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TROISIEME SECTION
AFFAIRE TOVARU c. ROUMANIE
(Requête no 77048/01)
ARRÊT
STRASBOURG
12 octobre 2006
DÉFINITIF
12/01/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Tovaru c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J. Hedigan, président,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 septembre 2006,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 77048/01) dirigée contre la Roumanie et un ressortissant de cet Etat, M. Dinu Tovaru (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 juillet 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me Eugenia Crângariu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Roxana Rizoiu, puis par Mme Beatrice Rămăşcanu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant alléguait en particulier que la vente de l'appartement no 1 de son immeuble à des tiers, qui n'a donné lieu à aucune indemnisation et qui a été validée par des arrêts définitifs des tribunaux nationaux, avait méconnu les articles 6 et 13 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
4. Le 31 août 2004, le président de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, il a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
6. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7. Le requérant est né en 1939 et réside à Bucarest.
8. En 1950, en vertu du décret de nationalisation no 92/1950, l'Etat prit possession du bien immobilier, composé d'un immeuble et du terrain afférent, sis à Bucarest no 11 bis rue Donici, qui appartenait aux parents du requérant.
1. Action en revendication
9. En 1997, le requérant, faisant valoir qu'en vertu du décret no 92/1950 les biens appartenant à certaines catégories sociales étaient exemptés de la nationalisation et que ses parents faisaient partie de ces catégories, saisit le tribunal de première instance de Bucarest d'une action en revendication immobilière contre le conseil local de Bucarest.
10. Par un jugement définitif du 22 décembre 1997, le tribunal fit droit à l'action, au motif que l'Etat avait pris possession de l'immeuble sans titre valable et, par conséquent, ordonna à la partie défenderesse de lui restituer l'immeuble et le terrain afférent.
11. Par une décision du 25 mai 1998, le maire de Bucarest ordonna la restitution du bien immobilier. Par un procès-verbal du 23 juin 1998, le requérant fut mis en possession de l'immeuble et du terrain afférent, à l'exception de quatre appartements, qui avaient été vendus antérieurement aux locataires.
12. Par des actions en revendication contre les tiers acquéreurs, le requérant obtint la restitution de trois de ces quatre appartements. Dans ces trois cas, les tribunaux internes, en s'appuyant sur le jugement définitif du 23 décembre 1997, ont considéré que l'immeuble, dans sa totalité, avait été nationalisé sans titre valable, en méconnaissance des dispositions du décret no 92/1950.
2. Action en revendication de l'appartement no 1
13. Par un contrat conclu le 29 octobre 1996, en vertu de la loi no 112/1995, la mairie de Bucarest et l'entreprise gérante des biens immobiliers de l'Etat vendirent aux locataires C.I. et C.F. l'appartement no 1, composé de trois pièces et situé dans l'immeuble litigieux.
14. Par une action en revendication introduite le 2 juillet 1998 contre les tiers acquéreurs, le requérant demanda la restitution de cet appartement, en faisant valoir que la nationalisation et le titre de propriété de l'Etat ayant été annulés, l'appartement en question ne pouvait pas être légalement vendu.
15. Par un jugement du 14 janvier 2000, confirmé sur appel interjeté par la partie défenderesse, le tribunal de première instance de Bucarest fit droit à l'action, ordonna aux tiers de restituer au requérant l'appartement et condamna également la mairie de Bucarest à restituer aux tiers le prix qu'elle avait encaissé pour cet appartement.
16. Les tiers acquéreurs introduisirent un recours contre ce jugement. Ils alléguaient que la nationalisation avait été légale, que la vente de l'appartement avait respecté les dispositions de la loi no 112/1995 et que le jugement du 22 décembre 1997 ne leur était pas opposable, car ils n'avaient pas été parties à la procédure.
17. Par un arrêt du 2 mars 2001, la cour d'appel de Bucarest fit droit au recours et, jugea que l'immeuble avait été nationalisé sur titre valable et que le contrat de vente était conforme à la loi no 112/1995. Elle cassa le jugement de première instance et, sur le fond, rejeta l'action du requérant.
