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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE PENESCU c. ROUMANIE

(Requête no 13075/03)

ARRÊT

STRASBOURG

5 octobre 2006

DÉFINITIF

05/01/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Penescu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson, juges,
et de Mme F. Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 13075/03) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Maria Penescu (« la requérante »), qui a également la nationalité américaine, a saisi la Cour le 4 mars 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par Me V. Barbat, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme B. Ramaşcanu.

3. Le 6 septembre 2005, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, il a décidé que la recevabilité et le bienfondé de l'affaire seraient examinés en même temps.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. La requérante, Mme Maria Penescu, est une ressortissante roumaine et américaine, née en 1917 et résidant à Sherman Oaks (Californie, EtatsUnis).

5. En 1950, en vertu du décret de nationalisation no 92/1950, l'Etat prit possession de l'immeuble de la requérante, composé de six appartements et sis au no 29, rue Londra, à Bucarest.

A. Procédure administrative en vertu de la loi no 112/1995 et vente de cinq appartements par l'Etat

6. Le 15 juillet 1996, en vertu de la loi no 112/1995 sur le régime juridique de certains immeubles nationalisés (« la loi no 112/1995 »), la requérante déposa auprès de la commission administrative compétente une demande de restitution en nature de l'immeuble nationalisé en 1950. L'intéressée ne reçut aucune réponse à sa demande.

7. Les 30 septembre, 17 octobre, 22 octobre et 1er novembre 1996, en vertu de la loi no 112/1995, l'entreprise H., gérante des biens immobiliers de la mairie de Bucarest, vendit cinq des six appartements de l'immeuble en question aux locataires de la mairie qui habitaient lesdits appartements.

B. Action en revendication contre l'Etat

8. Par un jugement du 18 février 1997, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit l'action en revendication, introduite par la requérante le 21 octobre 1996 contre le conseil municipal de Bucarest et contre l'entreprise H. Il jugea que l'immeuble en question avait été nationalisé de manière abusive, ce qui ne pouvait fonder un quelconque droit en faveur de l'Etat, et conclut que ce dernier devait en conséquence restituer l'immeuble à la requérante, propriétaire de droit.

9. En l'absence de recours, ce jugement devint définitif.

10. Par une décision du 2 décembre 1997, le maire de Bucarest ordonna la restitution de l'immeuble en question à la requérante.

11. Par un procès-verbal du 10 mars 1998, lors de sa mise en possession de l'immeuble, la requérante fut informée par le service locatif de la mairie de Bucarest de ce que, en vertu de la loi no 112/1995 précitée, l'Etat avait vendu cinq des six appartements de l'immeuble en cause à ses anciens locataires. Par conséquent, la requérante ne fut mise en possession que d'un appartement, sis à la mansarde de l'immeuble.

C. Action en annulation des contrats de vente

12. Par une action introduite le 30 mars 1998, la requérante saisit le tribunal de première instance de Bucarest d'une action en annulation des contrats de vente des cinq appartements à l'encontre de la mairie de Bucarest et de la société H., au motif que ces contrats avait été conclus en méconnaissance de la loi no 112/1995, vu que la nationalisation de l'immeuble avait été faite de manière abusive et que l'Etat ainsi que les locataires étaient au courant de ses démarches administratives et judiciaires pour se voir restituer son bien.

13. Par un jugement du 20 juin 2000, après une cassation avec renvoi, le tribunal rejeta l'action de la requérante, au motif que l'annulation des contrats en litige ne pouvaient être prononcée qu'au cas où les deux parties contractantes avaient été de mauvaise foi. Le tribunal jugea que l'intéressée n'avait pas renversé en l'espèce la présomption de bonne foi des tiers acquéreurs lors de la conclusion des contrats de vente.

