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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE LABBRUZZO c. ITALIE

(Requête no 10022/02)

ARRÊT

STRASBOURG

5 octobre 2006

DÉFINITIF

05/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Labbruzzo c. Italie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson, juges,
et de Mme F. Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 10022/02) dirigée contre la République italienne et dont trois ressortissants de cet État, M. Clemente Labbruzzo, Mme Angela Labbruzzo et M. Vincenzo Labbruzzo (« les requérants »), ont saisi la Cour le 19 février 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me M. Pellitteri, avocat à Casteltermini (Agrigente). Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, par son coagent, M. F. Crisafulli, et par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.

3. Le 22 avril 2004, la Cour (première section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

4. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1939, 1930 et 1932 et résident respectivement à San Biagio Platani (Agrigente) et Rome.

6. Ils étaient propriétaires d'un terrain agricole sis à San Biagio Platani et enregistré au cadastre, feuille 17, parcelles 23, 25 et 27.

7. Par un arrêté du 25 mars 1988, la région Sicile autorisa l'occupation d'urgence d'une partie du terrain des requérants, à savoir 842 mètres carrés, en vue de son expropriation, afin de procéder à la construction d'une route.

8. Le 13 mai 1988, la municipalité de San Biagio Platani procéda à l'occupation de cette partie du terrain et entama les travaux de construction.

9. Par un acte d'assignation notifié le 31 juillet 1996, les requérants introduisirent devant le juge d'instance (pretore) d'Agrigente une action en dommages-intérêts à l'encontre de la municipalité de San Biagio Platani.

10. Ils alléguaient que l'occupation du terrain était illégale et que les travaux de construction s'étaient terminés sans qu'il fût procédé à l'expropriation formelle du terrain et au paiement d'une indemnité. Ils réclamaient un dédommagement pour la perte du terrain, ainsi qu'une indemnité d'occupation.

11. Le 27 juin 1998, une expertise fut déposée au greffe. L'expert déclara que le délai d'occupation autorisée avait pris fin le 13 mai 1991 et évalua à 2 273 400 ITL, soit 2 700 ITL le mètre carré, la valeur vénale du terrain à cette date et à 465 750 ITL l'indemnité pour la perte de valeur de la partie restante du terrain.

12. Au cours du procès, dans le cadre d'une réforme du système juridictionnel national comportant la suppression des juges d'instance, l'affaire fut transférée au tribunal d'Agrigente.

13. Par un jugement déposé au greffe le 11 août 2000, le tribunal déclara que l'occupation du terrain était devenue illégale à compter du 13 mai 1991 et que la propriété de celui-ci avait été transférée à la municipalité en raison de sa transformation irréversible, en vertu du principe de l'expropriation indirecte. A la lumière de ces considérations, le tribunal condamna la municipalité de San Biagio Platani à verser aux requérants un dédommagement pour la perte du terrain égal à la valeur de celui-ci en 1991, soit 2 273 400 ITL, plus intérêts et réévaluation, ainsi que la somme de 465 750 ITL, plus intérêts et réévaluation, à titre d'indemnité pour la perte de valeur de la partie restante du terrain. En outre, le tribunal condamna la municipalité à verser aux requérants une indemnité d'occupation.

14. D'après les requérants, ce jugement a acquis force de chose jugée le 31 octobre 2001.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

15. Le droit interne pertinent se trouve décrit dans l'arrêt Serrao c. Italie (no 67198/01, 13 octobre 2005).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

16. Les requérants allèguent avoir été privés de leur terrain dans des circonstances incompatibles avec l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

17. Le Gouvernement soulève d'abord une exception de non-épuisement des voies de recours internes, faisant valoir que les requérants n'ont pas attaqué devant la cour d'appel et la Cour de cassation le jugement du tribunal d'Agrigente.

18. De plus, le Gouvernement soutient que la requête est incompatible ratione materiae avec la Convention, au motif que les requérants remettent en cause l'appréciation des faits et des preuves de la part du tribunal d'Agrigente et que la Cour ne serait pas compétente à se prononcer à cet égard.

19. Enfin, le Gouvernement fait valoir que les requérants n'ont pas la qualité de victime au sens de l'article 34 de la Convention, compte tenu de ce que le tribunal a reconnu à ceux-ci une somme égale à la valeur vénale du terrain.

