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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
5.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE POPEA c. ROUMANIE

(Requête no 6248/03)

ARRÊT

STRASBOURG

5 octobre 2006

DÉFINITIF

05/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Popea c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
E. Myjer,
David Thór Björgvinsson,
Mme I. Ziemele, juges,
et de Mme F. Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 6248/03) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, M. Ionel Lucian Popea et Mmes Elena Mihaela Adriana et Lidia Popea (« les requérants »), dont les deux premiers sont également des ressortissants français, ont saisi la Cour le 23 janvier 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me D. Gall, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme B. Ramaşcanu.

3. Le 4 novembre 2005, la Cour (troisième section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

4. Le 21 novembre 2005, le gouvernement français a précisé au greffe de la Cour, en réponse à une lettre du 9 novembre 2005 l'invitant à faire savoir s'il entendait intervenir dans la procédure, qu'il ne souhaitait pas se prévaloir de ce droit (articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1921, 1952 et 1927, et résident à Arvert, Fréjus (France) et Bucarest.

6. En 1950, les autorités roumaines confisquèrent sans indemnisation l'immeuble des requérants sis à Bucarest, au no 48, rue Aurel Vlaicu.

A. Action en revendication et en annulation du contrat de vente de l'appartement litigieux

7. Le 25 septembre 1996, les requérants saisirent le tribunal de première instance de Bucarest d'une action dirigée contre le conseil municipal de Bucarest en revendication de l'appartement no 1 de l'immeuble susmentionné, à savoir le rez-de-chaussée de celui-ci ainsi que le terrain afférent. Ils précisèrent que l'Etat leur avait confisqué l'immeuble sans aucun titre.

8. Le 17 décembre 1996, l'entreprise d'Etat A., gérante des biens immobiliers de la mairie de Bucarest et mandataire de celle-ci, vendit à la famille O.M., en vertu de la loi no 112/1995 sur le régime juridique de certains immeubles nationalisés (« la loi no 112/1995 »), l'appartement litigieux que cette dernière habitait en tant que locataires de l'Etat.

9. Le 8 avril 1997, les requérants complétèrent leur action en assignant en justice l'entreprise d'Etat A. ainsi que la famille O.M. afin que le tribunal constate la nullité absolue du contrat de vente du 17 décembre 1996.

10. Par un jugement du 14 avril 1998, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit leur action, jugeant que la nationalisation de l'appartement avait été illégale et que le contrat de vente était entaché de nullité absolue.

11. Par un arrêt du 18 décembre 1998, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l'appel relevé par la famille O.M., qui se fondait principalement sur sa bonne foi lors de la conclusion du contrat de vente du 17 décembre 1996.

12. Sur recours de la famille O.M., par un arrêt du 20 octobre 1999, la cour d'appel de Bucarest cassa l'arrêt du 18 décembre 1998 et rejeta en partie l'action des requérants. Elle jugea que les conditions requises par la loi no 112/1995 sous peine de nullité avaient été respectées lors de la conclusion du contrat de vente susmentionné. Par le même arrêt, la cour d'appel renvoya au tribunal de première instance pour un nouvel examen la demande des requérants tendant à la revendication de l'appartement litigieux.

13. Par un jugement du 16 mai 2000, après avoir comparé les titres de propriété présentés par les parties, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit l'action en revendication des requérants, jugeant que leur titre était à préférer, puisque le titre de la famille O.M. provenait de l'Etat, qui avait obtenu et gardé le bien par force.

14. Par un arrêt du 7 février 2001, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l'appel relevé par la famille O.M., précisant que la question de la bonne foi des appelants lors de la conclusion de leur contrat de vente n'était pas pertinente pour l'examen comparatif des titres de propriété en cause.

15. La famille O.M. attaqua cet arrêt, au motif que le tribunal devait appliquer en l'espèce la nouvelle loi no 10/2001 sur le régime juridique de certains immeubles nationalisés de manière abusive (« la loi no 10/2001 »), sans comparer les titres des parties. Elle allégua que l'action des requérants devait être rejetée, puisque conformément aux articles 18, 46 (2) et 47 de la loi no 10/2001, lorsque le contrat de vente d'un immeuble nationalisé avait été conclu dans le respect de la loi no 112/1995, les anciens propriétaires n'avaient droit qu'à des dédommagements.

