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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MARTELLACCI c. ITALIE
(Requête no 33447/02)
ARRÊT
STRASBOURG
28 septembre 2006
DÉFINITIF
26/03/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Martellacci c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
M. E. Myjer,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 septembre 2006,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 33447/02) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Benito Martellacci (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 août 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me G. Romano, avocat à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ivo Maria Braguglia, et par son coagent adjoint, M. Nicola Lettieri.
3. Le 2 septembre 2004, la Cour (première section) a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer les griefs tirés des articles 8 et 13 de la Convention, 1 du Protocole no 1 et 2 du Protocole no 4 au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
4. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
1. La procédure de faillite
5. Le requérant est né en 1949 et réside à Pomezia (Rome).
6. Par un jugement déposé le 22 mars 1986, le tribunal de Rome déclara la faillite personnelle du requérant.
7. Le 4 avril 1986, ce dernier fit opposition. Il estima que, en tant que petit entrepreneur, il ne devait pas faire l'objet d'une déclaration de faillite.
8. Entre le 8 avril 1986 et le 11 juin 1986, huit demandes d'amission au passif de la faillite furent déposées devant le tribunal.
9. Entre-temps, le 14 mai 1986, le requérant demanda au juge délégué (« le juge ») l'autorisation à exercer provisoirement son activité.
10. Le 6 juin 1986, la vérification du passif de la faillite eut lieu et, le 5 juillet 1986, le juge déclara le passif de la faillite exécutoire.
11. Le même jour, le requérant demanda au juge de lui accorder une pension alimentaire en raison de ce que ses conditions financières étaient précaires et, le 19 juillet 1986, le juge fit droit à cette demande.
12. Entre le 1er octobre 1986 et le 25 février 1990, six demandes d'amission tardives à la faillite furent déposées devant le tribunal.
13. Entre-temps, le 4 octobre 1986, un autre juge fut nommé en raison de la mutation du premier juge.
14. Par un jugement déposé le 12 février 1988, le tribunal rejeta l'opposition du requérant introduite le 4 avril 1986 en raison de ce que celui-ci n'avait pas fourni la preuve de sa qualité de petit entrepreneur.
15. A une date non précisée, le juge nomma un expert pour l'évaluation des biens du requérant et, le 10 juin 1991, l'expert déposa son rapport.
16. Le 13 avril 1992, suite à la mutation du juge, un troisième juge fut nommé.
17. Le 12 février 1994, le syndic fut révoqué et un autre syndic fut nommé à sa place.
18. Le 3 mars 1994, le syndic demanda au juge d'ordonner à l'ancien syndic de lui remettre les documents relatifs à la faillite du requérant.
19. Par une ordonnance du 5 avril 1994, le juge fit droit à cette demande et fixa à cet effet une audience au 11 mai 1994.
20. Le 11 avril 1994, le requérant introduisit une demande de concordat.
21. Le 10 mai 1994, le syndic signala au juge qu'une procédure d'exécution immobilière introduite à l'encontre du requérant était pendante et lui demanda l'autorisation à intervenir dans cette affaire. Le 24 mai 1994, le juge fit droit à cette demande.
22. Le 22 avril 1999, le syndic déposa un rapport devant le juge ayant pour objet une mise à jour de la procédure d'exécution.
23. Le 30 mai 2001, le requérant introduisit une nouvelle proposition de concordat.
24. Le 11 septembre 2001, le syndic ordonna la vente aux enchères des biens du requérant.
25. Le 30 novembre 2001, les biens du requérant furent adjugés.
26. Les 17 et 21 décembre 2001, le requérant et le syndic demandèrent respectivement au juge de clore la procédure de faillite.
27. Par une décision du 6 mars 2002, le juge décida de clore la procédure pour épuisement du passif de la faillite.
2. La procédure introduite conformément à la loi Pinto
28. Le 7 août 2002, le requérant introduisit un recours devant la cour d'appel de Pérouse conformément à la loi Pinto se plaignant de la durée de la procédure ainsi que des incapacités dérivant de sa mise en faillite.
29. Par une décision déposée le 5 juillet 2004, la cour d'appel accorda au requérant 10 000 euros (EUR) pour le préjudice qu'il avait subi en raison de la durée de la procédure.
30. Selon les informations fournies par le Gouvernement le 31 mars 2005, le requérant ne se pourvut pas en cassation.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
31. Le droit interne pertinent est décrit dans les arrêts Campagnano c. Italie (no 77955/01, §§ 19-22, 23 mars 2006), Albanese c. Italie (no 77924/01, §§ 23-26, 23 mars 2006) et Vitiello c. Italie (no 77962/01, §§ 17-20, 23 mars 2006).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 DE LA CONVENTION, QUANT AU DROIT AU RESPECT DE LA CORRESPONDANCE, 1 DU PROTOCOLE No 1 ET 2 DU PROTOCOLE No 4
32. Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint de la violation de son droit au respect de sa correspondance en raison de ce que la correspondance du failli est soumise au contrôle du syndic. Invoquant l'article 1 du Protocole no 1, il se plaint que la déclaration de faillite l'a privé de ses biens, notamment en raison de la durée de la procédure. Invoquant l'article 2 du Protocole no 4, il dénonce la limitation de sa liberté de circulation, notamment en raison de la durée de la procédure. Ces articles sont ainsi libellés :
Article 8 de la Convention
« 1. Toute personne a droit au respect de sa (...) correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
Article 2 du Protocole no 4
« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d'un Etat a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence.
2. Toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien.
3. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
33. Le requérant soutient que les observations du Gouvernement ont été présentées tardivement, contrairement à l'article 38 du règlement de la Cour.
34. La Cour relève avoir fixé au 26 novembre 2004 le délai pour la présentation des observations du Gouvernement et que celui-ci a envoyé ses observations le 24 novembre 2004.
35. Le Gouvernement soutient que, le requérant ayant introduit un recours devant la cour d'appel compétente conformément à la loi Pinto, il ne peut pas se prétendre victime des violations qu'il allègue.
36. Le requérant observe que la loi Pinto ne constitue pas un moyen de recours efficace pour se plaindre de la durée des incapacités dérivant de la mise en faillite.
37. La Cour relève que, dans son arrêt no 362 de 2003, déposé le 14 janvier 2003, la Cour de cassation a pour la première fois reconnu que le dédommagement moral relatif à la durée des procédures de faillite doit tenir compte, entre autres, de la prolongation des incapacités dérivant du statut de failli.
38. La Cour rappelle avoir retenu que, à partir du 14 juillet 2003, l'arrêt no 362 de 2003 ne peut plus être ignoré du public et que c'est à compter de cette date qu'il doit être exigé des requérants qu'ils usent de ce recours aux fins de l'article 35 § 1 de la Convention (voir Sgattoni c. Italie, no 77132/01, arrêt du 6 octobre 2005, § 48).
39. Dans le cas d'espèce, le requérant a introduit un recours devant la cour d'appel de Pérouse conformément à la loi Pinto se plaignant de la durée de la procédure ainsi que des incapacités dérivant de sa mise en faillite. Par une décision déposée le 5 juillet 2004, la cour d'appel a accordé au requérant 10 000 euros (EUR) pour le préjudice qu'il avait subi en raison de la durée de la procédure.
40. Compte tenu des considérations qui précèdent, la Cour estime que, le requérant ayant omis de se pourvoir en cassation contre la décision de la cour d'appel, cette partie de la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes selon l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, QUANT AU DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE
41. Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint d'une atteinte à son droit au respect de sa vie privée dans la mesure où, en raison de l'inscription de son nom dans le registre des faillis, il ne peut exercer aucune activité professionnelle ou commerciale. En outre, il dénonce le fait que, selon l'article 143 de la loi sur la faillite, sa réhabilitation, qui met fin à ces incapacités personnelles, ne peut être demandée que cinq ans après la clôture de la procédure. L'article 8 est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A. Sur la recevabilité
42. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
43. La Cour considère que l'ensemble des incapacités dérivant de l'inscription du nom du failli dans le registre entraîne en soi une ingérence dans le droit au respect de la vie privée du requérant qui, compte tenu de la nature automatique de ladite inscription, de l'absence d'une évaluation et d'un contrôle juridictionnels sur l'application des incapacités y relatives ainsi que du laps de temps prévu pour l'obtention de la réhabilitation, n'est pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l'article 8 § 2 de la Convention.
La Cour estime donc qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
44. Invoquant l'article 13 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas disposer d'un recours effectif pour se plaindre des incapacités patrimoniales et personnelles le touchant pendant toute la procédure de faillite et jusqu'à l'obtention de sa réhabilitation. Cet article est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Sur la recevabilité
45. Quant à la partie du grief concernant la limitation prolongée du droit au respect des biens (article 1 du Protocole no 1), de la correspondance (article 8 de la Convention) et de la liberté de circulation du requérant (article 2 du Protocole no 4), la Cour rappelle avoir conclu à l'irrecevabilité de ces griefs. Partant, elle estime que, ne s'agissant pas de griefs « défendables » au regard de la Convention, cette partie de la requête doit être rejetée en tant que manifestement mal fondée selon l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
46. Quant à la partie du grief portant sur les incapacités dérivant de l'inscription du nom du failli dans le registre et perdurant jusqu'à l'obtention de la réhabilitation civile, la Cour constate qu'elle n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
47. La Cour a déjà traité d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 13 de la Convention (voir Bottaro c. Italie, no 56298/00, §§ 41-46, 17 juillet 2003).
48. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.
Partant, la Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
49. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
50. Le requérant demande 136 598,28 euros (EUR) pour le préjudice matériel qu'il aurait subi. Cette somme correspond au salaire minimum (pensione sociale) que celui-ci aurait reçu à partir de sa déclaration de faillite. Le requérant réclame aussi 150 000 EUR pour le dommage moral qu'il aurait subi.
51. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
52. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette la demande. Quant au préjudice moral, elle estime que, eu égard à toutes les circonstances de l'affaire, les constats de violation figurant dans le présent arrêt fournissent par eux-mêmes une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
53. Le requérant demande également 15 754,78 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour.
54. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
55. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
56. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8, en ce qui concerne le droit au respect de la vie privée du requérant, et 13 de la Convention, en ce qui concerne l'absence d'un recours pour se plaindre des incapacités dérivant de l'inscription du nom du failli dans le registre, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;
4. Dit que les constats de violation figurant dans le présent arrêt fournissent par eux-mêmes une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral ;
5. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 septembre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président