du service de l'instruction une déclaration (« gancxadeba ») par laquelle elle l'informa que son client avait été torturé par électrochoc. Elle fit valoir que le requérant portait encore des marques de violence sur le corps, notamment sur les mains et les pieds, et que, le traitement par électrochoc ayant considérablement dégradé sa santé, il souffrait de maux de cœur et son état psychique était préoccupant. Se prévalant de l'article 364 du code de procédure pénale (« CPP »), l'avocate affirma qu'elle jugeait nécessaire de faire procéder, à la charge de la défense, à une expertise médicale indépendante par Mmes M.N. et K.P. L'expertise répondrait aux questions suivantes :

« 1. Observe-t-on sur le corps du détenu des marques de violence ? De quel degré de gravité et de quelle ancienneté sont-elles ?

2. Quelle pourrait être l'origine de ces marques ?

3. Quel est l'état psychique du détenu ? »

17. L'avocate demanda que les expertes précitées soient admises dans la cellule du requérant pour réaliser l'expertise.

18. Par une ordonnance du 11 octobre 2000, M.I., instructeur des affaires particulièrement importantes du service de l'instruction, examina la déclaration de l'avocate en tant que « demande de la défense de faire procéder à une expertise indépendante » et la rejeta dans sa partie relative à la convocation des expertes indépendantes, au motif que Mmes M.N. et K.P., contrairement aux exigences de l'article 96 § 2 du CPP, « n'avaient pas de licence appropriée ». En revanche, il ordonna une expertise médicale d'Etat qui devait répondre aux questions de l'avocate et dont fut chargé le centre des recherches judiciaires médicales du ministère de la Santé.

19. Le même jour du 11 octobre 2000, M.I. et un expert du ministère de la Santé se rendirent dans la cellule du requérant. Il ressort du procès-verbal de cette visite que le requérant refusa de se soumettre à l'examen et exigea que l'expertise soit réalisée par les deux expertes indépendantes de son choix. Le procès-verbal énumère les personnes présentes sur les lieux : l'instructeur, l'expert d'Etat, le requérant, le chef et le médecin de l'établissement.

20. Le 12 octobre 2000, l'avocate du requérant saisit M.B., procureur à la tête du service de l'instruction, en contestant l'ordonnance du 11 octobre 2000 et précisant que Mmes M.N. et K.P. disposaient des « compétences spécifiques » nécessaires, au sens de l'article 96 du CPP.

21. M.B. transmit cette demande pour examen à M.T., son adjoint.

22. Le mauvais traitement allégué du requérant eut des retentissements dans les médias. La neuvième chaîne de télévision se trouva notamment en possession d'une lettre que le requérant envoya à ses parents après son transfert du ministère de l'Intérieur au ministère de la Sécurité. Le 13 octobre 2000, le journal Akhali Thaoba en publia des extraits :

« (...) surtout, ne vous inquiétez pas pour moi (...). Je crois que j'ai déjà subi ce qu'il y avait à subir, même si je doutais que j'aurais suffisamment de résistance. Je ne souhaite à personne ce que j'ai dû vivre. L'essentiel, c'est que maintenant, en principe, je ne crains plus cette torture par le courant électrique. Et si ceci était tout de même à se reproduire, je n'y survivrai pas. Quand on me transférait ici, je me voyais renaître. (...) Il est vrai qu'on vit ici sous une pression psychologique, mais par rapport à là-bas, on se trouve au paradis. Je ne dors quand même pas la nuit de peur (...) »

L'intégralité de cette lettre figure également au dossier.

23. Suite à ces publications, la présidente du comité parlementaire des droits de l'homme, ainsi que le représentant de la Médiatrice de la République (Ombudsperson), rendirent visite au requérant. Ils affirmèrent avoir constaté que l'intéressé portait des marques de piqûres et des taches brunes foncées sur les doigts et mains.

24. Dans son interview du 12 octobre 2000, l'experte M.N. affirma que le refus de son admission à l'examen du requérant violait l'article 359 du CPP, l'expertise médicale pouvant être réalisée par un spécialiste d'un établissement d'expertise ou, dans des circonstances particulières, par un spécialiste d'un autre établissement ou par un particulier.

