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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
17.10.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

DEUXIEME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 37652/04
présentée par Duygu MUTLU
contre la Turquie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 17 octobre 2006 en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
D. Jočienė, juges,
et de M. S. Naismith, greffier adjoint de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 24 septembre 2004,

Vu la décision de la Cour de se prévaloir de l’article 29 § 3 de la Convention et d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire,

Vu la décision de traiter en priorité la requête en vertu de l’article 41 du règlement de la Cour,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, M. Duygu Mutlu, est un ressortissant turc, né en 1965 et résidant à Weinfelden (Allemagne). Il est représenté devant la Cour par Me Z. S. Özdoğan, avocate à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

A. Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Le 23 août 2001, le requérant fut condamné à douze ans et six mois de réclusion par la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara, pour appartenance à une organisation terroriste.

Alors qu’il purgeait sa peine à la prison de Kocaeli, il entama une grève de la faim.

Le 10 septembre 2001, l’Institut médicolégal diagnostiqua le syndrome de Wernicke-Korsakoff[1] S-WK ») chez le requérant et recommanda le sursis à exécution de sa peine pour une durée de six mois renouvelable.

Le 8 février 2002, le procureur de Kocaeli décida de surseoir à l’exécution de la peine et ordonna la libération du requérant, en application de l’article 399 du code de procédure pénale (« CPP »). Cette mesure fut renouvelée à deux reprises suite aux rapports de l’Institut.

Le 29 août 2002, la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara accueillit la demande du procureur visant à poser une interdiction de quitter le pays à l’encontre du requérant.

Le 26 juin 2003, le procureur rejeta la demande de prolongation de la libération, au motif que le dernier rapport médical du 16 juin 2003 n’était pas rendu conformément aux instructions du Ministère de la Justice car il ne précisait pas le délai du sursis à accorder.

Les oppositions successives du requérant furent rejetées par les cours d’assises compétentes le 7 août 2003 et le 4 septembre 2003.

Le requérant ne se présenta pas à l’examen prévu le 25 décembre 2003. L’invitation à se présenter à l’Institut le 20 janvier 2004 demeura également sans réponse.

En 2004, le requérant se réfugia en Allemagne.

Il a communiqué par la suite un rapport établi par un psychiatre en date du 7 février 2005, lequel indique que le requérant l’a consulté depuis le 28 juillet 2004. Le rapport mentionne que le requérant vit dans un logement de réfugiés, qu’il se plaint des conditions de logement et rend souvent visite à ses proches en Suisse, qu’il a des problèmes de sommeil et des douleurs à l’estomac et aux pieds, qu’il est traumatisé par ses antécédents pénitentiaires, que ses plaintes ont diminué depuis qu’il a été transféré dans une chambre pour une personne, que la perte de mémoire indiquée par l’Institut ne peut être confirmé, que le requérant ne constitue pas un danger pour lui-même ou pour autrui, qu’il essaie d’apprendre l’allemand et de s’intégrer à la société, mais qu’une mauvaise expérience peut entraîner la dégradation de sa situation actuelle.

Le 1er juin 2005, le nouveau code pénal entra en vigueur.

Le 10 août 2005, la cour d’assises d’Ankara atténua la peine du requérant à six ans et trois mois de réclusion en application des dispositions bénéfiques du nouveau code pénal.

Le 27 janvier 2006, la Cour de cassation confirma cette décision. Le dossier fut transmis le 3 avril 2006 au bureau du procureur pour exécution.

La représentante du requérant fait savoir que le restant de la peine que le requérant a à purger se situe entre quatre et six ans, selon l’application des dispositions de libération conditionnelle.

B. Le droit et la pratique internes et internationaux pertinents

S’agissant des dispositions constitutionnelle et législative quant à la grâce présidentielle pour les condamnés atteints d’une maladie irréversible (article 104 de la Constitution), quant aux conditions de sursis à exécution des peines pour cause de santé (articles 399 et 402 du CPP), la composition et le fonctionnement de l’Institut médicolégal, et les travaux du Conseil de l’Europe en matière de services de santé en milieu pénitentiaire, la Cour renvoie à son arrêt Tekin Yıldız c. Turquie (no 22913/04, §§ 42-52, 10 novembre 2005).

