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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE DE NIGRIS c. ITALIE (No1)

(Requête no 41248/04)

ARRÊT

STRASBOURG

5 octobre 2006

DÉFINITIF

05/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire de Nigris c. Italie (no1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
M. E. Myjer,
Mme I. Ziemele, juges,
et de Mme F. Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 41248/04) dirigée contre la République italienne et dont trois ressortissants de cet État, MM. Cosimo De Nigris, Domenico De Nigris et Claudio De Nigris (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 novembre 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Mes A. Ferrara et S. Ferrara, avocats à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, par son coagent, M. F. Crisafulli, et par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.

3. Le 23 septembre 2005, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, il a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Les requérants sont nés respectivement en 1945, 1944 et 1949 et résident à Bénévent.

5. M. D. N., père des requérants, était propriétaire d'un terrain sis à Bénévent et enregistré au cadastre, feuille 17, parcelle 24.

6. Par un arrêté du 23 mars 1985, le conseil municipal de Bénévent approuva le projet de construction d'un parking et d'une route sur ce terrain.

7. Par un arrêté du 17 décembre 1985, le maire de Bénévent ordonna l'occupation d'urgence d'une partie du terrain, à savoir 3 840 mètres carrés, afin de procéder aux travaux de construction.

8. Par un arrêté du 9 février 1988, le maire de Bénévent confirma le contenu de l'arrêté du 17 décembre 1985, ordonnant toutefois l'occupation de 3 866 mètres carrés au lieu de 3 840.

9. Entre-temps, le 18 février 1986, la société L. L., chargée de l'exécution des travaux, avait procédé à l'occupation matérielle du terrain et avait entamé les travaux de construction.

10. Par un acte d'assignation notifié le 10 juin 1986, M. D. N. introduisit une action en justice à l'encontre de la municipalité de Bénévent devant le tribunal de Bénévent. Il faisait valoir que l'occupation du terrain était illégale au motif que l'arrêté autorisant celle-ci n'avait pas été adopté conformément à la législation en vigueur. Il demandait la restitution du terrain et un dédommagement.

11. A une date non précisée, M. D. N. décéda. Les requérants et deux autres héritiers se constituèrent dans la procédure devant le tribunal de Bénévent.

12. Au cours du procès, une expertise rédigée en janvier 2002 fut déposée au greffe. Selon l'expert, la période d'occupation autorisée avait pris fin en 1993 et la partie du terrain qui avait été effectivement occupée était de 3 369 mètres carrés. Sa valeur marchande était de 765 268 350 ITL au 1er avril 1990, date de la fin des travaux de construction, et de 1 129 460 000 ITL en 2001. En outre, l'expert évalua à 622 844 000 ITL en 2001 l'indemnité calculée aux termes de la loi no 662 de 1996, à 282 365 000 ITL en 2001 l'indemnité d'occupation, à 418 058 000 ITL en 2001 l'indemnité pour la perte de valeur de la partie restante du terrain et à 44 277 000 ITL en 2001 l'indemnité pour la destruction au cours des travaux des œuvres existant sur le terrain.

13. Par un jugement déposé au greffe le 27 septembre 2004, le tribunal de Bénévent estima que le terrain avait été transformé de manière irréversible à compter du 1er avril 1990 et qu'à compter de cette dernière date les requérants et les deux autres héritiers devaient être considérés comme ayant été privés de leur terrain en vertu du principe de l'expropriation indirecte. A la lumière de ces considérations, le tribunal condamna la municipalité de Bénévent à verser à ceux-ci la somme globale de 541 517,66 EUR, plus intérêts et réévaluation à compter du 1er avril 1990, représentant un dédommagement pour la perte du terrain égal à la valeur marchande de celui-ci au 1er avril 1990 et une indemnisation pour la perte de valeur de la partie restante du terrain. Quant à la demande visant à l'obtention d'une indemnité d'occupation, le tribunal rejeta celle-ci au motif qu'il n'était pas compétent à se prononcer à cet égard.