25. Dans le journal Assaval-Dassavali des 16-22 octobre 2000, la présidente du comité parlementaire des droits de l'homme affirma que, tout en refusant d'avouer qu'il avait été torturé, le requérant lui avait fait part « de sa peur de subir des représailles ». Ayant pu constater des « points noirs sur ses doigts et mains », elle se dit convaincue que l'intéressé « avait été torturé » afin qu'il passe aux aveux.

26. Le 16 octobre 2000, l'avocate du requérant s'adressa au chef des cellules de garde à vue du ministère de la Sécurité en lui demandant de donner aux expertes indépendantes concernées accès au requérant. Elle l'informa que l'instructeur en était avisé. Or, après l'arrestation des détenus évadés, le 17 octobre 2000, le requérant fut placé dans une prison d'instruction préparatoire. L'expertise indépendante n'eut jamais lieu.

27. Après le décès de son père le 27 octobre 2000, le requérant se prévalut de l'article 140 § 17 du CPP (révision de l'application de la mesure préventive au regard de nouvelles circonstances) pour faire commuer sa détention provisoire en une mesure préventive moins sévère. Le 15 décembre 2000, la cour régionale de Tbilissi fit droit à cette demande en ordonnant une assignation à domicile sans droit de sortir, de passer ou de recevoir des appels téléphoniques ou d'envoyer la correspondance.

28. Traduit devant la cour régionale de Tbilissi, le requérant fut reconnu coupable le 13 octobre 2001 d'avoir commis l'infraction prévue à l'article 342 § 2 du code pénal. Il fut condamné à une peine d'emprisonnement de deux ans avec sursis et mise à l'épreuve de trois ans. Ce jugement fut confirmé en cassation le 13 décembre 2001.

29. Selon le requérant, le 18 octobre 2002, son avocate reçut une réponse de M.T. (paragraphes 20 et 21 ci-dessus), datée du 14 octobre 2000, par laquelle elle était informée qu'en vertu de l'article 364 du CPP, il était loisible au requérant de faire procéder à une expertise indépendante à ses propres frais à condition qu'il en tienne informé l'instructeur chargé de l'affaire. Cette réponse fut produite devant la Cour par le Gouvernement avec ses observations complémentaires (paragraphes 6 et 7 ci-dessus), celui-ci affirmant qu'elle avait été envoyée à l'avocate du requérant le 14 octobre 2000. Le requérant se dit dans l'impossibilité de fournir des preuves à cet égard, les autorités lui déniant accès à son dossier pénal (paragraphes 7 et 8 ci-dessus).

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

30. Code de procédure pénale, en vigueur à l'époque des faits

Article 44 § 15

« Le terme « instructeur » désigne les fonctionnaires du service de l'instruction préparatoire du parquet, du ministère de l'Intérieur et du ministère de la Sécurité qui sont chargés de l'instruction intégrale de l'affaire. »

Article 61 § 1

« L'instruction préparatoire des affaires pénales est effectuée par les instructeurs du parquet, du ministère de l'Intérieur et du ministère de la Sécurité. »

Article 96 § 2

« Peut être désigné expert toute personne qui dispose des compétences spécifiques, travaille dans un organisme spécialisé ou possède une licence appropriée. »

Article 230 §§ 2 et 3

« La demande de procédure est adressée à la personne ou à l'organe responsable de l'instruction ou de l'examen de l'affaire pénale concernée.

La demande de procédure doit contenir une demande de réalisation d'un procédé ou de prise d'une décision procédurale (...) »

Article 235 §§ 1 et 3

« La plainte est déposée auprès de l'organe responsable de la poursuite pénale ou du fonctionnaire qui, conformément à la loi, est compétent pour l'examiner et pour prendre une décision. (...)

La plainte dirigée contre l'action ou la décision de l'enquêteur, de l'organe d'enquête, de l'instructeur et du chef de l'organe d'instruction est soumise au procureur compétent. La plainte dirigée contre l'action ou la décision du procureur est transmise au procureur hiérarchiquement supérieur. (...) »

Article 359 §§ 1 et 2

« L'expertise judiciaire est réalisée soit par un spécialiste d'un établissement d'expertise, d'un autre établissement, d'une entreprise ou d'une organisation, soit par une autre personne compétente, qui est désigné par l'enquêteur, l'instructeur ou le procureur, ou bien, qui est invité par les parties à leur charge.

