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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
12.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIEME SECTION

AFFAIRE BARBU c. ROUMANIE

(Requête no 70639/01)

ARRÊT

STRASBOURG

12 octobre 2006

DÉFINITIF

12/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Barbu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J. Hedigan, président,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 70639/01) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Eugenia Barbu (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 novembre 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Roxana Rizoiu, puis par Mme Beatrice Rămăşcanu, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante alléguait que la vente de l'appartement no 12 de son immeuble à des tiers, qui n'a donné lieu à aucune indemnisation et a été validée par des arrêts définitifs des tribunaux nationaux avait méconnu l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

4. Le 9 juin 2004, le président de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, il a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.

5. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

6. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

7. La requérante est née en 1931 et réside à Bucarest.

8. Le 20 avril 1950, en vertu du décret de nationalisation no 92/1950, l'Etat prit possession de plusieurs immeubles qui appartenaient à P.N., y compris l'appartement no 12 de l'immeuble sis à Bucarest 18 boulevard Cotroceni, qui avait été acheté le 31 janvier 1950 par la requérante.

1. Action en revendication

9. En 1997, la requérante, faisant valoir que la nationalisation de l'appartement en question au nom de P.N. était illégale, saisit le tribunal de première instance de Bucarest d'une action en revendication immobilière contre le conseil général de Bucarest et la mairie du sixième arrondissement de Bucarest.

10. Par un jugement définitif du 3 décembre 1997, le tribunal fit droit à l'action, au motif qu'à la date de la nationalisation, l'appartement no 12 n'appartenait plus à P.N. et, par conséquent, ordonna aux parties défenderesses de restituer l'appartement litigieux.

2. Action en annulation du contrat de vente de l'appartement

11. Par un contrat du 6 août 1997, conclu en vertu de la loi no 112/1995, la mairie de Bucarest vendit aux locataires, les époux S., l'appartement en question, composé de trois pièces.

12. Par une action introduite en 1999 contre les tiers acquéreurs et le conseil général de Bucarest, la requérante demanda au tribunal de première instance de Bucarest de constater la nullité du contrat de vente de l'appartement, au motif qu'il avait été conclu en fraude à la loi no 112/1995, car l'action en revendication n'était pas encore tranchée définitivement. La requérante invoquait également l'article 966 du code civil, qui prévoit que l'obligation contractée en vertu d'une cause fausse ou illicite ne saurait produire d'effet.

13. Par un jugement du 2 mars 1999, le tribunal de première instance accueillit les arguments de la requérante et, par conséquent, fit droit à son action, annula le contrat de vente et ordonna l'expulsion des tiers. Les tiers et le conseil général de Bucarest relevèrent appel de ce jugement, en faisant valoir que la vente avait respecté les dispositions de la loi no 112/1995 et qu'ils n'étaient pas au courant de l'existence d'une action en revendication.

14. Estimant que le contrat était conforme aux dispositions de la loi no 112/1995 et que les parties étaient de bonne foi, le tribunal départemental, par un arrêt du 1er novembre 1999, fit droit à l'appel et rejeta l'action de la requérante.

15. Sur recours de la requérante, cet arrêt fut confirmé par un arrêt définitif du 26 juin 2000 de la cour d'appel de Bucarest.

3. Demande en restitution en application de la loi no 10/2001

16. Le 25 juillet 2001, la requérante déposa une demande de restitution de l'appartement no 12. Sa demande est restée sans suite.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 1926, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 3853, 1er décembre 2005) et Porteanu c. Roumanie (no 4596/03, §§ 23-25, 16 février 2006).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

18. La requérante allègue que la vente aux locataires de l'appartement no 12 de l'immeuble sis à Bucarest no 18 boulevard Cotroceni, validée par l'arrêt de la cour d'appel de Bucarest du 26 juin 2000, a méconnu l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

19. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle observe par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité et le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