14. Par un acte notifié le 8 novembre 2004, la municipalité de Bénévent interjeta appel de ce jugement devant la cour d'appel de Naples.

15. Il ressort du dossier que la procédure est toujours pendante devant la cour d'appel.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16. Le droit interne pertinent se trouve décrit dans l'arrêt Serrao c. Italie (no 67198/01, 13 octobre 2005).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

17. Les requérants allèguent avoir été privés de leur terrain dans des circonstances incompatibles avec l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

18. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes, faisant valoir que la procédure est toujours pendante devant la cour d'appel de Naples. A cet égard, il soutient qu'une telle procédure serait une voie de recours efficace, dont l'utilisation pourrait permettre aux requérants d'obtenir une réparation intégrale du préjudice subi, combinée avec la reconnaissance de la violation de leur droit au respect des biens.

19. Les requérants s'opposent à l'exception du Gouvernement.

20. La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que cette exception est étroitement liée au fond de la requête et décide de la joindre au fond. Elle constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

21. Le Gouvernement reconnaît que la présente affaire ne présente pas d'aspects particuliers qui la différencieraient des affaires d'expropriation indirecte sur lesquelles la Cour s'est récemment prononcée. Il renvoie donc aux arguments déjà soumis à la Cour en matière d'expropriation indirecte.

22. De plus, il fait valoir que le principe jurisprudentiel de l'expropriation indirecte constituerait une manière de réglementer une situation résultant d'un défaut de procédure ayant entaché l'expropriation et à la suite duquel l'action de l'administration est devenue illégale.

23. D'après le Gouvernement, une telle réglementation d'une situation née d'un acte illégal ne romprait pas de manière évidente le juste équilibre entre les différentes exigences en conflit.

b) Les requérants

24. Les requérants font observer qu'ils ont été privés de leur bien en vertu du principe de l'expropriation indirecte, tel qu'appliqué par les juridictions nationales. Ils observent que l'expropriation indirecte est un mécanisme qui permet à l'autorité publique d'acquérir un bien en toute illégalité, ce qui n'est pas admissible dans un État de droit.

25. Ils demandent à la Cour de déclarer que l'expropriation du terrain n'est pas conforme au principe de légalité.

2. Appréciation de la Cour

26. La Cour rappelle d'emblée qu'elle a joint au fond l'exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

27. Pour les requérants, il y a eu perte de disponibilité totale du terrain sans décret d'expropriation ni indemnisation, si bien qu'en substance il y aurait eu une expropriation de fait.

28. Pour le Gouvernement, les requérants ont été privés de leur bien à compter du moment où celui-ci a été irréversiblement transformé ou, en tout cas, à partir du moment retenu par les juridictions nationales comme moment du transfert de propriété.

29. La Cour rappelle que, pour déterminer s'il y a eu « privation de biens », il faut non seulement examiner s'il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 24-25, § 63).

30. Elle rappelle que l'article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu'une ingérence de l'autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l'un des principes fondamentaux d'une société démocratique, est inhérente à l'ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999II). Le principe de légalité signifie l'existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 296A, pp. 19 20, § 42, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 47, § 110).

31. La Cour renvoie à sa jurisprudence en matière d'expropriation indirecte (Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000VI , et Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000VI ; parmi les arrêts plus récents, voir Acciardi et Campagna c. Italie, no 41040/98, 19 mai 2005, Pasculli c. Italie, no 36818/97, 17 mai 2005, Scordino c. Italie (no 3), no 43662/98, 17 mai 2005, Serrao c. Italie, no 67198/01, 13 octobre 2005, La Rosa et Alba c. Italie (no 1), no 58119/00, 11 octobre 2005, et Chirò c. Italie (no 4), no 67196/01, 11 octobre 2005), selon laquelle l'expropriation indirecte méconnaît le principe de légalité au motif qu'elle n'est pas apte à assurer un degré suffisant de sécurité juridique et qu'elle permet en général à l'administration de passer outre les règles fixées en matière d'expropriation. En effet, dans tous les cas, l'expropriation indirecte vise à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l'administration, à régler les conséquences pour le particulier et pour l'administration, au bénéfice de celle-ci.

