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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KARAHANOĞLU c. TURQUIE
(Requête no 74341/01)
ARRÊT
STRASBOURG
3 octobre 2006
DÉFINITIF
12/02/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Karahanoğlu c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
D. Jočienė, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 septembre 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 74341/01) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Karahanoğlu (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er août 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me O.E. Ataman, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.
3. Le 12 septembre 2003, la Cour (quatrième section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.
4. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
5. Le 5 avril 2006, se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, la Cour a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1949 et réside à Istanbul.
7. Le 13 septembre 2000, un incendie de cheminée se déclara dans le restaurant du requérant et fut rapidement circonscrit.
8. Le rapport établi le même jour par les sapeurs-pompiers indiqua que l’incendie s’était déclaré en raison des suies et graisses accumulées dans la cheminée et conclut à l’imprudence.
9. Le 7 novembre 2000, le procureur de la République de Beyoğlu inculpa le requérant sur le fondement de l’article 566 § 1 de l’ancien code pénal.
10. Le 14 novembre 2000, statuant sur la base du dossier, le tribunal de police de Beyoğlu délivra une ordonnance pénale par laquelle il condamna le requérant à une amende légère de 22 815 000 livres turques (TRL) [environ 40 euros (EUR)].
11. Le 11 mars 2001, l’ordonnance pénale fut notifiée au requérant.
12. Le 19 mars 2001, le requérant forma opposition contre cette ordonnance devant le tribunal correctionnel de Beyoğlu.
13. Le 20 mars 2001, le tribunal correctionnel rejeta cette opposition au terme d’un examen sur la base du dossier.
14. Le 20 juin 2001, le requérant s’acquitta du montant de l’amende.
15. Le 17 juillet 2001, le procureur de la République constata que le requérant n’avait pas payé l’amende et convertit celle-ci en une peine d’emprisonnement de trois jours.
16. À la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 4616 du 21 décembre 2000 relative à la libération conditionnelle, au sursis au jugement et à l’exécution des peines, la peine du requérant fit l’objet d’un sursis à exécution.
17. Le 6 octobre 2004, le tribunal de police releva que la peine du requérant avait été exécutée le 20 juin 2001, et dans la mesure où celui-ci n’avait pas commis une nouvelle infraction depuis lors, ordonna l’apurement de son casier judiciaire.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. L’article 566 § 1 de l’ancien code pénal se lisait comme suit :
« Quiconque, même par négligence ou inexpérience, risque de susciter, d’une manière quelconque, un danger pour des personnes ou de graves dommages pour les biens, sera puni de quinze jours d’arrêts au moins ou d’une amende légère de (...) au moins »
19. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale étaient ainsi libellées :
Article 386
« Le juge d’instance statue sans tenir d’audience par une ordonnance pénale sur les infractions du domaine de compétence des tribunaux de police.
L’ordonnance pénale peut uniquement porter sur la condamnation à une amende légère ou lourde ou à une peine d’emprisonnement de trois ans au maximum ou à l’interdiction temporaire d’exercer une profession et un métier ou une saisie (...) »
Article 387
« Si le juge pénal voit un inconvénient à statuer sans audience, il peut fixer une date pour la tenue de celle-ci. »
Article 390
« Une audience est tenue en cas d’opposition formée contre une ordonnance pénale portant sur une peine d’emprisonnement légère.
(...)
En cas d’opposition formée contre une ordonnance portant sur une condamnation à une amende légère ou lourde ou à une interdiction temporaire d’exercer une profession et un métier ou une saisie (...), le président du tribunal correctionnel ou le juge examine l’opposition en application des articles 301, 302 et 303 [du présent code]. (...) »
Article 302
« A l’exception des cas prévus par la loi, la procédure d’opposition se déroule sans audience. Le procureur de la République est entendu si nécessaire.