3. Action en annulation partielle de la vente de l'appartement no 1
18. Par une action introduite le 18 juin 2001, le requérant demanda l'annulation partielle du contrat de vente de l'appartement no 1. Il alléguait que, par ledit contrat, trois dépendances de cet appartement, qui se trouvaient dans la copropriété commune et forcée avec les autres appartements de l'immeuble, avaient été vendues à C.I. et C.F.
19. Par un jugement du 29 avril 2002, confirmé sur appel interjeté par les parties défenderesses, le tribunal de première instance de Bucarest fit droit à l'action et annula la partie du contrat qui concernait les dépendances susmentionnées.
20. Par un arrêt définitif du 15 avril 2003, la cour d'appel de Bucarest rejeta le recours des locataires C.F. et C.I et confirma l'annulation partielle du contrat de vente.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
21. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 19‑26, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 38‑53, 1er décembre 2005) et Porteanu c. Roumanie (no 4596/03, §§ 23-25, 16 février 2006).
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ
A. Sur le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention
22. Le requérant se plaint du défaut d'impartialité des tribunaux internes, car ceux-ci auraient favorisé les locataires occupant le bien litigieux pendant tout le déroulement de la procédure en interprétant d'une manière erronée les dispositions de la loi no 112/95.
23. La Cour rappelle que les juges ne doivent pas manifester de parti pris ou de préjugé personnel et qu'en même temps, le tribunal doit offrir des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (Pullar c. Royaume-Uni, arrêt du 10 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, § 30).
24. En l'espèce, la Cour ne décèle aucun élément subjectif ou objectif de nature à jeter un doute sur l'impartialité des juges. En tout Etat de cause, le fait pour les juges internes d'interpréter une loi d'une certaine façon ne saurait passer pour une ingérence dans le droit des requérants à un tribunal « impartial » au sens de l'article 6 § 1.
25. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B. Sur le reste de la requête
26. Pour ce qui est du restant de la requête, la Cour constate que celui-ci n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle observe par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun motif d'irrecevabilité et le déclare donc recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
27. Le requérant allègue que la vente de l'appartement no 1 aux locataires, validée par l'arrêt de la cour d'appel de Bucarest du 31 mai 2000, a méconnu l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
28. Le Gouvernement considère que le requérant ne disposait pas d'un bien, au sens de l'article 1 du Protocole no 1, car son droit de propriété n'a pas été reconnu par une décision judiciaire définitive avant la vente du bien à des tiers. Il invoque à cet égard les affaires Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000-XII) et Constandache c. Roumanie (déc.), no 46312/99, 11 juin 2002). Il fait valoir que l'immeuble en question avait été nationalisé conformément au décret no 92/1950, de sorte qu'il ne se trouvait pas dans le patrimoine du requérant au moment de l'introduction de son action en revendication immobilière devant le tribunal de première instance de Bucarest. De surcroît, au moment de l'introduction de l'action en revendication contre l'Etat, l'Etat lui-même n'était plus propriétaire de l'appartement no 1, puisqu'il l'avait vendu le 29 octobre 1996 aux locataires C.F. et C.I. Quant au jugement définitif du 22 décembre 1997 constatant le droit de propriété du requérant, il n'était pas opposable aux acheteurs C.F. et C.I. Par conséquent, le requérant avait tout au plus une « espérance » et non pas un bien au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
29. Enfin, le Gouvernement estime que le requérant peut obtenir une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001 et demande à la Cour de prendre en compte la réforme instituée par la loi no 247/2005, qui a pour objectif d'accélérer la procédure de restitution et, dans les cas où une telle restitution s'avère impossible, d'octroyer une indemnisation consistant en une participation, en tant qu'actionnaires à un organisme de placement de valeurs mobilières « Proprietatea », organisé sous la forme d'une société par actions. En principe, les personnes ayant vocation à recevoir une indemnisation par cette voie recevront des titres de valeur qui seront transformés en actions, une fois la société cotée en bourse.