14. Par des arrêts des 15 mars 2001 du tribunal départemental de Bucarest et 2 décembre 2002 de la cour d'appel de Bucarest, tant l'appel que le recours formés par la requérante contre le jugement précité furent rejetés comme mal fondés, pour les mêmes motifs.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

15. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 1926, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 3853, 1er décembre 2005) et Porteanu c Roumanie (no 4596/03, §§ 23-25, 16 février 2006).

16. Le délai prévu par l'article 21 de la loi no 10/2001 pour le dépôt des demandes de restitution ou de dédommagement pour les immeubles nationalisés qui font l'objet de cette loi a expiré le 14 février 2002, après avoir été prorogé en dernier ressort par l'ordonnance d'urgence du Gouvernement no 145/2001. L'article III § 37 de la loi no 247/2005 n'a introduit un nouveau délai d'introduction de telles demandes qu'en ce qui concerne les immeubles faisant l'objet de la loi no 1/2000, à savoir les terrains agricoles et forestiers.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

17. La requérante allègue que la vente des cinq appartements de son immeuble par l'Etat à des tiers, validée par l'arrêt du 2 décembre 2002 de la cour d'appel de Bucarest, l'a mise dans l'impossibilité de jouir de son droit de propriété sur cet immeuble, en méconnaissance de l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

18. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

19. Le Gouvernement souligne les difficultés liées à la réglementation de la question des immeubles nationalisés et fait une présentation des lois adoptées successivement par l'Etat après 1989 en la matière. A ce titre, il résume les objectifs de la loi no 112/1995 portant sur les logements nationalisés sur titre, de la loi no 10/2001, qui a été la première loi à réglementer de manière globale la question des immeubles nationalisés tout en tendant à établir un équilibre entre l'exigence de réparation et la sécurité des rapports juridiques, et enfin de la loi no 247/2005, qui a modifié et complété la loi no 10/2001 en mettant en place le cadre institutionnel et financier pour une application plus effective de cette dernière loi.

20. Le Gouvernement considère que les autorités nationales bénéficient d'un large pouvoir discrétionnaire non seulement quant au choix des mesures visant à garantir le respect des droits patrimoniaux ou à réglementer en matière de droit de propriété, mais également pour prendre le temps nécessaire à leur mise en œuvre. Il estime que la dernière réforme en la matière, à savoir la loi no 247/2005, pose le principe de l'octroi des dédommagements équitables et non plafonnées, fixés par une décision de la commission administrative centrale sur la base d'une expertise, et accélère la procédure de restitution ou d'indemnisation. Cette loi prévoit que, dans le cas où la restitution de l'immeuble n'est pas possible, l'indemnisation se fera par l'émission de titres de participation à un organisme collectif de valeurs mobilières (Proprietatea), à hauteur de la valeur du bien établie par expertise.

21. Le Gouvernement estime que la requérante aurait pu obtenir une indemnisation si elle avait introduit une demande à cet égard en vertu de la loi no 10/2001 dans les délais requis, à savoir soit pendant un an et demi après l'entrée en vigueur de cette loi, soit entre le 22 juillet et 30 novembre 2005, conformément à la loi no 247/2005. Il considère que l'indemnisation prévue par la législation roumaine répond aux exigences de l'article 1 du Protocole no 1 et que le retard de quatre ans dans l'octroi des dédommagements à la requérante ne rompt pas le juste équilibre à ménager entre les intérêts en présence, compte tenu également des circonstances exceptionnelles entourant la réglementation en la matière.

22. La requérante considère que la loi no 10/2001 ne saurait s'appliquer à son affaire, dans la mesure où, au moment de l'entrée en vigueur de cette loi, elle bénéficiait du jugement définitif du 18 février 1997 du tribunal de première instance de Bucarest et des procédures en annulation des contrats de vente portant sur les cinq appartements en cause étaient pendantes. Elle estime avoir subi une atteinte à son droit de propriété du fait de la vente frauduleuse des cinq appartements de son immeuble par l'Etat aux locataires, alors que les procédures qu'elle avait entamées pour faire constater la nullité du titre de l'Etat sur l'immeuble en question étaient pendantes à l'époque de la vente. En outre, la requérante précise que la loi no 247/2005 n'a introduit un nouveau délai d'introduction des demandes de restitution ou d'indemnisation qu'en ce qui concerne les immeubles faisant l'objet de la loi no 1/2000, à savoir les terrains agricoles et forestiers, contrairement aux affirmations du Gouvernement.