16. Par un arrêt du 13 septembre 2001, la cour d'appel de Bucarest rejeta le recours formé par la famille O.M. Elle jugea que la loi no 10/2001 ne s'appliquait pas à l'action des requérants, puisqu'elle était entrée en vigueur après le prononcé de l'arrêt du 7 février 2001 et qu'un tel moyen de défense ne pouvait d'ailleurs pas être invoqué à ce stade de la procédure. En outre, pour ce qui était des procédures pendantes, la loi no 10/2001 n'offrait qu'aux anciens propriétaires le choix entre la poursuite du jugement de leurs actions selon le droit commun ou selon la nouvelle loi précitée.

17. Sur le fondement du jugement du 16 mai 2000, qui était définitif et irrévocable ne pouvant plus être attaqué par une voie de recours ordinaire, les requérants transcrirent leur droit de propriété dans le registre foncier et commencèrent à payer les taxes foncières afférentes à l'appartement en question.

B. Recours en annulation formé par le procureur général

18. A une date non précisée, le procureur général de la Roumanie, saisi le 17 décembre 2001 par la famille O.M., forma devant la Cour suprême de justice un recours en annulation contre le jugement du 16 mai 2000 du tribunal de première instance de Bucarest et contre les arrêts qui l'avaient confirmé, en vertu des articles 314 et 330 (2) du code de procédure civile. Il estima que ces décisions avaient été rendues à la suite d'une méconnaissance essentielle de la loi, ce qui avait entraîné une fausse appréciation sur le fond de l'affaire, puisque la loi no 10/2001 était d'application immédiate et que les juridictions ne devaient pas comparer les titres des parties, mais faire prévaloir le contrat de vente conclu de bonne foi en vertu de la loi no 112/1995.

19. Par un arrêt du 25 juin 2002, mis au net le 30 septembre 2002, la Cour suprême de justice accueillit le recours en annulation formé par le procureur général, cassa le jugement du 16 mai 2000 et, sur le fond, rejeta l'action en revendication des requérants. Après avoir entendu le procureur général et les avocats des parties dans leurs plaidoiries, elle jugea que, dans la mesure où, par l'arrêt du 20 octobre 1999 ayant la force de chose jugée, la cour d'appel de Bucarest avait décidé que le contrat de vente litigieux n'était pas frappé de nullité absolue en raison de la bonne foi de la famille O.M., l'article 46 (2) de la loi no 10/2001 empêchait la restitution en nature de l'appartement litigieux et l'accueil de l'action en revendication.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code de procédure civile

20. A l'époque des faits, les articles pertinents du code de procédure civile disposaient :

Article 330

« Le procureur général peut, soit d'office soit à la demande du ministre de la justice, former, devant la Cour suprême de justice, un recours en annulation contre une décision définitive et irrévocable pour les motifs suivants :

1. lorsque les tribunaux ont dépassé leurs compétences,

2. lorsque la décision, objet du recours en annulation, a méconnu essentiellement la loi, ce qui a entraîné une solution erronée sur le fond de l'affaire, ou lorsque cette décision est manifestement mal fondée. »

Article 3301

« Dans les cas prévus aux §§ 1 et 2 de l'article 330, le recours en annulation peut être formé dans un délai d'un an à partir de la date où la décision visée est devenue définitive et irrévocable. »

21. Les articles 330 et 3301 ont été abrogés par l'article I § 17 de l'ordonnance d'urgence du gouvernement no 58 du 25 juin 2003.

B. La loi no 10/2001 sur le régime juridique de certains immeubles nationalisés de manière abusive entre 1945 et 1989, et la loi no 247/2005 la modifiant

22. La loi no 10/2001, publiée dans le Moniteur Officiel du 14 février 2001, est censée résoudre les questions relatives à la restitution aux anciens propriétaires, en nature ou par équivalent, des immeubles nationalisés par l'Etat avec ou sans titre valable, y compris les situations dans lesquelles de tels immeubles ont été vendus aux anciens locataires de l'Etat en vertu de la loi no 112/1995.

23. Les articles 3 et 4 de la loi prévoient que « les personnes ayant droit » aux mesures de réparation susmentionnées, mesures qui seront décidées à l'issue d'une procédure administrative, sont les anciens propriétaires ainsi que leurs héritiers.