GRIEFS

Le requérant fait valoir la maladie dont il serait toujours atteint et soutient que sa réincarcération éventuelle entraînera la violation des articles 3 et 5 de la Convention.

EN DROIT

A. Arguments des parties

1. Le Gouvernement

Le Gouvernement fait valoir, d’abord, les conditions favorables des prisons et ensuite que les soins médicaux nécessaires sont administrés à tous les détenus. Il avance que, si le besoin se manifeste, les intéressés sont transférés à l’hôpital, sinon libérés provisoirement, en application de l’article 399 du CPP, comme cela a été le cas pour le requérant. Il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

2. Le requérant

Selon le requérant, le S-WK est une maladie incurable. Donc, sa réincarcération constituerait dans tous les cas une violation des articles 3 et 5 de la Convention.

B. Appréciation de la Cour

La Cour examinera les griefs sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

1. Principes généraux

Il est vrai que la Convention ne comprend aucune disposition spécifique relative à la situation des personnes privées de liberté, a fortiori malades, mais il n’est pas exclu que la détention d’une personne malade puisse poser des problèmes sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Matencio c. France, no 58749/00, § 76, 15 janvier 2004). La souffrance due à une maladie survenant naturellement, qu’elle soit physique ou mentale, peut en soi relever de l’article 3, si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par des conditions de détention dont les autorités peuvent être tenues pour responsables (Mouisel c. France, no 67263/01, §§ 37, 38 et 40, CEDH 2002IX, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 52, CEDH 2002III).

Outre la santé du prisonnier, c’est son bien-être qui doit également être assuré de manière adéquate eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, tout prisonnier ayant droit à des conditions de détention conformes à la dignité humaine de manière à assurer que les modalités d’exécution des mesures prises ne le soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000-XI).

Si l’on ne peut en déduire une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé, l’article 3 de la Convention impose en tout cas à l’Etat de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Matencio, précité, § 78). Le tableau clinique d’un détenu constitue ainsi l’une des situations pour lesquelles la capacité à la détention est aujourd’hui examinée au regard de l’article 3 de la Convention (voir Mouisel, précité, mêmes références, et Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 30, CEDH 2001-VII).

Bref, dans une affaire donnée, la détention d’une personne atteinte d’une pathologie engageant le pronostic vital ou dont l’état est durablement incompatible avec la vie carcérale peut poser des problèmes sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Tekin Yıldız, précité, § 72).

2. Contexte spécifique

La Cour note que la législation turque en vigueur, en matière d’exécution des peines en cas de maladie grave des détenus, offre aux autorités nationales des moyens d’intervenir. La santé est l’un des éléments pouvant motiver une décision de libération provisoire ou la grâce présidentielle. La Cour confirme que ces procédures constituent à première vue des garanties adéquates pour assurer la protection de l’intégrité physique et du bien-être des prisonniers que les Etats doivent concilier avec les exigences légitimes de la peine privative de liberté (Tekin Yıldız, précité, § 73).

Dans le contexte spécifique de cette affaire, il est pertinent de rappeler que par le passé, la Turquie, face aux mouvements de grèves de la faim déclenchés en 1996 et 2000 pour protester contre l’instauration des prisons de type F prévoyant des unités de vie d’une à trois personnes au lieu de dortoirs, s’était vu confrontée au problème du maintien en détention de personnes souffrant de séquelles physiques et mentales dues à la malnutrition, jugées dans certains cas comme étant celles du S-WK.

Suite à la dégradation de leur état de santé, les détenus grévistes furent renvoyés devant l’Institut médicolégal, autorité compétente pour rendre des expertises judiciaires. L’Institut diagnostiqua le S-WK chez plusieurs détenus et établit des rapports recommandant le sursis à exécution des peines en cause pour motif de santé. Ainsi, les magistrats concernés ordonnèrent la libération provisoire des intéressés pour une durée de six mois, susceptible d’être renouvelée, selon les résultats des contrôles médicaux à prévoir au terme de chaque période.