L'expertise judiciaire médicale (...) est réalisée par un spécialiste d'un établissement d'expertise ou, dans des circonstances particulières, par un spécialiste d'un autre établissement ou par un particulier. »

Article 361 § 2

« La même expertise judiciaire peut avoir lieu une seconde fois, lorsque les conclusions de l'expert ne sont pas motivées, leur justesse suscite des doutes ou l'élément de preuve sur lequel elles s'appuient n'est pas fiable, ou encore, si une méconnaissance substantielle des règles de réalisation de l'expertise a eu lieu. La seconde expertise est confiée à un autre expert. La décision ordonnant une nouvelle expertise doit contenir les motifs pour lesquels les conclusions de l'expertise précédente suscitent des doutes. (...) »

Article 364

« La partie a le droit, à son initiative et à sa propre charge, de faire réaliser une expertise en vue de l'établissement d'un fait qui, à son sens, peut contribuer à la défense de ses intérêts. La partie avise aussitôt l'enquêteur, l'instructeur ou le procureur chargé de l'affaire de la tenue de l'expertise et des questions soumises à l'expert. L'établissement d'expertise est tenu de réaliser l'expertise sollicitée et rémunérée par la partie. A la demande de celle-ci, le rapport d'expertise doit être obligatoirement joint au dossier et apprécié au même titre que les autres moyens de preuve. »

Article 366 § 1

« Au moment de l'ordonnancement et de la tenue de l'expertise, l'inculpé, l'accusé, la partie civile ou leur représentant a le droit de :

(...) b) récuser l'expert ;

c) solliciter que l'expert soit désigné parmi les personnes de son choix ;

d) faire réaliser une expertise indépendante à son initiative et à sa propre charge ; demander de joindre le rapport de cette expertise à son dossier ; (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

31. Le requérant se plaint d'avoir fait l'objet de torture lors de sa garde à vue sans que toutefois les autorités compétentes l'autorisent par la suite à se faire examiner par des experts indépendants en vue de la manifestation de la vérité. L'article 3 de la Convention est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

1. Arguments des parties

32. Le Gouvernement rejette la thèse de la torture et attire l'attention de la Cour sur le fait que le requérant ne fournit à aucun moment aux autorités compétentes les noms des personnes l'ayant soumis à un traitement par électrochoc, qu'il ne présenta aucune preuve tangible à l'appui de ses allégations et que, de surcroît, il s'opposa à son examen par l'expert du ministère de la Santé, empêchant ainsi les autorités de vérifier ses allégations. Par ailleurs, lors de sa rencontre avec la présidente du comité parlementaire des droits de l'homme, le requérant nia le fait d'avoir été torturé (paragraphe 25 ci-dessus). Le Gouvernement rappelle que, selon le certificat médical du 8 octobre 2000, signé par le médecin de la cellule de garde à vue, le requérant ne portait aucune lésion sur le corps (paragraphe 14 ci-dessus).

33. Quant à l'expertise indépendante, le Gouvernement soutint dans ses observations initiales que le rejet de la « demande » de sa réalisation par Mmes M.N. et K.P. était conforme à l'article 96 du CPP, ces personnes travaillant à l'Institut médical E. Pipia, société à responsabilité limitée, qui n'était pas un établissement d'expertise. Les activités de l'Institut consistaient à mener la recherche médicale, à former des médecins ainsi qu'à fonder et à exploiter des établissements médicaux. En outre, selon l'information du service de standardisation, des normes et des licences du ministère du Travail, de la Santé et de la Sécurité sociale (« service des licences »), l'Institut n'avait pas de licence requise par la loi pour réaliser des expertises médicales. Dans ces conditions, l'ordonnance de l'instructeur du 11 octobre 2000 constituait, aux yeux du Gouvernement, une réponse adéquate aux allégations de l'intéressé. En effet, elle ordonnait une expertise médicale d'Etat en vue de la manifestation de la vérité. Or, le requérant ayant empêché l'exécution de cette décision, aucune enquête effective n'aurait pu être conduite et la responsabilité des auteurs des méfaits n'aurait pu être établie. Les propos de la présidente du comité parlementaire des droits de l'homme et du représentant de la Médiatrice de la République, ainsi que le refus de l'expertise indépendante par l'instructeur, ne prouveraient pas « au-delà de tout doute raisonnable » que le requérant fut maltraité.

