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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
12.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PATRICHI c. ROUMANIE

(Requête no 1597/02)

ARRÊT

STRASBOURG

12 octobre 2006

DÉFINITIF

12/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Patrichi c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J. Hedigan, président,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 1597/02) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet Etat, membres de la même famille, M. Cornel Alexandru et Mme Cornelia Patrichi, un couple marié, ainsi que leur fils, M. Alexandru Radu Patrichi, (« les requérants »), ont saisi la Cour le 12 septembre 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, sont représentés par Me P. Suica-Neagu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme R. Rizoiu, puis par Mme B. Ramaşcanu, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

4. Le 24 juin 2005, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, il a été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.

5. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

6. Les premier et deuxième requérants sont nés respectivement en 1944 et 1950 et résident à Bucarest. Leur fils, le troisième requérant, est né en 1976 et réside à Bucarest.

7. Le 17 octobre 1989, à la suite de l'émigration des requérants, l'Etat confisqua, en vertu du décret no 223/1974, le bien immobilier leur appartenant sis au no 51 de la rue Ghica Tei, à Bucarest, composé d'une maison de quatre pièces et d'un terrain afférent de 232 m². Ce bien avait été acheté en 1978 par le premier requérant.

A. Action en revendication contre l'Etat

8. Le 11 janvier 1993, les requérants saisirent le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest d'une action en revendication du bien, contre la mairie de Bucarest et la société « A », administratrice des logements d'Etat.

9. Par un jugement du 29 juin 1993, le tribunal fit droit à leur action, constata la nullité de la décision de confiscation et ordonna aux autorités administratives de leur restituer le bien. Le tribunal jugea que le décret no 223/1974 prévoyant la confiscation des biens immobiliers des émigrés était contraire aux dispositions constitutionnelles en matière de protection du droit de propriété. Par conséquent, l'Etat avait pris possession du bien sans titre valable.

10. Le 30 novembre 1993, le tribunal départemental de Bucarest déclara irrecevable l'appel interjeté par les parties défenderesses, pour défaut de paiement de la taxe de timbre.

11. Par un arrêt du 31 mars 1994, la cour d'appel de Bucarest rejeta le recours de la mairie de Bucarest pour n'avoir pas été formé devant la juridiction qui avait rendu la décision attaquée.

12. Le 23 mai 1994, le maire de Bucarest ordonna la restitution du bien. Par un procès-verbal du 8 juin 1994, les requérants furent mis en possession dudit bien. Cette mise en possession n'a été que formelle car l'immeuble était déjà occupé par G.G., G.V. et G.V. en tant que locataires.

B. Action en expulsion des locataires

13. Le 18 mai 1994, les requérants formèrent une action en expulsion des locataires devant le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest. Ils faisaient valoir qu'ils étaient les propriétaires du bien et que les locataires l'habitaient sans aucun titre valable. Les requérants mirent à la disposition des locataires, pour location, un autre appartement, situé dans le même arrondissement et demandèrent au tribunal d'ordonner aux locataires d'y emménager.

14. Par un jugement du 23 novembre 1994, le tribunal ordonna l'expulsion des locataires et leur ordonna d'emménager dans l'appartement offert par les requérants.

15. Le 22 avril 1996, sur appel de G.G., G.V. et G.V., le tribunal départemental de Bucarest cassa le jugement et rejeta l'action des requérants comme mal fondée. Le tribunal se fonda sur ce qu'à la suite d'un recours en annulation formé par le procureur général (voir ci-dessous), le jugement du 23 novembre 1994, favorable aux requérants, avait été annulé.

C. Recours en annulation et vente du bien

16. Le 5 juillet 1995, le procureur général de la Roumanie forma devant la Cour suprême de justice un recours en annulation du jugement du 23 novembre 1994, au motif que les juges avaient outrepassé leurs compétences en examinant la légalité de l'application du décret no 223/1974.