24. L'article 18 d) prévoit que la restitution doit se faire par équivalence lorsque l'immeuble nationalisé a été vendu à l'ancien locataire dans le respect des dispositions de la loi no 112/1995.

25. L'article 46 (2) dispose que les contrats de vente portant sur des immeubles nationalisés sans titre valable sont frappés de nullité absolue, sauf s'ils ont été conclus de bonne foi.

26. L'article 47 (1) prévoit que les dispositions de la loi sont applicables aux procédures judiciaires pendantes portant sur des immeubles nationalisés, les personnes ayant droit désignées par les articles 3 et 4 précités pouvant suivre la procédure prévue par la loi no 10/2001 et demander l'ajournement de l'examen de leur affaire ou renoncer au jugement du litige pendant.

27. Le 22 juillet 2005 a été adoptée la loi no 247/2005 modifiant la loi no 10/2001. Cette nouvelle loi prévoit que les personnes dont les biens immeubles sont entrés de manière abusive dans le patrimoine de l'État entre 1945 et 1989 ont droit à une indemnisation à hauteur de la valeur marchande du bien qui ne peut pas être restitué. Pour les personnes n'ayant pas la possibilité d'obtenir la restitution de leur bien en nature, la loi propose de leur octroyer une indemnisation sous la forme d'une participation à un organisme de placement de valeurs mobilières, organisé sous la forme de la société par actions Proprietatea. En principe, les personnes ayant vocation à recevoir une indemnisation par cette voie recevront des titres de valeur qui seront transformés en actions, une fois que Proprietatea est cotée en bourse. Selon le calendrier prévisionnel de Proprietatea, qui a été modifié à plusieurs reprises, l'entrée en bourse est prévue pour la fin de l'année 2006.

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

28. Les requérants allèguent que la remise en cause par la Cour suprême de justice de l'arrêt définitif du 13 septembre 2001 a enfreint le principe de la sécurité des rapports juridiques. Ils se plaignent également de la méconnaissance de l'égalité des armes dans la procédure de recours en annulation, en raison de l'application rétroactive de la loi no 10/2001, ainsi que de l'absence des débats contradictoires sur la validité du contrat de vente litigieux. Les requérants estiment qu'il y a eu violation de plusieurs exigences de l'article 6 § 1 de la Convention, qui se lit ainsi dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

29. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention Elle relève en outre qu'ils ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

30. Renvoyant à l'affaire Brumarescu, le Gouvernement concède que, selon la jurisprudence constante de la Cour, l'accueil d'une voie extraordinaire de recours qui remet en cause un arrêt définitif par une procédure de supervision est jugé comme une méconnaissance du principe de la sécurité des rapports juridiques (Brumărescu c. Roumanie, [GC], no 28342/95, § 62, CEDH 1999-VII). Toutefois, il souligne qu'à la suite de l'arrêt précité, le code de procédure civile a été modifié et que les dispositions légales permettant au procureur général de saisir la Cour suprême de justice d'un recours en annulation contre un jugement définitif ont été abrogées.

31. Concernant l'application de la loi no 10/2001 par la Cour suprême de justice dans la procédure de recours en annulation, le Gouvernement considère que cette juridiction a fait seulement une application immédiate des dispositions de la nouvelle loi susmentionnée. Elle a jugé qu'en présence d'un contrat valide et conclu de bonne foi en vertu de la loi no 112/1995, la restitution du bien en nature n'était plus possible, les anciens propriétaires pouvant bénéficier uniquement des mesures de réparation prévues par la loi no 10/2001.

32. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement et maintiennent que l'annulation de l'arrêt définitif du 13 septembre 2001 a enfreint le principe de la sécurité des rapports juridiques, en méconnaissant l'autorité de la chose jugée. Par ailleurs, la Cour suprême de justice a accueilli le recours en annulation en appliquant de manière rétroactive la loi no 10/2001, qui prévoyait son application aux procédures pendantes seulement si les requérants entendaient s'en prévaloir.

33. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable devant un tribunal, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, doit s'interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des Etats contractants.

34. Un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, qui veut, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumarescu, précité, § 61). En vertu de ce principe, aucune partie n'est habilitée à solliciter la supervision d'un jugement définitif et exécutoire à la seule fin d'obtenir un réexamen de l'affaire et une nouvelle décision à son sujet (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003IX).