34. L'information précitée du service des licences ne figurant pas au dossier, la Cour a invité le Gouvernement à la fournir ainsi qu'à expliquer les raisons pour lesquelles l'autorisation de faire procéder à une expertise indépendante fut communiquée au requérant deux ans plus tard (paragraphes 6, 7 et 29 ci-dessus).

35. Le Gouvernement répondit que le dossier pénal du requérant ne contenait aucune information datée de 2000-2002 concernant l'absence de licence de Mmes M.N. et K.P. Toutefois, il avait obtenu le 2 novembre 2005 une lettre du service des licences confirmant que l'Institut médical E. Pipia n'était pas, à l'époque des faits, enregistré en tant qu'établissement licencié dans le domaine d'expertise médicale. Il ressort en outre de cette lettre que Mme K.P. ne disposait pas, et ne dispose toujours pas, de licence dans ce domaine, alors que Mme M.N. obtint une licence d'Etat de médecin légiste le 28 novembre 2003. La même lettre précise que l'octroi de licences en matière de médecine judiciaire ne fut mis en place qu'en janvier 2002.

36. Dans ses observations complémentaires (paragraphes 6 et 7 cidessus), le Gouvernement fit référence à la « demande » de l'avocate du requérant du 10 octobre 2000 et à l'ordonnance du 11 octobre 2000, mais il s'appuya essentiellement sur la réponse de M.T., datée du 14 octobre 2000 (paragraphe 29 ci-dessus), pour affirmer qu'en vertu de l'article 364 du CPP, le requérant avait été libre de faire procéder à une expertise indépendante sans avoir besoin de chercher un accord des autorités à cet égard, mais qu'il avait manqué de faire usage de ce droit.

37. Le requérant ne partage pas l'avis du Gouvernement et affirme que, le 18 octobre 2002, lorsque son avocate fut informée de la réponse de M.T., l'expertise indépendante n'avait plus aucune utilité, les lésions infligées deux ans auparavant ayant déjà disparu de son corps. Il explique en outre que son refus de se soumettre le 11 octobre 2000 à l'examen par un expert d'Etat était motivé par l'absence de son avocate n'ayant pas été avisée de la tenue de ce procédé.

38. Invité par la Cour à produire des informations supplémentaires, dont la notification de la réponse de M.T., le requérant fit valoir que les autorités lui avaient dénié accès à son dossier pénal et qu'il n'était pas en mesure de se conformer à la demande de la Cour (paragraphes 6-7 ci-dessus). La correspondance qu'il produit à cet égard montre notamment que le Parquet général, la cour régionale de Tbilissi et la Cour suprême se renvoyèrent mutuellement la demande de l'intéressé sans que celui-ci ne trouve jamais de trace de son dossier auprès d'aucune autorité saisie.

39. Le requérant ne put ainsi produire devant la Cour qu'une lettre de la présidente du comité parlementaire des droits de l'homme, datée du 1er décembre 2005, celle-ci affirmant qu'à l'époque des faits le requérant portait des lésions sur le corps qui lui « auraient été infligées suite à un traitement par électrochoc » lors de sa garde à vue.

2. Appréciation de la Cour

a) Quant à la torture

40. La Cour rappelle que l'article 3 de la Convention consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996V, § 96). Il impose à l'Etat de s'assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d'exécution de la mesure ne soumettent pas l'intéressé à une détresse ou à une épreuve d'une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l'emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 95, CEDH 2002VI).

41. Toutefois, les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés (Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 165, 1er mars 2001). Pour l'établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Farbtuhs c. Lettonie, no 4672/02, § 54, 2 décembre 2004). Un « doute raisonnable » est un doute dont les raisons peuvent être tirées des faits présentés. La preuve de mauvais traitements au-delà d'un tel doute peut résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précises et concordantes (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 111, CEDH 2002IV ; Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 338, CEDH 2005...).