17. Par un arrêt du 15 mars 1996, la Cour suprême de justice annula le jugement et, sur le fond, rejeta l'action des requérants. Elle souligna que la loi était un moyen d'acquisition de la propriété, que l'Etat s'était approprié la maison en vertu du décret no 223/1974 et rappela que l'application de ce décret ne pouvait pas être contrôlée par les tribunaux.

18. Le 1er novembre 1996, l'Etat vendit la maison et le terrain afférent aux locataires G.G., G.V. et G.V.

D. Seconde action en revendication contre l'Etat

19. Le 13 février 1997, les requérants formèrent, contre la mairie de Bucarest, une seconde action en revendication du bien litigieux devant le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest. Ils faisaient valoir que leur bien avait été confisqué en vertu d'une décision qui ne leur avait jamais été communiquée et sans qu'ils aient perçu aucune indemnisation pour cette perte. Ils demandaient aux juges de constater que les dispositions de la loi no 112/95 ne trouvaient pas d'application en l'espèce car la confiscation du bien avait été faite « sans titre ».

20. Par un jugement du 3 mars 1997 le tribunal fit droit à l'action et ordonna la restitution du bien aux requérants. Le tribunal jugea que le décret no 223/1974 était contraire aux dispositions constitutionnelles concernant la protection de la propriété et, qu'en tout état de cause, la confiscation du bien avait été une mesure « abusive ». Le tribunal jugea également que les dispositions de la loi no 112/95 n'étaient pas applicables en l'espèce. Faute d'appel, le jugement devint définitif.

21. Le 22 juillet 1997, le maire de Bucarest ordonna la restitution du bien aux requérants.

E. Action en annulation du contrat de vente

22. Le 16 septembre 1998, les requérants saisirent le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest d'une action en annulation du contrat de vente conclu le 1er novembre 1996. Ils faisaient valoir que leur bien avait été vendu en application des dispositions de la loi no 112/95, alors que selon le dispositif du jugement définitif du 3 mars 1997 cette loi ne trouvait pas application en l'espèce.

23. Par un jugement du 2 novembre 1999, le tribunal fit droit à leur action et annula le contrat de vente. Il jugea que l'Etat avait pris possession du bien sans un titre valable et que, par conséquent, le bien ne pouvait pas faire l'objet d'un contrat de vente conclu en vertu de la loi no 112/95.

24. Le 13 décembre 2000, sur appel des tiers acquéreurs, le tribunal départemental annula le jugement et, sur le fond, rejeta l'action des requérants comme mal fondée. Il estima que le recours en annulation, qui avait annulé le titre de propriété des requérants, avait permis aux locataires, qui étaient de bonne foi, d'acheter le bien.

25. Par un arrêt du 10 mai 2001, la cour d'appel de Bucarest rejeta le recours des requérants et confirma la décision rendue en deuxième instance.

F. Demande en restitution en application de la loi no 10/2001

26. Il ressort des éléments du dossier qu'en 2001 les requérants déposèrent devant la mairie de Bucarest une demande de restitution du bien litigieux dans son intégralité. Par une lettre du 16 août 2001, la mairie de Bucarest informa l'agent du Gouvernement de ce qu'aucune suite favorable à la demande des requérants n'était possible en raison de l'absence de certains documents attestant le droit de propriété de ceux-ci sur ledit bien.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

27. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 1926, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 3853, 1er décembre 2005) et Porteanu c Roumanie (no 4596/03, §§ 23-25, 16 février 2006).

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

A. Sur la qualité de victime de M. Alexandru Radu Patrichi

28. La Cour rappelle que, selon l'article 34 de la Convention, elle peut être saisie d'une requête par « toute personne physique (...) qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles ». Il en résulte que pour satisfaire aux conditions posées par cette disposition, tout requérant doit être en mesure de démontrer qu'il est concerné directement par la ou les violations de la Convention qu'il allègue (voir, entre autres, Brumǎrescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 50, CEDH 1999-VII).