Nombre de détenus malades avaient été ainsi admis au bénéfice de la libération provisoire, les autorités compétentes ayant sans doute estimé qu’une telle situation ne se justifiait plus en termes de protection de la société (voir par exemple Ahmet Arslan c. Turquie (déc.), no 5114/04, voir également Balyemez c. Turquie, no 32495/03, § 95, 22 décembre 2005).

A différentes dates, l’Institut délivra des rapports concluant que la santé des intéressés s’était améliorée entre-temps et qu’il n’y avait plus lieu de surseoir à l’exécution de leurs peines. Certains requérants ont ainsi vu leur situation changer juste à la fin de la première période de sursis, et d’autres, au bout de deux ou trois ans, selon leur état de santé.

Quoi qu’il en soit, en s’appuyant sur ces derniers rapports, les magistrats concernés délivrèrent des mandats d’amener à l’encontre des requérants. Certains furent ainsi réincarcérés, d’autres prirent la fuite.

Devant la pénurie d’éléments d’appréciation, qui n’a pu être comblée ni par la correspondance abondante avec les requérants, ni par les observations du Gouvernement, la Cour n’a pas été en mesure d’établir les circonstances réelles avant de se prononcer sur le bien-fondé de ces affaires. Face à une centaine de requêtes similaires, et notamment au vu de certains avis consultatifs de l’Ordre des médecins, établissant une contradiction scientifique entre les rapports de l’Institut médicolégal recommandant la suspension de la peine des intéressés et ultérieurement, autorisant leur réincarcération (voir, par exemple, Balyemez c. Turquie (déc.), no 32495/03, 1er avril 2004, et Eren c. Turquie (déc.), no 8062/04, 2 septembre 2004), la Cour avait décidé d’organiser une mission d’enquête, dans l’exercice des fonctions que lui attribue l’annexe insérée le 7 juillet 2003 à son règlement.

Ainsi, afin de se forger une idée sur les conditions matérielles régnant dans les différents types d’établissement carcéraux en Turquie, la délégation de la Cour, accompagnée des représentants des requérants et du Gouvernement, a rendu visite à deux prisons de type F (Tekirdağ et Kocaeli), à deux prisons de type H (Tekirdağ et Istanbul), à une maison d’arrêt de type H (Bayrampaşa-İstanbul) et au service hospitalier de ce dernier établissement. Lors de ces visites, la délégation s’est également entretenue avec le personnel pénitencier, ainsi que les procureurs et les médecins en poste dans ces établissements.

La Cour a également désigné d’office un comité d’experts constitué d’un neurologue, d’un neuropsychiatre et d’un psychiatre, afin d’établir l’état de santé des requérants. Le comité d’experts a aussi accompagné la délégation lors des visites de la maison d’arrêt de Bayrampaşa et son service hospitalier (voir Tekin Yıldız, précité, §§ 35-41).

Sur les cinquante-trois requêtes examinées (pour la liste complète des requêtes, voir Tekin Yıldız, précité, § 4), les résultats de la mission d’enquête ont amené la Cour à un constat de violation et trois constats de violation potentielle de l’article 3. Les autres procédures se sont soldées par des décisions d’irrecevabilité, de radiation du rôle, ou par des arrêts de non-violation, s’agissant des requérants qui n’étaient pas malades, ou qui ne s’étaient pas présentés à l’examen, ou dont l’état de santé ne nécessitait qu’un suivi psychologique dans le milieu carcéral. Les conclusions générales concernant l’ensemble du rapport médical du comité d’experts de la Cour sont citées dans l’arrêt Tekin Yıldız (précité, § 41).