42. En l'espèce, le requérant affirme qu'à plusieurs reprises, entre les 1er et 3 octobre 2000, il fut battu à coups de crosse aux talons et torturé par électrochoc dans une cellule de garde à vue du ministère de l'Intérieur.

Or, en l'absence de tout document médical à cet égard et de toute autre preuve tangible et suffisante, ce qui est dû en l'espèce à la défaillance des autorités (paragraphes 48 et suiv. ci-dessous), il s'avère impossible d'établir, uniquement à partir des considérations personnelles de la présidente du comité parlementaire des droits de l'homme (paragraphes 25 et 39 cidessus) et de l'affirmation du représentant de la Médiatrice de la République (paragraphe 23 ci-dessus), si le traitement par électrochoc et le passage à tabac furent en effet infligés au requérant entre les mains des agents de l'Etat comme il l'affirme. Les éléments du dossier ne fournissent pas d'indices de nature à étayer une telle conclusion « au-delà de tout doute raisonnable » (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 129, CEDH 2000-IV ; Poltoratskiy c. Ukraine, no 38812/97, §§ 122-124, CEDH 2003V).

43. Partant, la Cour ne peut pas établir s'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention quant aux mauvais traitements lors de la garde à vue.

44. Or, elle rappelle que, lorsqu'un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d'autres services comparables de l'Etat, de graves sévices illicites et contraires à l'article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l'Etat par l'article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la ] Convention », requiert, par implication, qu'il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998VIII, p. 3290, §§ 102-103 ; Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 156, 2 novembre 2004). Cette enquête doit pouvoir mener à l'identification et à la punition des responsables. S'il n'en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l'interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l'Etat de fouler aux pieds, en jouissant d'une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Khachiev et Akaïeva c. Russie, nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005).

45. Le volet procédural de l'article 3 est invoqué en particulier lorsque la Cour ne peut, à raison, au moins en partie, du fait que les autorités n'ont pas, à l'époque pertinente, réagi d'une façon effective aux griefs formulés par les plaignants, aboutir à aucune conclusion sur le point de savoir s'il y a eu ou non traitements prohibés par l'article 3 de la Convention (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, §§ 89-93, CEDH 2000VII).

46. En l'espèce, mis ensemble, les informations très précises fournies par le requérant quant à l'endroit, dates et procédés de mauvais traitements, les éléments contenus dans la déclaration de son avocate du 10 octobre 2000 (paragraphe 16 ci-dessus), ainsi que dans la lettre du requérant, adressée à ses parents et rendue publique le 13 octobre 2000 (paragraphe 22 ci-dessus), donnent lieu, aux yeux de la Cour, à une allégation défendable selon laquelle le requérant aurait subi des sévices lors de sa garde à vue au sein du ministère de l'Intérieur (cf. Poltoratskiy, précité, §§ 60-70 et 126).

47. La Cour devra dès lors examiner la question de savoir si les allégations que l'intéressé porta à la connaissance des autorités compétentes donnèrent lieu à une enquête approfondie et effective.

b) Quant à l'investigation au sujet des griefs défendables du requérant

48. La Cour note que, dans sa déclaration adressée le 10 octobre 2000 au service de l'instruction, l'avocate du requérant fit valoir que son client avait été torturé lors de sa garde à vue. Elle porta ainsi à la connaissance de l'autorité compétente (paragraphes 11 in fine et 30 ci-dessus – articles 44 § 15, 230 et 235 du CPP) les faits constitutifs d'une infraction et l'informa que, pour constater les lésions infligées, une expertise médicale indépendante devait avoir lieu. L'instructeur ordonna l'expertise le 11 octobre 2000 mais, estimant que Mmes M.N. et K.P., expertes citées par le requérant, n'avaient pas de « licence appropriée », appela à la procédure un expert d'Etat en qui le requérant n'avait pas confiance. Cette méfiance étant renforcée par la tentative de faire procéder à l'expertise en l'absence de son avocate (paragraphe 37 ci-dessus), le requérant refusa de se faire examiner.

49. La Cour ne nie pas que ce refus du requérant puisse peser contre lui-même concernant l'absence d'enquête officielle au sujet de ses allégations. Le Gouvernement le relève d'ailleurs (paragraphes 32 et 33 ci-dessus) en affirmant que le requérant avait empêché la réalisation de l'expertise d'Etat et n'avait pas permis qu'une enquête effective ait lieu en fonction des conclusions de l'expert.