29. En l'espèce, la Cour observe que seuls M. Cornel Alexandru et Mme Cornelia Patrichi ont pris part aux procédures internes (voir paragraphes 826 cidessus) et que l'arrêt du 10 mai 2001, rendu par la cour d'appel de Bucarest a été prononcé uniquement à leur encontre. Certes, on pourrait considérer que ceux-ci ont engagé les actions internes aussi au nom de leur fils, mineur à l'époque, mais, par la suite, ce dernier, devenu majeur, n'a aucunement participé aux procédures engagées. Par conséquent, le troisième requérant, qui n'a pas été directement affecté par les procédures litigieuses, ne peut dès lors se prétendre victime d'une violation à son égard.

30. Il s'ensuit qu'en ce qui concerne M. Alexandru Radu Patrichi, la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de l'article 35 § 3, et doit être rejetée en application de l'article 35 § 4.

B. Sur le bien-fondé de la requête

31. Pour ce qui est du grief soulevé par M. Cornel Alexandru et Mme Cornelia Patrichi, la Cour constate que celui-ci n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle observe par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun motif d'irrecevabilité et le déclare donc recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

32. Les requérants allèguent que la vente du bien aux locataires G.G., G.V. et G.V., validée par l'arrêt de la cour d'appel de Bucarest du 10 mai 2001, a méconnu l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

33. Le Gouvernement considère que l'action en annulation du contrat de vente n'a aucune incidence sur le droit de propriété des requérants, car ni leur titre de propriété ni leur chances d'obtenir la possession du bien n'ont été affectées. D'après le Gouvernement, le constat de la bonne foi des acheteurs n'équivaut ni à une négation du titre de propriété des requérants, ni à une confirmation du titre des acquéreurs. Ainsi, selon le Gouvernement, la procédure litigieuse n'a pas porté atteinte au droit de propriété des requérants, qui avaient l'occasion de former une action en revendication. Selon le Gouvernement, même si la décision litigieuse constitue une ingérence dans le droit de propriété des requérants, celle-ci était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et était proportionnée. Enfin, le Gouvernement estime que les requérants pouvaient obtenir une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001.

34. Les requérants contestent cette thèse. Selon eux, malgré la reconnaissance définitive, le 3 mars 1997, de leur droit de propriété sur le bien litigieux, il leur est impossible d'expulser les tiers acheteurs, qui opposent un contrat de vente du même bien, validé le 10 mai 2001 par la cour d'appel de Bucarest. Ils considèrent comme inefficaces les voies de recours indiquées par le Gouvernement et qualifient la jurisprudence interne en la matière de « contradictoire et confuse ».

35. La Cour rappelle que, dans l'affaire Străin précitée (§§ 39 et 59), elle a considéré que la vente par l'Etat d'un bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle est antérieure à la confirmation en justice d'une manière définitive du droit de propriété d'autrui, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, constituait une privation contraire à l'article 1 du Protocole no 1.

36. De surcroît, dans l'affaire Păduraru précitée (§ 112), la Cour a constaté que l'Etat avait manqué à son obligation positive de réagir en temps utile et avec cohérence face à la question d'intérêt général que constitue la restitution ou la vente des immeubles entrés en sa possession en vertu des décrets de nationalisation. Elle a également considéré que l'incertitude générale ainsi créée s'était répercutée sur le requérant, qui s'était vu dans l'impossibilité de recouvrer l'ensemble de son bien alors qu'il disposait d'un arrêt définitif condamnant l'Etat à le lui restituer.

37. En l'espèce, la Cour n'aperçoit pas de motif pour s'écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même. A l'instar de l'affaire Brumărescu précitée, dans la présente affaire, des tiers sont devenus propriétaires avant que le droit de propriété des requérants sur ce bien fasse l'objet d'une confirmation définitive. Et, comme dans l'affaire Străin précitée, les requérants en l'espèce ont été reconnus propriétaires légitimes, les tribunaux ayant jugé incontestable leur titre de propriété, eu égard au caractère abusif de la nationalisation (paragraphes 9 12 cidessus).

