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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
21.9.2006
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ARAÇ c. TURQUIE

(Requête no 69037/01)

ARRÊT

STRASBOURG

21 septembre 2006

DÉFINITIF

21/12/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Araç c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
R. Türmen,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
M. E. Myjer, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 août 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 69037/01) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Muhittin Araç (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 novembre 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me Y. Alataş, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Le 22 juin 2004, la Cour (deuxième section) a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le grief tiré de la durée de la procédure au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé qu’elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

4. Le requérant est né en 1962 et réside à Diyarbakır.

5. Le 17 juin 1996, le requérant répondit à un appel d’offres lancé par la caisse de sécurité sociale pour un marché public de nettoyage pour le centre hospitalier universitaire de Tepecik (« le centre hospitalier »).

6. A une date non précisée, le centre hospitalier accorda l’adjudication de ce marché public au requérant. Par la suite, le dossier d’adjudication fut transmis à la direction générale de la caisse de sécurité sociale aux fins de vérification et homologation en vertu de la législation applicable en l’espèce.

7. Par une note d’information du 2 juillet 1996, le service d’état d’urgence de la préfecture de Mardin avisa la caisse de sécurité sociale que le requérant soutenait financièrement les activités du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

8. Le 25 juillet 1996, au vu des dispositions de l’article 20 du règlement relatif à l’achat et à la vente lui reconnaissant un pouvoir discrétionnaire en matière de passation de marchés publics, et de l’article 73 de ce même règlement définissant les causes d’exclusion des marchés publics, la direction générale de la caisse de sécurité sociale refusa d’homologuer l’adjudication de ce marché et exclut le requérant de ses futurs marchés publics. Ce refus emporta en conséquence l’annulation de l’octroi de l’adjudication en question.

9. Par un courrier du 26 août 1996, le médecin-chef de l’hôpital de Tepecik informa le requérant que son entreprise ayant été qualifiée par la direction générale de la caisse de sécurité sociale d’entreprise « prohibée », il était exclu de l’adjudication du marché public de nettoyage.

10. Le 28 août 1996, le requérant saisit le tribunal administratif d’Ankara d’un recours en suspension et annulation du refus de l’administration. Il indiqua que, selon la loi relative au marché public, seul le ministère compétent ayant organisé l’appel d’offres pouvait interdire sa participation à un tel marché public. Par ailleurs, il n’y avait aucune décision qualifiant son entreprise d’entreprise « prohibée ». Il précisa que la mesure litigieuse était discriminatoire et contraire à l’article 14 de la Convention et 10 de la Constitution ; cette décision avait été prise en raison de ses origines kurdes. Cette mesure, qui n’était pas conforme à l’utilité publique et n’avait aucun fondement légitime, avait pour conséquence de l’empêcher de travailler et d’exercer son métier.

11. Dans son mémoire en duplique du 8 octobre 1996, le représentant de la caisse de sécurité sociale demanda le rejet de l’action introduite par le requérant. Il y était précisé que la loi no 2886 relative aux marchés publics ne s’appliquait pas aux appels d’offres lancés par la caisse de sécurité sociale.

12. Le 19 février 1997, le tribunal administratif rejeta ce recours estimant notamment :

« (...) il a été déclaré « que l’organisation n’était pas soumise à la loi no 2886 sur les marchés publics d’État et qu’elle était libre de procéder ou non à la passation de marchés publics et d’en choisir l’adjudicataire.

Il a été établi par l’article 69 du règlement relatif aux passations de marchés publics de la caisse de sécurité sociale que la commission des documents était compétente pour décider d’accorder ou non aux demandeurs les documents de candidature pour postuler aux marchés publics.

Au terme de l’examen du dossier de l’affaire, [il a été établi que] le requérant se vit attribuer le marché public de nettoyage du centre hospitalier universitaire de Tepecik en date du 17 juin 1996, dans la « note d’information » que le bureau de l’État d’urgence près la préfecture de Mardin fit parvenir à la direction générale de la caisse de sécurité sociale, [il était précisé] que le requérant apportait une aide financière à l’organisation terroriste PKK, après obtention d’une information selon laquelle il versait une part au PKK des marchés publics d’État dont il obtenait adjudication, le travail ayant donné lieu à marché public fut annulé par décision de la direction générale du 25 juillet 1996 no XXI/2639, et le requérant exclu pour une durée indéterminée des marchés publics de l’établissement.

Au terme de l’étude des dispositions de la loi en liaison avec le dossier, [il a été établi que] la caisse de sécurité sociale n’est pas soumise à la loi no 2886 sur les marchés publics d’État, était libre de procéder ou non à la passation de marchés publics et d’en choisir l’adjudicataire, la décision litigieuse du 25 juillet 1996 n’est pas une sanction pénale au sens de la loi no 2886, le requérant a été exclu des passations de marchés publics de la caisse de sécurité sociale uniquement en raison des informations portées à sa connaissance (...), l’utilisation en ce sens du pouvoir discrétionnaire conféré par la législation dans les actes accomplis n’apparaît pas contraire à la loi. »

13. Le 12 mai 1997, se fondant notamment sur les articles 6 et 14 de la Convention et sur l’article 1 du Protocole no 1, le requérant se pourvut en cassation devant le Conseil d’État. Il précisa en outre que la décision de l’exclure du marché public avait été prise en raison de ses opinions politiques et de ses origines kurdes.