50. Toutefois, la Cour note que le droit interne autorise l'individu à récuser un expert (article 366 § 1 b) du CPP ; paragraphe 30 ci-dessus). Le fait que le requérant ait fait usage de ce droit n'aurait pu, aux yeux de la Cour, le priver, définitivement et sans condition, du droit de voir ses allégations défendables faire l'objet d'une enquête effective. D'autant plus qu'en l'espèce, il ne semble pas que le refus litigieux ait été déraisonnable ou destiné à faire preuve de comportement compliqué.

En effet, la Cour ne juge pas incompréhensible que le requérant, qui affirmait avoir fait l'objet de graves sévices entre les mains des agents de l'Etat et aspirait par ailleurs à obtenir une expertise indépendante, ait pu s'opposer à son examen par l'expert d'Etat contre son gré et exclusivement en présence des agents de l'Etat sans que son avocate ait pu y être également conviée (paragraphe 19 ci-dessus). D'autant plus qu'en l'absence de représentation, le requérant aurait pu légitimement craindre de ne pas pouvoir obtenir une seconde expertise par la suite, dont la tenue, en droit interne, dépend des motifs avancés en faveur de sa nécessité (voir notamment l'article 361 § 2 du CPP ; paragraphe 30 ci-dessus).

51. Dans ces circonstances, la Cour n'accepte pas l'argument du Gouvernement selon lequel l'impossibilité d'établir la responsabilité des auteurs des méfaits allégués était due au refus du requérant de se faire examiner par l'expert d'Etat et devrait donc lui être imputée.

52. Pour ce qui est de l'ordonnance du 11 octobre 2000 déniant au requérant le droit de se faire examiner par les experts de son choix, la Cour note d'emblée que les articles 359 § 1 in fine, 364 et 366 § 1 c) et d) du CPP (paragraphe 30 ci-dessus) dotent la partie à la procédure du droit de faire réaliser à sa charge une expertise qu'elle estime nécessaire. Ce droit n'est pas sujet à une autorisation quelconque de la part des autorités qui doivent être simplement avisées de la tenue de l'expertise indépendante et des questions posées aux experts. De surcroît, le rapport d'une telle expertise, si la partie le demande, doit être obligatoirement joint au dossier et apprécié en tant qu'élément de preuve. La réponse de M.T., datée du 14 octobre 2000, ainsi que les observations complémentaires du Gouvernement confirment une telle lecture des dispositions précitées (paragraphes 29 et 36 ci-dessus).

53. Ensuite, la Cour tient à relever que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (paragraphes 33 et 36 ci-dessus), dans sa déclaration du 10 octobre 2000, l'avocate du requérant, dénonçant la torture alléguée de son client, ne demandait pas une autorisation pour une expertise indépendante. Conformément à l'article 364 du CPP dont elle se prévalait expressément, elle informait simplement les autorités d'instruction qu'elle jugeait nécessaire qu'une telle expertise ait lieu en leur indiquant les noms des personnes qui la réaliseraient à la charge de la défense (paragraphe 16 ci-dessus).

Or, cette déclaration fut examinée par l'instructeur comme s'il s'agissait d'une « demande d'autorisation » et rejetée au motif que les personnes citées par le requérant n'avaient pas de licence appropriée.

54. La Cour estime que, par un tel acte, auquel il n'avait manifestement aucun droit selon le code de procédure pénale, l'instructeur dressa un obstacle sérieux à la manifestation de la vérité. De surcroît, les raisons évoquées en motivation de sa décision semblent être également dépourvues de base légale et ne pas avoir de fondement valable du point de vue factuel.

55. Notamment, conformément au CPP (paragraphe 30 ci-dessus), un expert doit avoir des compétences spécifiques, travailler dans un organisme spécialisé ou posséder une licence appropriée (article 96). L'expertise médicale peut être réalisée par un spécialiste d'un établissement d'expertise ou, dans des circonstances particulières, par un spécialiste d'un autre établissement ou par un particulier (article 359 § 2).

