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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
10.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FALAKAOĞLU c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 11840/02)

ARRÊT

STRASBOURG

10 octobre 2006

DÉFINITIF

10/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Falakaoğlu c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 septembre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 11840/02) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Bülent Falakaoğlu (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 février 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me K.T. Sürek, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Le 31 mars 2005, la Cour (deuxième section) a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le grief tiré de l’article 10 au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

EN FAIT

4. Le requérant est né en 1974 et réside à Istanbul. A l’époque des faits, il était rédacteur en chef du quotidien Yeni Evrensel, ayant son siège à Istanbul.

5. Le 3 décembre 2000, en page 6 de son numéro 791, le quotidien Yeni Evrensel publia un article intitulé « Yedekle ve Kullan » (« Remplace et utilise »).

6. Par un acte d’accusation du 13 décembre 2000, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul engagea une action pénale à l’encontre du requérant en sa qualité de rédacteur en chef. Se fondant sur l’article en question, il lui reprochait d’avoir voulu inciter le peuple à la haine et à l’hostilité sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une race et à une région, au sens de l’article 312 § 2 du code pénal.

7. Les passages pertinents de l’article litigieux, tels que repris dans l’acte d’accusation, se traduisent comme suit :

« (...) L’intérêt des travailleurs kurdes-turcs et l’ensemble des travailleurs appartenant aux autres nationalités nécessite la reconnaissance d’une pleine égalité de droit. Il faut mettre fin à la politique de négationnisme et d’oppression (...) Toute interdiction faisant obstacle à la mise en œuvre d’une égalité dans la pratique et sur le plan constitutionnel doit être annulée et la politique d’assimilation doit être abandonnée (...) »

8. Lors de la procédure devant la cour de sûreté de l’État, le requérant soutint que l’article en cause ne comportait aucune intention criminelle ni d’incitation à la haine fondée sur une race, l’auteur de l’article ne faisant qu’exprimer son point de vue personnel sur la question kurde. Le requérant se prévalut par ailleurs de la protection des articles 6 et 10 de la Convention.

9. Le 18 juillet 2001, la cour de sûreté de l’État, composée de trois juges civils, déclara le requérant coupable des faits reprochés, en application de l’article 312 § 2 du code pénal. Elle le condamna à une peine d’emprisonnement de deux ans, assortie d’une amende de 182 520 000 livres turques (TRL), puis convertit cette peine en une amende de 2 403 180 000 TRL [environ 1 780 euros (EUR)]. Elle ordonna également l’interdiction de la publication du quotidien en question pendant deux jours, en application de l’article 2 § 1 additionnel de la loi no 5680 sur la presse.

10. Dans ses attendus, se référant aux passages de l’article incriminé repris dans l’acte d’accusation, la cour considéra que de tels propos, mettant en avant le problème kurde ainsi que la pression exercée sur les personnes d’origine kurde, constituaient une incitation du peuple à la haine fondée sur une race et une région, au sens de l’article 312 § 2 du code pénal.

11. Le 21 novembre 2001, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi, confirma l’arrêt attaqué eu égard aux motifs invoqués par les premiers juges et au contenu du dossier.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

12. Le requérant se plaint de sa condamnation en qualité de rédacteur en chef du quotidien Yeni Evrensel. Il invoque l’article 10 de la Convention, lequel, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »

13. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

14. Le requérant soutient que sa condamnation en qualité de rédacteur en chef de Yeni Evrensel constitue une atteinte à son droit à la liberté d’expression.

15. Le Gouvernement s’oppose à la thèse du requérant. Tout en admettant l’existence d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé, il soutient que cette ingérence se trouve justifiée par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

16. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 § 1. Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, au sens de l’article 10 § 2 (voir Yagmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 40, 4 juin 2002). Le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

17. La Cour relève que, dans l’article litigieux, l’auteur, lançant un appel aux « travailleurs kurdes-turcs et l’ensemble des travailleurs », dénonçait « la politique de négationnisme et d’oppression » et militait pour « la reconnaissance d’une pleine égalité de droit ». Selon lui, « [t]oute interdiction faisant obstacle à la mise en œuvre d’une égalité dans la pratique et sur le plan constitutionnel doit être annulée et la politique d’assimilation doit être abandonnée (...) » (paragraphe 7 ci-dessus).

18. La cour de sûreté de l’État considéra que de tels propos, mettant en avant le problème kurde ainsi que la pression exercée sur les personnes d’origine kurde, constituaient une incitation du peuple à la haine fondée sur une race et une région, au sens de l’article 312 § 2 du code pénal (paragraphe 10 ci-dessus).

19. La Cour a attentivement examiné les motifs développés par les juridictions internes et considère que ceux-ci ne sauraient être considérés en eux-mêmes comme suffisants pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999). Par ailleurs, à l’analyse, elle ne voit rien qui, dans cet article, puisse passer pour un appel à la violence, au soulèvement ou à toute autre forme de rejet des principes démocratiques.

20. Par ailleurs, la Cour rappelle avoir déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 10 de la Convention (voir, notamment, İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 80, 10 octobre 2000, et Kızılyaprak c. Turquie, no 27528/95, § 43, 2 octobre 2003). Elle a examiné la présente affaire à la lumière de sa jurisprudence et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent, nonobstant des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (voir İbrahim Aksoy, précité, § 60, et Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998IV, p. 1568, § 58).

21. La Cour relève en outre l’extrême sévérité de la peine infligée au requérant, à savoir une peine d’emprisonnement de deux ans – laquelle a été convertie en une amende –, assortie d’une amende. Par ailleurs, une interdiction de publication du quotidien en cause pendant deux jours a également été ordonnée (paragraphe 9 ci-dessus).

22. Partant, la condamnation du requérant s’avère disproportionnée aux buts visés et, dès lors, non « nécessaire dans une société démocratique ».

Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

23. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

24. Le requérant réclame 2 000 EUR au titre du préjudice matériel. Il fournit vingt-trois quittances afférentes au paiement de l’amende. Il demande également 4 000 EUR au titre de préjudice moral.

25. Le Gouvernement conteste ces prétentions qu’il considère excessives.

26. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour relève que les amendes infligées au requérant sont la conséquence directe de la violation constatée sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Il y a donc lieu d’ordonner le remboursement intégral à l’intéressé des sommes dont il s’est acquitté. Sur la base de l’ensemble des informations en sa possession et statuant en équité, la Cour alloue au requérant 1 780 EUR à ce titre.

27. Quant au dommage moral, la Cour estime que l’intéressé peut passer pour avoir éprouvé un certain désarroi de par les circonstances de l’espèce. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention et eu égard à sa jurisprudence en la matière, elle lui alloue 3 000 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

28. Le requérant demande 3 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour, sans fournir aucun justificatif.

29. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

30. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

31. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le restant de la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;


3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 780 EUR (mille sept cent quatre-vingts euros) pour dommage matériel ;

ii. 3 000 EUR (trois mille euros) pour dommage moral ;

iii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens ;

iv. plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 octobre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président