30. Le requérant conteste cette thèse. Selon lui, les tribunaux internes ont reconnu son droit de propriété et également celui des tiers acquéreurs sur le même bien, situation qui rend impossible l'exercice de ses droits en tant que propriétaire de son bien. Le requérant souligne que l'impossibilité de jouir de son bien représente une atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques.
31. La Cour rappelle que, dans l'affaire Străin précitée (§§ 39 et 59), elle a considéré que la vente par l'Etat d'un bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle était antérieure à la confirmation en justice d'une manière définitive du droit de propriété d'autrui, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, constituait une privation contraire à l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
32. De surcroît, dans l'affaire Păduraru précitée (§ 112) la Cour a constaté que l'Etat avait manqué à son obligation positive de réagir en temps utile et avec cohérence face à la question d'intérêt général que constitue la restitution ou la vente des immeubles entrés en sa possession en vertu des décrets de nationalisation. Elle a également considéré que l'incertitude générale ainsi créée s'était répercutée sur le requérant, qui s'était vu dans l'impossibilité de recouvrer l'ensemble de son bien alors qu'il disposait d'un arrêt définitif condamnant l'Etat à le lui restituer.
33. En l'espèce, la Cour n'aperçoit pas de motif pour s'écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même. A l'instar de l'affaire Păduraru précitée, dans la présente affaire, des tiers sont devenus propriétaires avant que le droit de propriété du requérant sur ce bien fasse l'objet d'une confirmation définitive. Et, comme dans l'affaire Străin précitée, le requérant en l'espèce a été reconnu propriétaire légitime, les tribunaux ayant jugé incontestable son titre de propriété, eu égard au caractère abusif de la nationalisation (paragraphes 10 et 11 cidessus).
34. De plus, les efforts déployés par le requérant pour entrer en possession de l'appartement no 1 ont été, à ce jour, vains. Sur ce point, la Cour note que bien que le jugement définitif du 22 décembre 1997 ait conclu à l'illégalité de la nationalisation et ait ordonné aux autorités administratives de restituer l'immeuble au requérant, la cour d'appel de Bucarest a rejeté l'action en revendication de l'appartement no 1, en estimant, en méconnaissance du jugement définitif précité, que la nationalisation avait été légale, privant ainsi le requérant de toute possibilité d'entrer en possession de cet appartement. Or, force est de constater que le requérant n'a été à ce jour nullement indemnisé pour cette privation de propriété.
35. La Cour observe que la vente de l'appartement no 1 en vertu de la loi no 112/1995 empêche le requérant de jouir de son droit de propriété en dépit de l'existence du jugement définitif du 22 décembre 1997 qui avait condamné l'Etat à lui restituer l'immeuble. En outre, aucun dédommagement ne lui a été alloué pour cette privation.
36. La Cour note que, le 22 juillet 2005, la loi no 247/2005 a été adoptée, modifiant la loi no 10/2001. Cette nouvelle loi accorde un droit à indemnisation, à hauteur de la valeur marchande du bien qui ne peut être restitué aux personnes se trouvant dans la même situation que le requérant. La Cour observe que la loi précitée propose, pour les personnes n'ayant pas la possibilité d'obtenir la restitution de leur bien en nature, de leur octroyer une indemnisation sous la forme d'une participation, en tant qu'actionnaires à un organisme de placement de valeurs mobilières (OPCVM). En principe, les personnes ayant vocation à recevoir une indemnisation par cette voie recevront des titres de valeur qui seront transformés en actions, une fois la société cotée en bourse.
37. La Cour note que, le 29 décembre 2005, la société par actions « Proprietatea » a été inscrite au Registre du commerce de Bucarest. Afin que les actions émises par cette société anonyme puissent faire l'objet d'une transaction sur le marché financier, il faut suivre la procédure d'agrément par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM »). Selon le calendrier prévisionnel de « Proprietatea », l'opération de conversion des titres en actions devait intervenir en mars 2006 et l'entrée effective en bourse en décembre 2006.