38. La Cour observe que la vente du bien des requérants en vertu de la loi no 112/1995 les empêche de jouir de leur droit de propriété et qu'aucun dédommagement ne leur a été octroyé pour cette privation. En effet, bien qu'ils aient déposé une demande d'indemnisation en vertu de la loi no 10/2001 pour la partie vendue aux tiers, ils n'ont reçu à ce jour aucune réponse favorable.

39. La Cour note que, le 22 juillet 2005, la loi no 247/2005 a été adoptée, modifiant la loi no 10/2001. Cette nouvelle loi accorde un droit à indemnisation, à hauteur de la valeur vénale du bien qui ne peut être restitué, aux personnes se trouvant dans la même situation que les requérants. La Cour observe que la loi précitée propose, pour les personnes n'ayant pas la possibilité d'obtenir la restitution de leur bien en nature, de leur octroyer une indemnisation sous la forme d'une participation, en tant qu'actionnaires à un organisme de placement de valeurs mobilières (OPCVM). En principe, les personnes ayant vocation à recevoir une indemnisation par cette voie recevront des titres de valeur qui seront transformés en actions, une fois la société cotée en bourse.

40. Le Cour note que, le 29 décembre 2005, la société anonyme Proprietatea, a été inscrite au Registre du Commerce de Bucarest. Afin que les actions émises par cette société anonyme puissent faire l'objet d'une transaction sur le marché financier, il faut suivre la procédure d'agrément par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM »). Selon le calendrier prévisionnel de Proprietatea, qui a été modifié à plusieurs réprises, l'entrée effective en bourse est prévue pour la fin de l'année 2006.

41. En l'espèce, à supposer que la demande de restitution formée par les requérants en vertu de la loi no 10/2001 soit recevable et puisse faire l'objet d'une indemnisation, la Cour observe que Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'aboutir à l'octroi effectif d'une indemnité aux requérants et que la demande de ces derniers fondée sur la loi susmentionnée n'a fait objet d'aucun examen depuis plus de cinq ans. De surcroît, ni la loi no 10/2001 ni la loi no 247/2005 la modifiant ne prennent en compte le préjudice subi du fait d'une absence prolongée d'indemnisation par les personnes qui, comme les requérants, se sont vu priver de leurs biens restitués en vertu d'un jugement définitif.

42. Dès lors, la Cour considère que le fait que les requérants ont été privés de leur droit de propriété sur l'immeuble sis au no 51 de la rue Ghica Tei, à Bucarest, combinée avec l'absence totale d'indemnisation depuis presque neuf ans, leur a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de leurs biens garantis par l'article 1 du Protocole no 1.

Dès lors, il y a eu en l'espèce violation de cette disposition.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

A. Dommage

43. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

44. Les requérants demandent 220 000 EUR représentant la valeur du bien. Ils ont déposé un rapport d'expertise en ce sens. Ils demandent 60 000 EUR pour le défaut de jouissance du bien pendant dix ans, ainsi que 50 000 EUR au titre du dommage moral. Ils demandent enfin le remboursement des 300 EUR représentant les frais encourus pour l'expertise technique immobilière ainsi que pour la traduction de certains documents.

45. Le Gouvernement estime que la valeur marchande du bien est de 106 359 EUR. Il fournit l'avis d'un expert immobilier en ce sens. Quant au montant représentant les loyers non perçus, le Gouvernement considère qu'en principe, il n'y a lieu pas d'octroyer une telle indemnisation et invoque, entre autres, l'affaire Buzatu c. Roumanie (no 34642/97, § 18, 25 janvier 2005). Pour ce qui est du préjudice moral, le Gouvernement considère que les pretentions des requérants sont excessives par rapport à la jurisprudence de la Cour (Străin c. Roumanie precité, § 84) et estime que l'arrêt pourrait constituer, en soi, une réparation satisfaisante du prejudice moral subi.