3. Application des principes au cas d’espèce

La Cour rappelle qu’en matière d’administration de la preuve, ni la Convention ni les principes généraux applicables aux juridictions internationales ne lui prescrivent des règles strictes. Ainsi, pour forger sa conviction, il lui est loisible de se fonder sur des données de toute sorte, pour autant qu’elle les juge pertinentes. Par ailleurs, elle apprécie en pleine liberté, non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la force probante de chaque élément du dossier (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 79, 80, §§ 209 et 210).

La Cour observe qu’en l’espèce, le requérant a été libéré le 8 février 2002, en application de l’article 399 du CPP, pour cause de santé et pour une durée de six mois. Cette mesure a été renouvelée à deux reprises, suite aux rapports de l’Institut médicolégal.

Par la suite, le requérant ne s’est pas présenté à son examen prévu le 25 décembre 2003, ni n’a répondu à l’invitation de l’Institut du 20 janvier 2004. Ayant pris la fuite, il s’est rendu à l’étranger, et ce, malgré l’interdiction de quitter le pays.

Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant a entravé l’établissement des faits de sa propre cause et s’est fermé lui-même la possibilité d’obtenir la preuve de ses allégations.

S’agissant du rapport que le requérant a communiqué ultérieurement alors qu’il se trouvait en Allemagne, et parfois en Suisse, la Cour observe que celui-ci ne donne aucunement une mauvaise impression sur son état de santé. La Cour n’est donc pas en mesure de dire que l’état de santé du requérant demeure inchangé à un tel point que sa réincarcération serait contraire à l’article 3 (comparer avec Uyan c. Turquie, no 7454/04, §§ 20, 51 et 54, 10 novembre 2005).

Sur ce point, la Cour estime nécessaire, d’abord, de confirmer sa jurisprudence selon laquelle la libération d’un détenu pour cause de santé n’est pas obligatoire (Matencio, précité, § 78), et ensuite, de préciser qu’en l’espèce – et malgré l’absence de griefs quant aux soins médicaux dispensés lors de la détention – la question de la compatibilité de la réincarcération avec l’article 3 de la Convention se pose au vu de la libération provisoire accordée auparavant par les autorités, pour que l’intéressé puisse se faire soigner, ou assister, à l’extérieur (voir, par exemple, Kuruçay c. Turquie, no 24040/04, § 49, 10 novembre 2005).

Cela étant, la Cour n’a pas à examiner cette question davantage, vu que le requérant est actuellement en dehors de la juridiction de l’Etat défendeur. Même en supposant que les autorités turques aient délivré un mandat d’arrêt à l’encontre du requérant, elle estime qu’une telle question ne se pose pas à ce jour (mutatis mutandis, Ali Musa Aydın c. Turquie (déc.), no 27324/04, 1er décembre 2005), d’autant que le requérant n’a aucunement manifesté son désir de rentrer au pays. Rien ne l’empêche bien entendu de ressaisir la Cour si un risque d’incarcération contraire à l’article 3 devait se présenter à l’avenir (voir dans ce contexte, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 109-116, CEDH 2001III).

Il s’ensuit que la requête doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Au vu de ce qui précède, la Cour estime également qu’il y a lieu de mettre fin à l’application de l’article 29 § 3 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

S. Naismith J.-P. Costa
Greffier adjoint Président


[1] Selon la littérature médicale, cette maladie, qu’on retrouve principalement chez les alcooliques chroniques et les mal nourris, consiste en une combinaison du syndrome de Korsakoff, qui provoque la confusion, l’aphonie et l’affabulation, et d’encéphalopathie de Wernicke, qui entraîne une paralysie des yeux, un nystagmus, le coma, voire la mort, si le patient n’est pas dûment traité. Cet état est considéré comme résultant, en principe, d’une carence chronique en thiamine, substance qui participe au métabolisme du glucose, étant entendu qu’en cas de pareille carence toute activité qui nécessite la métabolisation du glucose peut entraîner la maladie de Wernicke-Korsakoff. Le traitement le plus courant consiste à injecter de la thiamine par intraveineuse ou intramusculaire pour ralentir la maladie, puis un traitement à long terme, à base de pastilles orales, pour le rétablissement.