38. En l'espèce, à supposer que la loi no 10/2001 soit applicable au requérant et que la violation de son droit de propriété puisse faire l'objet d'une indemnisation, la Cour observe que « Proprietatea » ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'aboutir à l'octroi effectif d'une indemnité. Dès lors, la Cour considère que la mise en échec du droit de propriété du requérant sur l'appartement no 1 de l'immeuble sis 11 bis rue Donici, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de son bien garanti par l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
39. Par conséquent, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
40. Le requérant allègue n'avoir pas disposé d'un recours effectif contre la violation de son droit de propriété, en méconnaissance de l'article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
41. La Cour considère, compte tenu de ses conclusions figurant au paragraphe 34 ci-dessus, qu'il n'y a pas lieu de statuer sur le fond de ce grief (voir, mutatis mutandis et entre autres, Laino c. Italie [GC], no 33158/96, § 25, CEDH 1999-I, Zanghì c. Italie, arrêt du 19 février 1991, série A no 194-C, p. 47, § 23, et Église catholique de la Canée c. Grèce, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, § 50).
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
42. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
43. Le requérant demande la restitution de l'appartement no 1, vendu aux locataires, ou bien l'octroi de 60 213 euros (EUR) représentant sa valeur. Il fournit un rapport d'expertise en ce sens. Le requérant demande aussi la différence entre la diminution de la valeur de l'ensemble de l'immeuble à la suite de la vente de l'appartement no 1, différence qu'il chiffre à 78 558 EUR, ainsi que 8 645 EUR représentant le manque de jouissance de l'appartement no 1. Enfin, il demande 26 000 EUR au titre du dommage moral pour les « traumatismes psychiques » subis pendant plus de huit ans.
44. Le Gouvernement estime que la valeur marchande de l'appartement no 1 est de 38 013 EUR et fournit l'avis d'un expert immobilier en ce sens. Quant au montant représentant la diminution de la valeur de l'immeuble, le Gouvernement considère qu'il n'y a pas lieu d'octroyer une telle indemnisation et que le requérant aurait dû soumettre une telle demande aux tribunaux nationaux. Quant au montant représentant les loyers non perçus, le Gouvernement considère qu'il n'y a pas lieu d'octroyer une telle indemnisation et invoque l'affaire Sofletea c. Roumanie (no 48179/99, § 42, 25 novembre 2003). S'agissant de l'éventuel préjudice moral subi par le requérant, le Gouvernement considère qu'aucun lien de causalité ne peut être retenu entre la prétendue violation de la Convention et le dommage moral allégué.
45. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique, au regard de la Convention, de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences. Si le droit interne ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, l'article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d'accorder une réparation à la partie lésée par l'acte ou l'omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée.
46. Parmi les éléments pris en considération par la Cour, lorsqu'elle statue en la matière, figurent le dommage matériel, c'est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée, et le dommage moral, c'est-à-dire la réparation de l'Etat d'angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation, ainsi que d'autres dommages non matériels (voir, parmi d'autres, Ernestina Zullo c. Italie, no 64897/01, § 25, 10 novembre 2004).
47. En outre, là où les divers éléments constituant le préjudice ne se prêtent pas à un calcul exact ou là où la distinction entre dommage matériel et dommage moral se révèle difficile, la Cour peut être amenée à les examiner globalement (Comingersoll c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV).
48. Dans les circonstances de l'espèce, la Cour estime que la restitution de l'appartement situé au no 1 de l'immeuble sis à Bucarest 11 bis rue Donici, telle qu'ordonnée par le jugement définitif rendu le 22 décembre 1997 par le tribunal de première instance de Bucarest, placerait le requérant autant que possible dans une situation équivalant à celle où il se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. A défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser à l'intéressé, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle de l'appartement.