35. En l'espèce, au vu de ses conclusions et des observations des parties, la Cour n'aperçoit pas de motif de s'écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même (voir également SC Maşinexportimport Industrial Group SA c. Roumanie, no 22687/03, § 36, 1er décembre 2005).

36. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l'annulation par la Cour suprême de justice de l'arrêt définitif du 13 septembre 2001 a enfreint le principe de la sécurité des rapports juridiques, portant atteinte au droit des requérants à un procès équitable.

37. Par conséquent, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

38. Au vu des conclusions susmentionnées, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément les griefs tirés du non-respect du principe du contradictoire et de l'égalité des armes qui ne constituent que des aspects particuliers du droit à un procès équitable consacré par l'article 6 § 1, à l'égard duquel elle a déjà abouti à un constat de violation (voir, mutatis mutandis, SC Maşinexportimport Industrial Group SA précité, § 39, et Ciobanu c. Roumanie, no 29053/95, § 41, 16 juillet 2002).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

39. Les requérants dénoncent une violation de leur droit au respect de leurs biens, du fait de l'annulation de l'arrêt définitif du 13 septembre 2001 par la Cour suprême de justice. Ils invoquent l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

40. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention Elle relève en outre qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

41. Le Gouvernement soutient que l'ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens résultant de l'annulation par la Cour suprême de justice de l'arrêt définitif du 13 septembre 2001 de la cour d'appel de Bucarest était compatible avec les dispositions de l'article 1 du Protocole no 1, dès lors qu'elle n'a pas rompu le juste équilibre à préserver entre l'intérêt général et le respect du droit de propriété des requérants. Il estime que l'examen du respect du juste équilibre doit prendre en compte également la situation des requérants et l'étendue de leur charge, afin d'éviter un fardeau excessif pour ceux-ci.

42. Le Gouvernement fait une présentation des lois adoptées successivement par l'Etat après 1989 en la matière des immeubles nationalisés, considérant que les requérants avaient la possibilité d'entamer des procédures administratives afin de se voir octroyer des dédommagements pour le bien nationalisé de manière illégale. A ce titre, il résume les objectifs de la loi no 10/2001, qui a été la première loi à réglementer de manière globale cette matière tout en tendant à établir un équilibre entre l'exigence de réparation et la sécurité des rapports juridiques, et de la loi no 247/2005, qui a modifié et complété la loi no 10/2001 en mettant en place le cadre institutionnel et financier pour une application plus effective de cette dernière loi.

43. Rappelant le large pouvoir discrétionnaire dont dispose les autorités nationales quant à la réglementation du droit de propriété ainsi qu'au temps nécessaire pour la mise en œuvre des mesures adoptées, le Gouvernement souligne que la dernière réforme en la matière, à savoir la loi no 247/2005, pose le principe de l'octroi des dédommagements équitables et non plafonnées, lorsque la restitution de l'immeuble n'est pas possible, et accélère la procédure de restitution ou d'indemnisation.

44. Le Gouvernement estime que les requérants auraient pu obtenir une indemnisation s'ils avaient introduit une demande à cet égard en vertu de la loi n 10/2001 dans un délai d'un an à partir de l'arrêt du 25 juin 2002 de la Cour suprême de justice. Il considère que la présente affaire est différente de l'affaire Brumărescu précitée, où le requérant n'avait aucune possibilité de réparation, et qu'en l'espèce les requérants n'ont pas eu à supporter une charge excessive, mais ont choisi de ne pas bénéficier des mesures de réparation susmentionnées. Le Gouvernement soutient que l'indemnisation prévue par la législation roumaine répond aux exigences de l'article 1 du Protocole no 1 et que le juste équilibre à ménager entre les intérêts en présence a été préservé.

45. Les requérants maintiennent que l'annulation par la Cour suprême de justice de l'arrêt définitif du 13 septembre 2001, qui avait acquis la force de la chose jugée, a entraîné une violation de leur droit au respect de leurs biens.

46. La Cour observe tout d'abord qu'il n'est pas contesté que les requérants bénéficiaient d'un « bien », au sens de la jurisprudence de la Cour concernant l'article 1 du Protocole no 1, en vertu de l'arrêt du 13 septembre 2001 de la cour d'appel de Bucarest, qui reconnaissait leur droit de propriété sur l'appartement litigieux.