56. Contrairement à ce que soutient le Gouvernement dans ses observations initiales (paragraphe 33 ci-dessus), l'instructeur opposa l'absence de licence non pas à l'Institut E. Pipia où travaillaient les personnes citées par le requérant, mais personnellement à celles-ci (paragraphe 18 ci-dessus). Or, au vu de l'ordonnance du 11 octobre 2000 et des autres pièces du dossier, il n'est pas clair si l'instructeur requit que Mmes M.N. et K.P. justifient d'être titulaires d'une « licence appropriée ». Le Gouvernement concède que le dossier pénal du requérant ne contient aucune preuve documentaire qui, datant de l'époque pertinente, confirmerait l'absence de licence reprochée à Mmes M.N. et K.P.

En revanche, il ressort de la lettre du service des licences, datée du 2 novembre 2005 (paragraphe 35 ci-dessus), que l'octroi de licences en matière de médecine judiciaire ne fut mis en place qu'en janvier 2002. Dans ces conditions, il n'est pas clair sur quel fondement l'instructeur reprocha le 11 octobre 2000 à Mmes M.N. et K.P. l'absence de « licence appropriée ». D'autant plus que, si l'article 96 § 2 du CPP qu'il invoqua fait référence à « une licence appropriée », il n'érige toutefois pas l'existence de celle-ci en une condition préalable absolue à la réalisation de l'expertise par la personne citée par la partie intéressée. Au contraire, il énonce que « toute personne » ayant des compétences spécifiques peut accomplir la mission d'expert. L'article 359 § 2 admet par ailleurs qu'un spécialiste d'un établissement n'opérant pas dans le domaine de l'expertise judiciaire, ou même un particulier, puisse réaliser une expertise médicale.

57. Il ne ressort pas du dossier qu'en adoptant l'ordonnance du 11 octobre 2000, l'instructeur se soit penché sur la question de savoir si Mmes M.N. et K.P. possédaient des connaissances médicales spécifiques, la seule exigence réellement opposable, selon la lecture combinée des dispositions précitées. Pour sa part, la Cour note seulement que ces personnes travaillaient dans un Institut spécialisé dans la recherche médicale et que Mme M.N. justifiait, au 9 juillet 2004, d'une expérience professionnelle de 18 ans dans le domaine de l'expertise médicale judiciaire (Molashvili c. Géorgie, no 39726/04, affaire pendante).

58. Eu égard à l'ensemble des considérations qui précèdent, la Cour n'estime pas, à la différence du Gouvernement, que l'ordonnance de l'instructeur du 11 octobre 2000 constituait une réponse adéquate aux allégations de l'intéressé (paragraphe 33 ci-dessus).

59. Pour ce qui est de la réponse de M.T., datée du 14 octobre 2000, la Cour note que la date de sa notification à l'avocate du requérant prête à une controverse entre les parties.

60. Dès l'introduction de la présente requête, le requérant affirma que la réponse du 14 octobre 2000 avait été notifiée à son avocate le 18 octobre 2002, soit deux ans plus tard. N'ayant pas démenti cette allégation dans ses observations initiales, le Gouvernement soutint pour la première fois le 2 novembre 2005 (paragraphe 7 ci-dessus) que la réponse litigieuse avait été notifiée à l'avocate le jour même. Toutefois, il ne produisit aucune preuve à l'appui de cette thèse. Quant au requérant, il affirma ne pas pouvoir valablement s'opposer au Gouvernement, puisque les autorités lui déniaient accès à son dossier pénal. Malgré l'invitation de la Cour, le Gouvernement ne s'exprima pas au sujet de cette affirmation (paragraphes 6-8 ci-dessus).

61. La Cour s'étonne pour sa part que le requérant ne pût obtenir la notification litigieuse auprès de son avocate à qui ce document fut adressé par les autorités. Quoi qu'il en soit, au vu des faits exposés au paragraphe précédent, la Cour n'estime pas que la thèse du requérant situant la notification litigieuse au 18 octobre 2002 ait été valablement démentie par le Gouvernement.