20. Le Gouvernement considère que l'action en annulation du contrat de vente n'a aucune incidence sur le droit de propriété de la requérante, car ni son titre de propriété ni ses chances d'obtenir la possession du bien n'ont été affectés. D'après le Gouvernement, le constat de la bonne foi des acheteurs n'équivaut ni à une négation du titre de propriété de la requérante ni à une confirmation du titre de l'acquéreur. Ainsi, la procédure litigieuse n'a pas porté atteinte au droit de propriété de la requérante. La bonne foi des acheteurs ainsi que la validité de leur titre de propriété ont été définitivement reconnues par les tribunaux internes. Même si la décision litigieuse constitue une ingérence dans le droit de propriété de la requérante, celle-ci était prévue par la loi, et poursuivait un but légitime. De plus, les tribunaux internes ont respecté les dispositions du droit interne, notamment la loi no 10/2001. En tout Etat de cause, la requérante pouvait obtenir une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001, mais sa demande n'était pas en Etat, plusieurs documents attestant son droit de propriété n'ayant pas été versés au dossier.

21. Enfin, le Gouvernement demande à la Cour de prendre en compte la réforme instituée par la loi no 247/2005, qui a pour objectif d'accélérer la procédure de restitution et, dans les cas où une telle restitution s'avère impossible, d'octroyer une indemnisation consistant en une participation, en tant qu'actionnaires à un organisme de placement de valeurs mobilières « Proprietatea », organisé sous la forme d'une société par actions.

22. La requérante conteste cette thèse. Selon elle, les tribunaux internes ont reconnu son droit de propriété et également celui des tiers acquéreurs sur le même bien, situation qui rend impossible l'exercice de ses droits en tant que propriétaire de son bien. La requérante souligne que l'impossibilité de jouir de son bien représente une atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques.

23. La Cour rappelle que, dans l'affaire Străin précitée (§§ 39 et 59), elle a considéré que la vente par l'Etat d'un bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle était antérieure à la confirmation en justice d'une manière définitive du droit de propriété d'autrui, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, constituait une privation contraire à l'article 1 du Protocole no 1 précité.

24. De surcroît, dans l'affaire Păduraru précitée (§ 112) la Cour a constaté que l'Etat avait manqué à son obligation positive de réagir en temps utile et avec cohérence face à la question d'intérêt général que constitue la restitution ou la vente des immeubles entrés en sa possession en vertu des décrets de nationalisation. Elle a également considéré que l'incertitude générale ainsi créée s'était répercutée sur le requérant, qui s'était vu dans l'impossibilité de recouvrer l'ensemble de son bien alors qu'il disposait d'un arrêt définitif condamnant l'Etat à le lui restituer.

25. En l'espèce, la Cour n'aperçoit pas de motif pour s'écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même. A l'instar de l'affaire Păduraru précitée, dans la présente affaire, des tiers sont devenus propriétaires avant que le droit de propriété de la requérante sur ce bien fasse l'objet d'une confirmation définitive. Et comme dans l'affaire Străin précitée, la requérante a été reconnue propriétaire légitime, les tribunaux ayant jugé incontestable son titre de propriété, eu égard au caractère abusif de la nationalisation (paragraphe 10 ci-dessus).

26. La Cour observe que la vente du bien de la requérante, en vertu de la loi no 112/1995, l'empêche de jouir de son droit de propriété en dépit de l'existence d'un jugement définitif qui avait condamné l'Etat à lui restituer l'appartement. En outre, aucun dédommagement ne lui a été octroyé pour cette privation. En effet, bien qu'elle ait déposé une demande d'indemnisation en vertu de la loi no 10/2001 la requérante n'a reçu à ce jour aucune réponse.

27. La Cour note que, le 22 juillet 2005, la loi no 247/2005 a été adoptée, modifiant la loi no 10/2001. Cette nouvelle loi accorde un droit à indemnisation, à hauteur de la valeur marchande du bien qui ne peut être restitué, aux personnes se trouvant dans la même situation que la requérante. La Cour observe que la loi précitée propose, pour les personnes n'ayant pas la possibilité d'obtenir la restitution de leur bien en nature, de leur allouer une indemnisation sous la forme d'une participation, en tant qu'actionnaires, à un organisme de placement de valeurs mobilières (« Proprietatea »). En principe, les personnes ayant vocation à recevoir une indemnisation par cette voie recevront des titres de valeur qui seront transformés en actions, une fois la société cotée en bourse.