23. La Cour rappelle que, dans plusieurs affaires récentes, elle a considéré que la vente par l'État d'un bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle est antérieure à la confirmation en justice d'une manière définitive du droit de propriété d'autrui, s'analyse en une privation de bien. Une telle privation, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, est contraire à l'article 1 du Protocole no 1 (Străin et autres c. Roumanie, no 57001/00, §§ 39, 43 et 59, 21 juillet 2005, et Porteanu c Roumanie, no 4596/03, § 32, 16 février 2006).

24. De surcroît, dans l'affaire Păduraru précitée, la Cour a constaté que l'Etat a manqué à son obligation positive de réagir en temps utile et avec cohérence face à la question d'intérêt général que constitue la restitution ou la vente des immeubles entrés en sa possession en vertu des décrets de nationalisation. Elle a également considéré que l'incertitude générale ainsi créée s'est répercutée sur le requérant, qui s'est vu dans l'impossibilité de recouvrer l'ensemble de son bien alors qu'il disposait d'un arrêt définitif condamnant l'Etat à le lui restituer (Păduraru, précité, § 112).

25. En l'espèce, la Cour n'aperçoit pas de motif de s'écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même. A l'instar de l'affaire Porteanu, dans la présente affaire, des tiers sont devenus propriétaires de l'immeuble en cause avant que le droit de propriété de la requérante sur ce bien ne soit confirmé définitivement avec effet rétroactif. Et comme dans cette affaire, ainsi que dans l'affaire Străin, la requérante a en l'espèce été reconnue propriétaire légitime, les tribunaux ayant jugé que son droit de propriété était incontestable, eu égard à la nationalisation abusive, et qu'elle n'avait perdu que la possession et le droit d'usage sur son bien.

26. La Cour note que la vente par l'Etat du bien de la requérante, en vertu de la loi no 112/1995 qui ne permettait de vendre que les biens nationalisés de manière légale, l'empêche de jouir de son droit, et qu'aucun dédommagement ne lui a été octroyé pour cette privation.

27. La Cour observe que le 22 juillet 2005 a été adoptée la loi no 247/2005 modifiant la loi no 10/2001. Cette nouvelle loi prévoit que les personnes dont les biens immeubles sont entrés de manière abusive dans le patrimoine de l'État entre 1945 et 1989 ont droit à une indemnisation à hauteur de la valeur marchande du bien qui ne peut pas être restitué, entre autres en raison de la vente légale du bien par l'Etat à des tiers, sous la forme des actions à un organisme de placement de valeurs mobilières (Proprietatea).

28. La Cour n'est pas convaincue de l'argument du Gouvernement selon lequel la requérante aurait pu obtenir une indemnisation si elle avait introduit une demande en vertu de la loi no 10/2001, modifiée par la loi no 247/2005.

29. D'une part, la Cour relève qu'il ressort du droit interne que le délai pour le dépôt d'une demande d'indemnisation en vertu de la loi no 10/2001 a expiré le 14 février 2002 et que la loi no 247/2005 n'a pas prorogé ce délai. On ne saurait reprocher à la requérante de n'avoir pas introduit une demande d'indemnisation dans le délai susmentionné, compte tenu du fait qu'à l'époque, la procédure en annulation des contrats de vente litigieux était pendante devant les juridictions, la requérante tendant ainsi à faire rentrer les cinq appartements vendus dans le patrimoine de l'Etat afin de faire exécuter le jugement définitif du 18 février 1997 qui ordonnait aux autorités de lui restituer en nature l'immeuble en cause. On pouvait s'attendre à ce que la requérante, qui en vertu de la loi no 10/2001 ne pouvait plus se voir restituer l'immeuble vendu légalement, demande l'octroi des dédommagements seulement après le rejet en dernier ressort de son action en annulation des contrats de vente. Or, force est de constater, comme d'ailleurs le Gouvernement le concède, qu'en décembre 2002 le délai prévu par la loi no 10/2001 était déjà expiré.