62. En tout état de cause, la Cour relève que, le 16 octobre 2000, l'avocate du requérant s'adressa au chef des cellules de garde à vue du ministère de la Sécurité en demandant qu'en vue de l'expertise, Mmes M.N. et K.P. soient admises dans la cellule du requérant. Elle l'informa que l'instructeur en était avisé (paragraphe 26 ci-dessus). L'avocate entreprit ainsi la démarche qu'elle aurait sans doute entreprise si, comme le veut la thèse du Gouvernement, la réponse de M.T. du 14 octobre 2000 lui avait été aussitôt communiquée (paragraphe 29 ci-dessus). Or, le fait que cette expertise n'eut jamais lieu ne prête à aucune controverse entre les parties. Selon le requérant, cela s'explique par les obstacles posés à sa réalisation par les autorités. Rien dans les arguments du Gouvernement ne réfute valablement cette thèse.

63. En conclusion, en raison de diverses défaillances des autorités compétentes, la déclaration de l'avocate du requérant du 10 octobre 2000 ne donna lieu à aucun examen médical de l'intéressé.

64. Par ailleurs, quoique alertées par le requérant des mauvais traitements allégués, les autorités n'entreprirent aucun autre acte d'enquête (interrogation des agents de l'Etat en charge du requérant pendant sa garde à vue, interrogation du requérant, confrontation, etc.) en vue de l'investigation des griefs défendables de l'intéressé.

65. Vu cette absence de tout acte d'investigation, la Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention sous son volet procédural.


II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

66. Se plaignant de l'impossibilité d'obtenir l'expertise médicale indépendante, le requérant invoque également l'article 13 de la Convention qui est ainsi libellé :

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

67. La Cour rappelle que l'article 13 garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour effet d'exiger un recours interne habilitant l'instance nationale compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition.

La portée de l'obligation découlant de l'article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. Lorsqu'un individu formule une allégation défendable de sévices contraires à l'article 3, la notion de recours effectif implique, outre une enquête approfondie et effective du type de celle qu'exige l'article 3, un accès effectif à la procédure d'enquête qui doit permettre d'établir la responsabilité de fonctionnaires ou d'organes de l'Etat quant à ce manquement (Anguelova, précité, § 161 ; Assenov, précité, § 117).

68. En l'espèce, le requérant avait un grief défendable au regard de l'article 3 de la Convention (paragraphe 46 ci-dessus).

69. Or, vu les circonstances dans lesquelles il se vit dénier l'accès à l'expertise médicale indépendante, et étant donné que les autorités n'entreprirent par ailleurs aucun acte d'enquête pour déterminer la responsabilité des agents du ministère de l'Intérieur quant aux méfaits allégués, la Cour estime que l'Etat n'a pas satisfait à l'obligation qui lui incombait en vertu de l'article 13 de la Convention.

70. Dès lors, il y a eu violation de cette disposition.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

71. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

72. Dans son formulaire de requête, le requérant affirma qu'il évaluait le dommage matériel subi à 100 000 dollars américains et le préjudice moral causé à un million de dollars américains. Réclamant par ailleurs le remboursement des frais et dépens, il soutint qu'il présenterait ultérieurement les documents nécessaires à l'appui de cette demande. Or, après la décision sur la recevabilité, il ne présenta aucune prétention au titre du dommage subi ou à celui de frais et dépens.

73. La Cour rappelle qu'elle n'octroie aucune somme à titre de satisfaction équitable dès lors que les prétentions chiffrées et les justificatifs nécessaires n'ont pas été soumis dans le délai imparti à cet effet par l'article 60 § 1 du règlement, même dans le cas où la partie requérante aurait indiqué ses prétentions à un stade antérieur de la procédure (Fadil Yilmaz c. Turquie, no 28171/02, § 26, 21 juillet 2005).

74. Toutefois, vu ses conclusions sur le terrain des articles 3 et 13 de la Convention (paragraphes 65 et 70 ci-dessus), la Cour estime que le requérant a dû subir un dommage moral certain.

75. Par conséquent, tenant compte des circonstances spécifiques de l'espèce, et statuant en équité, la Cour alloue au requérant 3 000 EUR pour le dommage moral.

  1. Intérêts moratoires

76. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.


PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1. Dit, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention sous son volet matériel ;

2. Dit, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit, qu'il a eu violation de l'article 13 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, une somme de 3 000 EUR (trois mille euros) pour le préjudice moral, à convertir en laris géorgiens au taux applicable à la date du versement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président