46. Dans leurs observations en réponse, les requérants considèrent que l'avis de l'expert employé par le Gouvernement ne tient pas compte de la valeur réelle du terrain afférent à la maison. Enfin, ils font valoir que leur expertise a été réalisée par un expert technique immobilier, agréé par ANEVAR (« Association nationale des évaluateurs de Roumanie »), organisme qui respecte les standards internationaux en la matière. Quant à l'indemnisation sollicitée au titre du défaut de jouissance, les requérants considèrent que la jurisprudence invoquée par le Gouvernement ne trouve pas application dans la présente affaire, car ils n'ont plus de possibilité de se voir restituer leur bien en nature.

47. Dans les circonstances de l'espèce, la Cour estime que la restitution de la maison sise au no 51 de la rue Ghica Tei, à Bucarest, et du terrain afférent de 232 m², telle qu'ordonnée par le jugement définitif rendu le 3 mars 1997 par le tribunal de première instance du deuxième arrondissement de Bucarest, placerait les requérants autant que possible dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. A défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser aux intéressés, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle du bien.

48. A ce sujet, la Cour note avec intérêt que la loi no 247/2005 portant modification de la loi no 10/2001 sur la restitution des biens nationalisés tant légalement qu'illégalement, entrée en vigueur le 19 juillet 2005, applique les principes exprimés dans la jurisprudence internationale, judiciaire ou arbitrale au sujet des réparations dues en cas d'actes illicites et confirmés d'une manière constante par elle-même dans sa jurisprudence relative aux privations illégales ou de facto (Papamichalopoulos c. Grèce (satisfaction équitable), arrêt du 31 octobre 1995, série A no 330-B, p. 59-61, §§ 36-39, Zubani c. Italie, arrêt du 7 août 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996IV, p. 1078, § 49, et Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) précité, §§ 22 et 23 ).

49. En effet, la nouvelle loi qualifie d'abusives les nationalisations opérées par le régime communiste et prévoit l'obligation de restitution en nature d'un bien sorti du patrimoine d'une personne par suite d'une telle privation. En cas d'impossibilité de restitution pour cause, par exemple, de vente du bien à un tiers de bonne foi, la loi accorde une indemnité à hauteur de la valeur marchande du bien au moment de l'octroi (titre I, section I, articles 1, 16, et 43 de la loi).

50. La Cour observe que le « point de vue » soumis par l'expert du Gouvernement est fondé sur une valeur hypothétique, puisque l'expert ne l'a pas visité. Compte tenu de l'expertise fournie par les requérants ainsi que des informations dont la Cour dispose sur les prix du marché immobilier local, elle estime la valeur marchande actuelle du bien à 175 000 EUR.

51. De surcroît, la Cour considère que les événements en cause ont entraîné des atteintes graves au droit des requérants au respect de leur bien, pour lequel la somme de 5 000 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.

52. Concernant les sommes demandées au titre des loyers non perçus, la Cour ne saurait spéculer sur la possibilité et le rendement d'une location de la maison en question (Buzatu c. Roumanie, no 34642/97, § 18, 27 janvier 2005).

B. Frais et dépens

53. Les requérants sollicitent 300 EUR au titre des frais encourus pour l'expertise immobilière, ainsi que les frais de traduction. Ils ont versé au dossier copies des factures justificatives.

54. Le Gouvernement n'a soumis aucune observation à ce sujet.

55. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

56. Compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 300 EUR et l'accorde aux requérants.

C. Intérêts moratoires

57. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable pour autant qu'elle concerne M. Cornel Alexandru et Mme Cornelia Patrichi, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit

a) que l'Etat défendeur doit restituer aux requérants le bien sis au no 51 de la rue Ghica Tei, à Bucarest dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;

b) qu'à défaut d'une telle restitution, l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les mêmes trois mois, 175 000 EUR (cent soixante­quinze mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

4. Dit que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les mêmes trois mois, les sommes suivantes :

a) 5 000 EUR (cinq mille euros) pour préjudice moral ;

b) 300 EUR (trois cents euros) pour frais et dépens ;

5. Dit que les sommes en question seront à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

6. Dit qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger John Hedigan
Greffier Président