28. La Cour note que, le 29 décembre 2005, la société anonyme « Proprietatea » a été inscrite au Registre du commerce de Bucarest. Afin que les actions émises par cette société anonyme puissent faire l'objet d'une transaction sur le marché financier, il faut suivre la procédure d'agrément par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM »). Selon le calendrier prévisionnel de « Proprietatea », l'opération de conversion des titres en actions devait intervenir en mars 2006 et l'entrée effective en bourse en décembre 2006.

29. En l'espèce, à supposer que la demande de restitution formée par la requérante en vertu de la loi no 10/2001 soit recevable et puisse faire l'objet d'une indemnisation, la Cour observe que « Proprietatea » ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'aboutir à l'octroi effectif d'une indemnité. Dès lors, la Cour considère que la mise en échec du droit de propriété de la requérante sur l'appartement no 12 de l'immeuble sis 18 boulevard Cotroceni, vendu aux locataires, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de son bien garanti par l'article 1 du Protocole no 1.

30. Par conséquent, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

31. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

32. La requérante demande la restitution de l'appartement vendu aux locataires ou bien l'octroi de 80 000 euros (EUR) représentant sa valeur. Elle ne fournit aucun rapport d'expertise en ce sens. La requérante demande aussi 80 000 EUR au titre du dommage moral pour les « traumatismes psychiques » subis pendant plus de huit ans

33. Le Gouvernement conteste la valeur marchande indiquée mais ne fournit aucune autre indication en ce sens. Quant à l'éventuel préjudice moral subi par la requérante, le Gouvernement considère qu'aucun lien de causalité ne peut être retenu entre la prétendue violation de la Convention et le dommage moral allégué.

34. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique, au regard de la Convention, de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences. Si le droit interne ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, l'article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d'accorder une réparation à la partie lésée par l'acte ou l'omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée.

35. Parmi les éléments pris en considération par la Cour, lorsqu'elle statue en la matière, figurent le dommage matériel, c'est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée et le dommage moral, c'est-à-dire la réparation de l'Etat d'angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation, ainsi que d'autres dommages non matériels (voir, parmi d'autres, Ernestina Zullo c. Italie, no 64897/01, § 25, 10 novembre 2004).

36. En outre, là où les divers éléments constituant le préjudice ne se prêtent pas à un calcul exact ou là où la distinction entre dommage matériel et dommage moral se révèle difficile, la Cour peut être amenée à les examiner globalement (Comingersoll c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV).

37. Dans les circonstances de l'espèce, la Cour estime que la restitution de l'appartement no 12 de l'immeuble sis à Bucarest 18 boulevard Cotroceni, vendu aux locataires, telle qu'ordonnée par le jugement définitif rendu le 3 décembre 1997 par le tribunal de première instance de Bucarest, placerait la requérante autant que possible dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. A défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser à l'intéressée, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle de l'appartement.

38. En l'espèce, s'agissant de déterminer le montant de cette somme, la Cour note que ni la requérante, ni le Gouvernement n'ont soumis de rapport d'expertise permettant de déterminer la valeur de l'appartement. Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local, la Cour estime la valeur marchande actuelle de l'appartement no 12 à 80 000 EUR.

39. De surcroît, la Cour considère que les événements en cause ont entraîné des atteintes graves au droit de la requérante au respect de son bien, pour lequel la somme de 3 000 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.

B. Frais et dépens

40. La requérante ne demande pas de remboursement des frais et dépens.

41. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où il l'a demandé. Dès lors, en l'espèce, la Cour n'octroie à la requérante aucune somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

42. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;


3. Dit

a) que l'Etat défendeur doit restituer à la requérante l'appartement no 12 de l'immeuble sis à Bucarest 18 boulevard Cotroceni, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;

b) qu'à défaut d'une telle restitution, l'Etat défendeur doit verser conjointement à la requérante, dans les mêmes trois mois, 80 000 EUR (quatre-vingt mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

4. Dit que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les mêmes trois mois, 3 000 EUR (trois mille euros) pour préjudice moral ;

5. Dit que les sommes en question seront à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

6. Dit qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger John Hedigan
Greffier Président