49. A ce sujet, la Cour note avec intérêt que la loi no 247/2005 portant modification de la loi no 10/2001 sur la restitution des biens nationalisés tant légalement qu'illégalement, entrée en vigueur le 19 juillet 2005, applique les principes exprimés dans la jurisprudence internationale, judiciaire ou arbitrale au sujet des réparations dues en cas d'actes illicites et confirmés d'une manière constante par elle-même dans sa jurisprudence relative aux privations illégales ou de facto (Papamichalopoulos c. Grèce (satisfaction équitable), arrêt du 31 octobre 1995, série A no 330-B, p. 59-61, §§ 36-39, Zubani c. Italie, arrêt du 7 août 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, p. 1078, § 49, et Brumărescu (satisfaction équitable) précité, §§ 22 et 23).
50. En effet, la nouvelle loi qualifie d'abusives les nationalisations opérées par le régime communiste et prévoit l'obligation de restitution en nature d'un bien sorti du patrimoine d'une personne par suite d'une telle privation. En cas d'impossibilité de restitution pour cause, par exemple, de vente du bien à un tiers de bonne foi, la loi accorde une indemnité à hauteur de la valeur marchande du bien au moment de l'octroi (titre I, section I, articles 1, 16, et 43 de la loi).
51. En l'espèce, s'agissant de déterminer le montant de cette somme, la Cour note que le requérant et le Gouvernement ont soumis des rapports d'expertise permettant de déterminer la valeur de l'appartement. Elle relève l'important écart qui sépare les méthodes de calcul employées à cette fin par les experts désignés par les parties au litige. Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local, la Cour estime la valeur marchande actuelle de l'appartement en question à 50 000 EUR.
52. De surcroît, la Cour considère que les événements en cause ont entraîné des atteintes graves au droit du requérant au respect de son bien, pour lequel la somme de 3 000 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.
53. Concernant les sommes demandées au titre des loyers non perçus et de diminution de la valeur de l'immeuble à la suite de la vente de l'appartement no 1, la Cour ne saurait spéculer sur la possibilité et le rendement d'une location de l'appartement en question ni sur la diminution de la valeur de l'immeuble (Buzatu c. Roumanie, no 34642/97, § 18, 27 janvier 2005).
B. Frais et dépens
54. Le requérant demande également 1 500 EUR pour les frais et dépens exposés devant les juridictions internes et devant la Cour. Il a versé au dossier plusieurs factures d'un montant total de 870 EUR pour les honoraires d'avocat exposés entre 1998 et 2005. Il chiffre l'honoraire de l'expert immobilier et les taxes judiciaires payées à 500 EUR.
55. Le Gouvernement ne s'oppose pas qu'une somme correspondant aux frais et dépens liés à la procédure judiciaire interne soit allouée au requérant, à condition qu'elle ne soit pas excessive.
56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, la Cour note que le requérant a présenté plusieurs notes d'honoraires d'avocat, notes dont le montant total s'élève à 870 EUR.
Quant aux autres frais, ils ne sont étayés que partiellement, le requérant n'ayant pas ventilé de façon détaillée toutes les sommes engagées pour les taxes judiciaires et les honoraires de l'expert. La Cour fixera donc en équité une somme à ce titre.
57. Compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 300 EUR pour frais devant les juridictions internes et devant la Cour, et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
58. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 13 de la Convention ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit restituer au requérant l'appartement no 1 de l'immeuble sis à Bucarest 11 bis rue Donici, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;
b) qu'à défaut d'une telle restitution, l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les mêmes trois mois, 50 000 EUR (cinquante mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
5. Dit que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les mêmes trois mois, 3 000 EUR (trois mille euros) pour préjudice moral ;
6. Dit que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les mêmes trois mois, 1 300 EUR (mille trois cents euros) pour frais et dépens ;
7. Dit que les sommes en question seront à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
8. Dit qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger John Hedigan
Greffier Président