14. Le 1er mars 2000, le Conseil d’État n’ayant toujours pas statué, le requérant, sur la base de la disposition de l’article 6 de la Convention relative à la durée de la procédure, réitéra son pourvoi.

15. Le 24 mai 2000, le Conseil d’État confirma l’arrêt de première instance au motif que le jugement attaqué était conforme à la procédure et à la loi, et que les motifs invoqués par le requérant dans son pourvoi n’étaient pas de nature à justifier la cassation dudit jugement.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

16. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

17. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

18. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention Elle relève en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

1. Applicabilité de l’article 6 § 1

19. Le Gouvernement explique que le requérant a introduit une action en annulation contre le directeur de la sécurité sociale pour l’avoir exclu d’un marché public. Il lui était possible d’introduire une action en dommages et intérêts contre le directeur également pour la perte subie en raison de sa non-participation à l’offre de marché public en cause. Selon lui, la procédure engagée par le requérant ne saurait passer pour emporter détermination de « droit de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1.

20. Le requérant soutient au contraire que la seule action possible, selon le droit interne pertinent, est celle d’engager une action en annulation devant les juridictions administrations. Il n’aurait pu intenter une action en dommages et intérêts que si le tribunal administratif avait annulé ladite décision du directeur de la sécurité sociale.

21. La Cour constate que l’objet du litige concerne l’exclusion du requérant d’un marché public en raison de ses opinions politiques et de ses origines kurdes. Elle rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de statuer sur des litiges relatifs aux marchés publics (voir Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 10 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998IV, p. 1656, § 61).

Selon la Cour, ce droit clairement défini par la loi, eu égard au contexte dans lequel il s’applique et à son caractère patrimonial, peut être qualifié de « droit de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle observe à cet égard qu’en exposant son grief selon les procédures prévues par le droit interne pertinent relatifs aux appels d’offres de marché public le requérant cherchait à faire déterminer qu’il s’était vu refuser la possibilité de se mettre en concurrence et d’obtenir du travail sur la base de ses seules aptitudes et compétitivité. Le « droit de caractère civil » a été affirmé à propos d’activités commerciales poursuivies par des requérants et visant à obtenir des bénéfices par l’instauration de relations contractuelles avec des clients éventuels. En l’occurrence, le requérant avait un intérêt patrimonial suffisant dans la procédure qu’il cherchait à engager devant le tribunal administratif puisque son but était d’obtenir l’annulation de la décision de la caisse de sécurité sociale l’excluant du marché public. Il pouvait ensuite demander aux juridictions nationales compétentes d’évaluer l’étendue de la perte subie et d’ordonner une réparation financière en sa faveur, y compris pour la perte directe et indirecte de bénéfices. Le fait que le marché en cause soit un contrat de marché public ou que l’offre du requérant n’ait jamais été acceptée ne saurait empêcher ce droit d’être qualifié de « droit de caractère civil » aux fins de l’article 6 § 1.

22. La Cour conclut que l’article 6 § 1 s’applique à la procédure engagée en l’espèce par le requérant.

2. Observation de l’article 6 § 1

23. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

24. La période à considérer a débuté le 28 août 1996 et s’est terminée le 24 mai 2000, date de l’arrêt rendu par le Conseil d’État. Elle a donc duré trois ans et neuf mois pour deux instances, dont trois ans et trois mois pour la seule procédure engagée devant le Conseil d’État.

25. La Cour rappelle qu’une diligence particulière s’impose pour le contentieux du travail ainsi que les litiges portant sur des points qui sont d’une importance capitale pour la situation professionnelle d’une personne. De tels contentieux doivent être résolus avec une célérité particulière (voir Ruotolo c. Italie, arrêt du 27 février 1992, série A no 230D, p. 39, § 17, Obermeier c. Autriche, arrêt du 28 juin 1990, série A no 179, p. 23, § 72, et Buchholz c. Allemagne, arrêt du 6 mai 1981, série A no 42, p. 16, §§ 50 et 52).

26. En l’espèce, la Cour constate que le requérant avait un important intérêt personnel à obtenir promptement une décision judiciaire sur la légalité de son exclusion des marchés publics. Elle estime que la procédure litigieuse, dont la durée n’est pas très longue dans l’abstrait, a néanmoins subi des retards imputables aux autorités compétentes. Elle souligne ainsi que le tribunal administratif a statué sur le fond en six mois alors que le Conseil d’État a rendu son arrêt confirmant le jugement attaqué en trois ans et trois mois, ce sans qu’aucun acte de procédure n’ait été pris. En outre, la procédure litigieuse ne présentait aucune complexité particulière. Le Gouvernement d’ailleurs n’avance aucun argument pour justifier cette lenteur.

27. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

28. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

29. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

30. Le requérant réclame 333 189,14 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 100 000 EUR à celui de préjudice moral.

31. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

32. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et rejette cette demande. Elle estime toutefois que le requérant a subi un tort moral certain. Statuant en équité, elle lui accorde 3 500 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

33. Le requérant demande 20 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour.

34. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

35. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

36. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le restant de la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit

a) que lÉtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) pour dommage moral et 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, sommes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du paiement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 septembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président