20. Les requérants s'opposent à la thèse du Gouvernement.

21. La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ces exceptions sont étroitement liées au fond de la requête et décide de les joindre au fond. Elle constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

22. Le Gouvernement fait observer que, dans le cas d'espèce, il s'agit d'une occupation de terrain dans le cadre d'une procédure administrative reposant sur une déclaration d'utilité publique. Il admet que la procédure d'expropriation n'a pas été mise en œuvre dans les termes prévus par la loi, dans la mesure où aucun arrêté d'expropriation n'a été adopté.

23. Premièrement, il y aurait utilité publique, ce qui n'a pas été remis en cause par les juridictions nationales.

24. Deuxièmement, la privation du bien telle que résultant de l'expropriation indirecte serait « prévue par la loi ». Selon le Gouvernement, le principe de l'expropriation indirecte doit être considéré comme faisant partie du droit positif à compter au plus tard de l'arrêt de la Cour de cassation no 1464 de 1983. La jurisprudence ultérieure aurait confirmé ce principe et précisé certains aspects de son application et, en outre, ce principe aurait été reconnu par la loi no 458 du 27 octobre 1988 et par la loi budgétaire no 662 de 1996.

25. Le Gouvernement en conclut qu'à partir de 1983, les règles de l'expropriation indirecte étaient parfaitement prévisibles, claires et accessibles à tous les propriétaires de terrains.

26. S'agissant de la qualité de la loi, le Gouvernement reconnaît que le fait qu'un arrêté d'expropriation n'ait pas été prononcé est en soi un manquement aux règles qui président à la procédure administrative.

27. Toutefois, compte tenu de ce que le terrain a été transformé de manière irréversible par la construction d'un ouvrage d'utilité publique, la restitution du terrain n'est plus possible.

28. Le Gouvernement définit l'expropriation indirecte comme le résultat d'une interprétation systématique par les juges de principes existants, tendant à garantir que l'intérêt général l'emporte sur l'intérêt des particuliers, lorsque l'ouvrage public a été réalisé (transformation du terrain) et qu'il répond à l'utilité publique.

29. Quant à l'exigence de garantir un juste équilibre entre le sacrifice imposé aux particuliers et la compensation octroyée à ceux-ci, le Gouvernement reconnaît que l'administration est tenue d'indemniser les intéressés.

30. Compte tenu de ce que l'expropriation indirecte répond à un intérêt collectif et que l'illégalité commise par l'administration ne concerne que la forme, à savoir un manquement aux règles qui président à la procédure administrative, l'indemnisation peut être inférieure au préjudice subi.

31. Toutefois, le Gouvernement rappelle qu'en l'espèce le tribunal d'Agrigente a reconnu aux requérants un dédommagement égal à la valeur vénale du terrain en 1991, assorti d'intérêts et réévaluation.

32. A la lumière de ces considérations, le Gouvernement conclut que le juste équilibre a été respecté et que la situation dénoncée est compatible à tous points de vue avec l'article 1 du Protocole no 1.

b) Les requérants

33. Les requérants font observer que l'expropriation indirecte est un mécanisme qui permet à l'autorité publique d'acquérir un bien en toute illégalité.

34. Ils dénoncent un manque de clarté, prévisibilité et précision des principes et des dispositions appliqués à leur cas au motif qu'un principe jurisprudentiel, tel que celui de l'expropriation indirecte, ne suffit pas à satisfaire au principe de légalité.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l'existence d'une ingérence

35. La Cour rappelle d'emblée qu'elle a joint au fond les exceptions du Gouvernement.

36. La Cour rappelle que, pour déterminer s'il y a eu « privation de biens », il faut non seulement examiner s'il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 24-25, § 63).

37. La Cour relève que, en appliquant le principe de l'expropriation indirecte, le tribunal d'Agrigente a considéré les requérants comme étant privés de leur bien en raison de sa transformation irreversible. A défaut d'un acte formel d'expropriation, le constat d'illégalité de la part du juge est l'élément qui consacre le transfert au patrimoine public du bien occupé. Dans ces circonstances, la Cour conclut que le jugement du tribunal d'Agrigente a eu pour effet de priver les requérants de leur bien au sens de la deuxième phrase de l'article 1 du Protocole no 1 (Carbonara et Ventura précité, § 61, et Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999-VII).