32. La Cour relève qu'en l'espèce, les requérants ont perdu la disponibilité du terrain à compter de son occupation en 1986, et que ce terrain a été par la suite transformé de manière irréversible à la suite de la réalisation d'un ouvrage public. Le tribunal de Bénévent a estimé que le terrain a été transformé de manière irréversible à compter de 1990 et qu'à cette même date les requérants ont été privés de leur bien. La procédure est actuellement pendante devant la cour d'appel de Naples.

33. A défaut d'un acte formel de transfert de propriété susceptible de déployer ses effets et à défaut d'un jugement national déclarant qu'un tel transfert doit être considéré comme réalisé (Carbonara et Ventura, précité, § 80) et éclaircissant une fois pour toutes les circonstances exactes de celui-ci, la Cour estime que la perte de toute disponibilité du terrain en question, combinée avec l'impossibilité jusqu'ici de remédier à la situation incriminée, a engendré des conséquences assez graves pour que les requérants aient subi une expropriation de fait, incompatible avec leur droit au respect de leurs biens (Papamichalopoulos et autres c. Grèce, arrêt du 24 juin 1993, série A no 260B, § 45) et non conforme au principe de prééminence du droit.

34. En conclusion, l'exception du Gouvernement ne saurait être retenue et il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

35. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

36. A titre de préjudice matériel, les requérants demandent d'abord la somme de 704 706,05 EUR, égale à la valeur marchande actuelle de la partie du terrain qui a été occupée, ainsi que la somme de 176 549,63 EUR à titre d'indemnité d'occupation.

37. En outre, ils sollicitent le versement de 260 839,69 EUR à titre d'indemnité pour la perte de valeur de la partie restante du terrain et de 27 625,84 EUR à titre d'indemnité pour la destruction au cours des travaux des œuvres existant sur le terrain.

38. Enfin, ils réclament une somme égale à la valeur actuelle de l'ouvrage public construit sur le terrain, demandant à la Cour de nommer un expert afin de procéder à l'évaluation de celle-ci.

39. A titre de préjudice moral, ils demandent la somme de 300 000 EUR.

40. Enfin, ils réclament la somme de 53 585,53 à titre de remboursement des frais encourus devant la Cour.

41. S'agissant du préjudice matériel, d'emblée le Gouvernement fait valoir que les requérants ont obtenu au niveau interne un dédommagement égal à la valeur marchande du terrain au moment de sa transformation irréversible.

42. En outre, il conteste les critères d'évaluation d'un tel dédommagement employés dans les arrêts Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie (satisfaction équitable), no 31524/96, 30 octobre 2003, et Carbonara et Ventura c. Italie (satisfaction équitable), no 24638/94, 11 décembre 2003.

43. Enfin, il fait valoir qu'en tout état de cause les requérants n'ont pas étayé leur demande et n'ont pas fourni des critères objectifs afin d'évaluer la valeur marchande du terrain.

44. Quant au préjudice moral, le Gouvernement fait valoir qu'un tel dommage dépend de la durée excessive de la procédure devant les juridictions nationales. Par conséquent, le Gouvernement soutient que le versement d'une quelconque somme au titre d'indemnisation du dommage moral est subordonné à l'épuisement du remède Pinto.

45. Enfin, le Gouvernement fait valoir que les frais des procédures internes ne sont pas dus et que les frais concernant la procédure devant à la Cour sont excessifs.

46. La Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et les requérants parviennent à un accord.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue le président de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş Aracı Boštjan M. Zupančič
Greffière adjointe Président