30. D'autre part, et surtout, la Cour observe que la loi no 247/2005 ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'aboutir à l'octroi effectif d'une indemnité aux anciens propriétaires dépossédés de leurs immeubles nationalisés et que cette loi ne prend pas en compte le préjudice subi par les personnes ainsi privées de leurs biens, avant son entrée en vigueur, du fait d'une absence prolongée d'indemnisation (voir, mutatis mutandis, parmi d'autres, Porteanu c. Roumanie, no 4596/03, § 34, 16 février 2006). Ainsi, elle note que la procédure d'agrément de Proprietatea par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM ») et la conversion des titres de valeur de la première en actions cotées en bourse, opérations nécessaires pour que les indemnités prévues par la loi susmentionnée puissent avoir une valeur effective, n'ont pas abouti jusqu'à présent. Partant, la Cour estime que le fait pour la requérante d'avoir suivi la procédure régie par la loi no 10/2001 ne lui aurait pas permis de bénéficier à présent d'une indemnisation effective.

31. Dès lors, la Cour considère que la privation de la requérante de son droit de propriété sur les cinq appartements de l'immeuble en question, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de leurs biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.

Partant, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

32. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

33. La requérante réclame la restitution de l'immeuble en question ou bien, au titre de dommage matériel, l'octroi de 1 050 000 euros (EUR) qu'elle estime être la valeur actuelle des cinq appartements sur le marché immobilier. Par ailleurs, elle demande également à ce titre 350 000 EUR pour l'absence d'utilisation de l'immeuble depuis 1950 jusqu'à présent, dont 110 000 pour la période d'après le jugement définitif du 18 février 1997 qui a ordonné la restitution du bien, s'appuyant à cet égard sur le prix de location de tels appartements. Elle réclame aussi 1 700 000 EUR au titre du dommage moral pour la souffrance causée par les actions des autorités, en particulier par la nationalisation de l'immeuble.

34. Concernant la demande pour préjudice matériel, le Gouvernement considère que la valeur marchande des cinq appartements ayant une surface utile totale d'environ 255 m2 ainsi que du terrain afférent de 229 m2 est de 357 732 EUR, et il soumet un rapport d'expertise en ce sens. Par ailleurs, il considère que la demande tirée du manque à gagner devrait être rejetée. D'une part, la Cour ne serait pas compétente ratione temporis pour accueillir une telle demande pour la période antérieure à l'entrée en vigueur de la Convention et de son premier Protocole quant à la Roumanie en 1994. D'autre part, pour la période postérieure à la reconnaissance par le jugement du 18 février 1997 du droit de propriété de la requérante sur le bien en question, le Gouvernement met en avant que, dans d'autres affaires, lorsqu'elle a ordonné la restitution du bien en vertu de l'article 41 de la Convention, la Cour n'a pas alloué de montant pour le défaut de jouissance, se réservant la possibilité d'en tenir compte lors de l'examen du préjudice moral allégué (Sofletea c. Roumanie, no 48179/99, § 42, 25 novembre 2003). De surcroît, dans une affaire récente la Cour a rejeté la demande au titre des loyers non perçus, estimant qu'elle ne saurait spéculer sur ce point (Buzatu c. Roumanie (satisfaction équitable), no 34642/97, § 18, 27 janvier 2005). Au regard de la demande pour préjudice moral, le Gouvernement estime que ce préjudice allégué serait suffisamment compensé dans le cas d'un constat de violation et que, de toute manière, la requérante n'a pas prouvé de lien de causalité entre la prétendue violation et la souffrance invoquée.

35. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences. Si le droit interne ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, l'article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d'accorder une réparation à la partie lésée par l'acte ou l'omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée. Dans l'exercice de ce pouvoir, elle dispose d'une certaine latitude ; l'adjectif « équitable » et le membre de phrase « s'il y a lieu » en témoignent.

36. Parmi les éléments pris en considération par la Cour, lorsqu'elle statue en la matière, figurent le dommage matériel, c'est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée, et le dommage moral, c'est-à-dire la réparation de l'état d'angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation, ainsi que d'autres dommages non matériels (voir, parmi d'autres, Ernestina Zullo c. Italie, no 64897/01, § 25, 10 novembre 2004).

37. En outre, là où les divers éléments constituant le préjudice ne se prêtent pas à un calcul exact ou là où la distinction entre dommage matériel et dommage moral se révèle difficile, la Cour peut être amenée à les examiner globalement (Comingersoll c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV).

38. La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que la restitution des cinq appartements en question, telle qu'ordonnée par le jugement définitif du 18 février 1997 du tribunal de première instance de Bucarest, placerait la requérante autant que possible dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. A défaut pour l'État défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser à l'intéressée, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle des cinq appartements en cause.

39. En l'espèce, quant à la détermination du montant de l'indemnité pouvant être versée à la requérante, la Cour note que celle-ci n'a soumis ni une expertise ni d'autres éléments justificatifs permettant de déterminer la valeur actuelle des cinq appartements. Quant au Gouvernement, il a présenté un rapport fourni par un expert, selon lequel la valeur de ces appartements serait de 357 732 EUR.

40. Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local et des éléments fournis par les parties, la Cour estime la valeur marchande actuelle des cinq appartements à 375 000 EUR.

41. Concernant les sommes demandées au titre du manque d'usage de l'immeuble, calculées par rapport au prix de location des appartements, la Cour ne saurait allouer de somme à ce titre, compte tenu, d'une part, du fait qu'elle a ordonné la restitution des cinq appartements comme réparation au titre de l'article 41 de la Convention et, d'autre part, de ce que l'octroi d'une somme à ce titre revêtirait en l'espèce un caractère spéculatif, la possibilité et le rendement d'une location étant fonction de plusieurs variables. Néanmoins, elle tiendra compte de la privation de propriété subie par la requérante depuis 1997 à l'occasion de la réparation du préjudice moral (voir, mutatis mutandis, Androne c. Roumanie, no 54062/00, § 70, 22 décembre 2004, et Buzatu précité, § 18).

42. A cet égard et dans la limite de sa compétence, la Cour considère que les événements en cause ont entraîné des atteintes graves au droit de la requérante au respect de son bien, pour lesquelles la somme de 5 000 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.

B. Frais et dépens

43. Sans produire de justificatifs, la requérante demande 19 500 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour.

44. Le Gouvernement ne s'oppose pas au remboursement des frais encourus, sous condition qu'ils soient prouvés, nécessaires et qu'ils aient un lien avec l'affaire.

45. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour décide de n'allouer aucune somme à la requérante à ce titre (voir, parmi d'autres, Ionescu c. Romanie (satisfaction équitable), no 38608/97, § 22, 10 novembre 2005).

C. Intérêts moratoires

46. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit

a) que l'État défendeur doit restituer à la requérante les cinq appartements de l'immeuble en question, sis au no 29, rue Londra, à Bucarest, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;

b) qu'à défaut d'une telle restitution, l'État défendeur doit verser à la requérante, dans le même délai de trois mois, 375 000 EUR (trois cent soixante-quinze mille euros) pour dommage matériel ;

c) qu'en tout état de cause, l'Etat défendeur doit verser à la requérante 5 000 EUR (cinq mille euros) pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur les sommes susmentionnées, sommes qui seront à convertir en lei au taux applicable à la date du règlement ;

d) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş Aracı Boštjan M. Zupančič
Greffière adjointe Président