38. Pour être compatible avec l'article 1 du Protocole no 1, une telle ingérence doit être opérée « pour cause d'utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L'ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (Sporrong et Lönnroth, précité, p. 26, § 69). En outre, la nécessité d'examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu'il s'est avéré que l'ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n'était pas arbitraire » (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).

39. Dès lors, la Cour n'estime pas opportun de fonder son raisonnement sur la simple évaluation du montant de la réparation accordée aux requérants (Carbonara et Ventura, précité, § 62).

b) Sur le respect du principe de légalité

40. La Cour renvoie à sa jurisprudence en matière d'expropriation indirecte (Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000VI, et Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000VI ; parmi les arrêts plus récents, voir Acciardi et Campagna c. Italie, no 41040/98, 19 mai 2005, Pasculli c. Italie, no 36818/97, 17 mai 2005, Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, 17 mai 2005, Serrao c. Italie, no 67198/01, 13 octobre 2005, La Rosa et Alba c. Italie (no 1), no 58119/00, 11 octobre 2005, et Chirò c. Italie (no 4), no 67196/01, 11 octobre 2005), selon laquelle l'expropriation indirecte méconnaît le principe de légalité au motif qu'elle n'est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et qu'elle permet en général à l'administration de passer outre les règles fixées en matière d'expropriation. En effet, dans tous les cas, l'expropriation indirecte vise à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l'administration, à régler les conséquences pour le particulier et pour l'administration, au bénéfice de celle-ci.

41. Dans la présente affaire, la Cour relève qu'en appliquant le principe de l'expropriation indirecte, le tribunal d'Agrigente a considéré les requérants comme privés de leur bien en raison de sa transformation irréversible, les conditions d'illégalité de l'occupation et d'intérêt public de l'ouvrage construit étant réunies. Or, en l'absence d'un acte formel d'expropriation, la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme « prévisible », puisque ce n'est que par la décision judiciaire définitive que l'on peut considérer le principe de l'expropriation indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l'acquisition du terrain au patrimoine public a été consacrée. Par conséquent, les requérants n'ont eu la « sécurité juridique » concernant la privation du terrain que le 31 octobre 2001, date à laquelle le jugement du tribunal d'Agrigente est devenu définitif.

42. La Cour observe ensuite que la situation en cause a permis à l'administration de tirer parti d'une occupation de terrain illégale. En d'autres termes, l'administration a pu s'approprier du terrain au mépris des règles régissant l'expropriation en bonne et due forme, et, entre autres, sans qu'une indemnité soit mise en parallèle à la disposition des intéressés.

43. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l'ingérence litigieuse n'est pas compatible avec le principe de légalité et qu'elle a donc enfreint le droit au respect des biens des requérants.

44. Dès lors, les exceptions du Gouvernement ne sauraient être retenues et il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

46. A titre de préjudice matériel, les requérants sollicitent le versement de 1 000 EUR.

47. A titre de préjudice moral, les requérants demandent 45 000 EUR.

48. Enfin, les requérants demandent 7 136,30 EUR pour frais de procédure devant la Cour, taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et contributions à la caisse de prévoyance des avocats (CPA) en sus.

49. Le Gouvernement fait d'abord valoir que les requérants ont été intégralement dédommagés et par conséquent ne peuvent plus réclamer de sommes supplémentaires à titre de préjudice matériel.

50. En tout état de cause, le Gouvernement conteste les modalités de calcul du dommage matériel employées dans les arrêts Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie (satisfaction équitable, no 31524/96, 30 octobre 2003) et Carbonara et Ventura c. Italie (satisfaction équitable, no 24638/94, 11 décembre 2003) et fait valoir que les requérants n'ont pas étayé leur évaluation du dédommagement.

51. S'agissant du préjudice moral, le Gouvernement fait valoir qu'un tel dommage dépend de la durée excessive de la procédure devant les juridictions nationales. Par conséquent, le Gouvernement soutient que le versement d'une quelconque somme à titre d'indemnisation du dommage moral est subordonné à l'épuisement du remède Pinto.

52. En tout état de cause, le Gouvernement estime que la somme demandée par les requérants est excessive et s'en remet à la sagesse de la Cour.

53. Enfin, le Gouvernement fait valoir que les frais concernant la procédure devant à la Cour sont excessifs.

54. La Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et les requérants parviennent à un accord.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue le président de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş Aracı Boštjan M. Zupančič
Greffière adjointe Président