Si l’opposition est accueillie, la même juridiction examine le bien-fondé de l’affaire. »
Article 343
(relatif au pourvoi dans l’intérêt de la loi)
« Lorsqu’il est avisé qu’il a été rendu, par un juge ou par un tribunal, un arrêt ou un jugement devenu définitif sans passer par l’examen de la Cour de cassation, le ministre de la Justice peut donner un ordre formel au parquet de la République pour que celui-ci demande à la Cour de cassation d’annuler l’arrêt ou le jugement dont il s’agit. (...) »
20. Par un arrêt rendu le 30 juin 2004, la Cour constitutionnelle, à l’unanimité, a déclaré l’article 390 § 3 de l’ancien code de procédure pénale non conforme à l’article 36 de la Constitution et l’a annulé. Elle a considéré que l’absence d’audience devant le tribunal correctionnel, appelé à se prononcer sur l’opposition formée contre une ordonnance pénale, méconnaissait le droit à un procès équitable et restreignait les droits de défense tels que prévus aux articles 6 de la Convention et 36 de la Constitution. Tout en soulignant la légitimité de la procédure d’ordonnance pénale, elle a relevé qu’une audience devait avoir lieu devant le tribunal correctionnel.
21. Le 1er juin 2005, les nouveaux codes pénal et de procédure pénale sont entrés en vigueur. Ils ne contiennent aucune disposition sur l’ordonnance pénale.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
22. Le requérant allègue que sa cause n’a pas été entendue équitablement dans la mesure où les juridictions n’ont pas tenu d’audience. Il a ainsi été privé de son droit d’assister aux débats et n’a pas pu exercer pleinement ses droits de défense. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »
23. Le Gouvernement s’oppose à ces allégations et soutient que l’ordonnance pénale a été délivrée au terme d’une procédure équitable et dans le respect des règles de droit. Il fait observer qu’il s’agit d’une procédure courante rencontrée dans plusieurs pays et visant à diminuer la charge de travail des tribunaux en simplifiant la procédure pour les affaires dites d’importance mineure. Il explique que le droit turc offre un recours efficace contre les ordonnances pénales à travers l’opposition formée devant le tribunal correctionnel. À cet égard, il produit des exemples de jugements rendus par le tribunal correctionnel dans lesquels l’opposition a été accueillie. Il en conclut que la procédure d’ordonnance pénale est conforme aux exigences de l’article 6 de la Convention.
Le Gouvernement fait remarquer que la procédure d’ordonnance pénale n’existe plus en droit turc depuis l’adoption des nouveaux codes pénal et de procédure pénale, en vigueur depuis le 1er juin 2005.
24. Le requérant réitère ses allégations.
A. Sur la recevabilité
1. Qualité de victime
25. Le Gouvernement conteste la qualité de victime du requérant, telle que prévue par l’article 34 de la Convention. Il fait remarquer que l’amende infligée a été convertie en une peine d’emprisonnement de trois jours pour défaut de paiement, laquelle a été suspendue à la suite de l’entrée en vigueur de la loi la loi no 4616 du 21 décembre 2000. Par conséquent, le requérant ne saurait prétendre être victime.
26. Le requérant conteste ces allégations. Il fait observer qu’il s’est acquitté du montant de l’amende mais n’en a pas déposé la quittance, dans les délais requis, au greffe du tribunal de police.
27. La Cour note que, le 6 octobre 2004, le tribunal de police de Beyoğlu a ordonné l’apurement du casier judiciaire du requérant dans la mesure où la peine avait été exécutée le 20 juin 2001 et qu’aucune infraction n’avait été commise depuis lors.
28. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une décision ou mesure favorable à un requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 73, CEDH 1999-VI).
29. En l’espèce, il suffit à la Cour de relever que le requérant s’est acquitté du montant de l’amende avant la conversion de celle-ci en une peine d’emprisonnement. A cet égard, elle souligne que le tribunal de police a considéré que l’intéressé avait valablement exécuté sa condamnation le 20 juin 2001, date à laquelle il a payé l’amende.
30. Dès lors, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.
2. Non-épuisement des voies de recours
31. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes dans la mesure où le requérant n’a pas formé de pourvoi dans l’intérêt de la loi.