47. Elle considère que l'annulation par la Cour suprême de justice de l'arrêt définitif susmentionné a eu pour effet de priver les requérants de leur bien, au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, SC Maşinexportimport Industrial Group SA, précité, § 44).

48. Une privation de propriété relevant de la deuxième norme peut seulement se justifier si l'on démontre notamment qu'elle est intervenue pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi. De surcroît, toute ingérence dans la jouissance de la propriété doit répondre au critère de proportionnalité. La Cour ne cesse de le rappeler : un juste équilibre doit être maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. Le souci d'assurer un tel équilibre est inhérent à l'ensemble de la Convention. L'équilibre à préserver sera détruit si l'individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante (Sporrong et Lönnrot du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 26-28, §§ 69-74, et Brumărescu, précité, § 78).

49. La Cour note que le Gouvernement n'a précisé ni le fondement légal de l'ingérence en question ni le but légitime pour « cause d'utilité publique » poursuivi par cette ingérence. Néanmoins, même en considérant que les dispositions du code de procédure civile relatives au recours en annulation, aujourd'hui abrogées, fournissaient un fondement légal à l'ingérence litigieuse et que celle-ci servait une cause d'utilité publique, la Cour observe que les requérants se trouvent privés de la propriété du bien depuis maintenant plus de quatre ans et qu'ils ne se sont pas vu octroyer une indemnité à cet égard en rapport avec la valeur réelle du bien.

50. Pour ce qui est de la procédure prévue par les lois nos 10/2001 et 247/2005, qui selon le Gouvernement aurait pu permettre aux requérants d'obtenir une indemnité pour l'appartement en question du fait de sa nationalisation abusive, la Cour considère qu'au regard des circonstances de l'espèce une telle procédure imposerait aux requérants une charge spéciale et exorbitante. Elle relève qu'il serait excessif de demander aux requérants, qui bénéficiaient d'un arrêt définitif leur restituant l'appartement litigieux en nature, de prendre eux-mêmes l'initiative d'entamer une nouvelle procédure qui d'ailleurs, selon des arrêts récents de la Cour, n'a pas prouvé son caractère effectif (voir, parmi d'autres, Porteanu c. Roumanie, no 4596/03, §§ 34-35, 16 février 2006). En outre, la Cour observe qu'à l'issue d'une telle procédure, les mesures de réparation dont bénéficieraient les requérants seraient destinées à compenser la nationalisation abusive de leur bien et non pas l'ingérence dénoncée en l'espèce, ne prendrant pas en compte l'absence prolongée d'indemnisation depuis la date de l'arrêt d'annulation de la Cour suprême de justice (voir, mutatis mutandis, Porteanu, précité, § 34).

51. Au vu des observations ci-dessus, la Cour estime que l'atteinte au droit des requérants au respect de leurs biens a rompu, en leur défaveur, le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l'intérêt général.

Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

52. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

53. Pour ce qui est du préjudice matériel subi, les requérants sollicitent à titre principal la restitution du bien litigieux. En cas de non-restitution, ils réclament 150 000 euros (EUR), représentant la valeur de l'appartement en cause. Ils demandent également 50 000 EUR au titre du dommage moral pour les souffrances causées par l'ingérence de l'Etat dans leur droit de propriété, y compris pour l'absence d'utilisation de l'appartement depuis 1950 jusqu'à présent. Après l'expiration du délai qui leur avait été imparti par le greffe de la Cour pour préciser leurs prétentions, les requérants ont ajouté qu'ils réclament 48 000 EUR pour le manque d'usage de l'appartement outre le montant demandé pour dommage moral, et ont envoyé un rapport d'expertise qui estime la valeur de l'appartement à 137 522 EUR.

54. Concernant la demande pour préjudice matériel, le Gouvernement considère que la valeur marchande de l'appartement en cause est de 97 301 EUR, et il soumet un rapport d'expertise en ce sens. D'autre part, il considère que la demande tirée du manque à gagner devrait être rejetée, mettant en avant que, dans d'autres affaires, lorsqu'elle a ordonné la restitution du bien en vertu de l'article 41 de la Convention, la Cour n'a pas alloué de montant pour le défaut de jouissance, se réservant la possibilité d'en tenir compte lors de l'examen du préjudice moral allégué (Sofletea c. Roumanie, no 48179/99, § 42, 25 novembre 2003). De surcroît, dans une affaire récente la Cour a rejeté la demande au titre des loyers non perçus, estimant qu'elle ne saurait spéculer sur ce point (Buzatu c. Roumanie (satisfaction équitable), no 34642/97, § 18, 27 janvier 2005). Au regard de la demande pour préjudice moral, le Gouvernement estime que ce préjudice allégué serait suffisamment compensé dans le cas d'un constat de violation et que, de toute manière, les requérants n'ont pas prouvé de lien de causalité entre la prétendue violation et la souffrance invoquée.

55. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences. Si le droit interne ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, l'article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d'accorder une réparation à la partie lésée par l'acte ou l'omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée. Dans l'exercice de ce pouvoir, elle dispose d'une certaine latitude ; l'adjectif « équitable » et le membre de phrase « s'il y a lieu » en témoignent.

56. Parmi les éléments pris en considération par la Cour, lorsqu'elle statue en la matière, figurent le dommage matériel, c'est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée, et le dommage moral, c'est-à-dire la réparation de l'état d'angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation, ainsi que d'autres dommages non matériels (voir, parmi d'autres, Ernestina Zullo c. Italie, no 64897/01, § 25, 10 novembre 2004).

57. En outre, là où les divers éléments constituant le préjudice ne se prêtent pas à un calcul exact ou là où la distinction entre dommage matériel et dommage moral se révèle difficile, la Cour peut être amenée à les examiner globalement (Comingersoll c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV).

58. La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que la restitution de l'appartement litigieux, telle qu'elle a été ordonnée par le jugement définitif du 16 mai 2000 du tribunal de première instance de Bucarest, placerait les requérants autant que possible dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. A défaut pour l'État défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser aux intéressés, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle de l'appartement.

59. Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local et des éléments fournis par les parties, la Cour estime la valeur marchande actuelle du bien à 105 000 EUR.

60. Concernant la demande de dédommagement au titre de l'absence d'utilisation de l'appartement, la Cour ne saurait allouer de somme à ce titre, compte tenu, d'une part, du fait qu'elle a ordonné la restitution du bien comme réparation au titre de l'article 41 de la Convention et, d'autre part, de ce que l'octroi d'une somme à ce titre revêtirait en l'espèce un caractère spéculatif, la possibilité et le rendement d'une location étant fonction de plusieurs variables. Néanmoins, elle tiendra compte de la privation de propriété subie par les requérants depuis 2002 à l'occasion de la réparation du préjudice moral (voir, mutatis mutandis, Androne c. Roumanie, no 54062/00, § 70, 22 décembre 2004, et Buzatu précité, § 18).

61. A cet égard, la Cour considère que l'annulation de l'arrêt définitif du 13 septembre 2001 par la Cour suprême de justice a entraîné une atteinte grave au droit des requérants au respect de leur bien, constitutive d'un préjudice moral. Eu égard à l'ensemble des éléments en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle alloue conjointement aux requérants 5 000 EUR au titre du dommage moral subi.

B. Frais et dépens

62. Sans produire de justificatifs, les requérants demandent 5 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour.

63. Le Gouvernement ne s'oppose pas au remboursement des frais encourus, sous condition qu'ils soient prouvés, nécessaires et qu'ils aient un lien avec l'affaire.

64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour décide de n'allouer aucune somme aux requérants à ce titre (voir, parmi d'autres, Ionescu c. Romanie (satisfaction équitable), no 38608/97, § 22, 10 novembre 2005).

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison du non-respect du principe de la sécurité des rapports juridiques ;

3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément les autres griefs des requérants tirés de l'article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

5. Dit

a) que l'État défendeur doit restituer aux requérants l'appartement no 1 de l'immeuble sis à Bucarest, au no 48, rue Aurel Vlaicu, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;

b) qu'à défaut d'une telle restitution, l'État défendeur doit verser aux requérants, dans le même délai de trois mois, 105 000 EUR (cent cinq mille euros) pour dommage matériel ;

c) qu'en tout état de cause, l'Etat défendeur doit verser aux requérants conjointement 5 000 EUR (cinq mille euros) pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur les sommes susmentionnées, sommes qui seront à convertir en lei (ROL) au taux applicable à la date du règlement ;

d) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş Aracı Boštjan M. Zupančič
Greffière adjointe Président