32. Le requérant conteste cette thèse et fait observer que le pourvoi dans l’intérêt de la loi n’est pas une voie de recours accessible.
33. La Cour relève que le pourvoi dans l’intérêt de la loi que consacre le droit turc est une voie de recours extraordinaire. D’après l’article 343 de l’ancien code de procédure pénale, seul le procureur général près la Cour de cassation était compétent pour l’exercer, mais il ne pouvait le faire que sur ordre formel du ministre de la Justice. Le recours en question n’est donc pas directement accessible aux justiciables. En conséquence, eu égard aux règles de droit international généralement reconnues, il ne doit pas nécessairement avoir été exercé pour que puissent être jugées remplies les exigences de l’article 35 de la Convention (Öztürk, précité, § 45). Partant, elle rejette cette exception.
34. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Par ailleurs, celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
35. La Cour rappelle que la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1 de la Convention. Elle protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public et constitue ainsi l’un des moyens de contribuer à préserver la confiance dans les tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l’article 6 § 1, à savoir le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique (voir Sutter c. Suisse, arrêt du 22 février 1984, série A no 74, p. 12, § 26, Gautrin et autres c. France, arrêt du 20 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, pp. 1023-1024, § 42, Serre c. France, no 29718/96, § 21, 29 septembre 1999, et Stefanelli c. Saint-Marin, no 35396/97, § 19, CEDH 2000‑II).
36. La Cour note que, selon les dispositions pertinentes de l’ancien code de procédure pénale, le juge d’instance pouvait, pour certaines catégories d’infractions, émettre une ordonnance pénale sur la seule base du dossier, sans tenir d’audience. La procédure d’opposition devant le tribunal correctionnel se déroulait également sans audience lorsqu’elle était formée contre une ordonnance portant sur une condamnation à une amende légère ou lourde ou à une interdiction temporaire d’exercer une profession et un métier ou une saisie. Le tribunal correctionnel statuait sur la seule base du dossier et de l’avis écrit du procureur de la République qu’il pouvait entendre, si nécessaire
37. En l’espèce, elle note qu’à aucun stade de la procédure, le requérant n’a bénéficié d’une audience devant les juridictions internes. Ni le tribunal de police qui a délivré l’ordonnance pénale ni le tribunal correctionnel qui s’est prononcé sur l’opposition n’ont tenu d’audience. Le requérant n’a jamais eu la possibilité de comparaître personnellement devant les magistrats appelés à le juger.
38. La Cour relève aussi que l’absence d’audience devant le tribunal correctionnel a été débattue par la Cour constitutionnelle, laquelle a considéré que celle-ci n’était pas compatible avec le droit à un procès équitable et les droits de la défense. Elle prend en considération ce constat ainsi que l’absence de disposition sur l’ordonnance pénale dans les nouveaux codes pénal et de procédure pénale.
39. Dès lors, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que la cause du requérant n’a pas été entendue publiquement par les juridictions saisies de son affaire.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
40. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
41. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel pour avoir été contraint de payer une amende d’un montant de 22 815 000 TRL. Il réclame 25 EUR à ce titre.
Il demande en outre la réparation d’un dommage moral qu’il évalue à 30 000 EUR.
42. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
43. La Cour ne saurait spéculer sur les conclusions auxquelles les juridictions turques auraient abouti en l’absence des manquements relevés, et rejette donc la demande du requérant au titre du préjudice matériel.
Elle estime que le requérant a subi un certain préjudice moral que le simple constat de violation suffit à compenser.
B. Frais et dépens
44. Le requérant demande 6991,81 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. Selon lui, cette somme se décompose comme suit : 6 659,11 EUR en notes d’honoraires et 332,70 EUR en frais de procédure correspondant à des dépenses diverses, telles traduction et secrétariat. A titre de justificatifs, il fournit un décompte horaire.
45. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
46. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
47. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de l’absence d’audience dans le cadre de la procédure interne ;
3. Dit que le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président