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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
21.9.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE EROĞLU c. TURQUIE

(Requête no 59769/00)

ARRÊT

STRASBOURG

21 septembre 2006

DÉFINITIF

21/12/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Eroğlu c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
L. Caflisch,
R. Türmen,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
M. E. Myjer, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 août 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 59769/00) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, Mesut Eroğlu (« le requérant ») a saisi la Cour, le 16 juin 2000, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me Ö. Erdem, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent pour la procédure devant la Cour.

3. La requête avait pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences de l’article 6 de la Convention.

4. Le 7 juillet 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1972 et réside à Kadıköy, à İstanbul.

7. Recherché pour ses activités au sein du PKK, il fut arrêté le 6 novembre 1996, lors d’une manifestation, et placé en garde à vue.

8. Le 8 novembre 1996, le requérant, dans sa déposition faite à la police, contesta les accusations portées à son encontre. Il soutint n’avoir aucun lien avec le PKK et avoir été forcé à participer aux activités de ce dernier. Il réitéra cette déposition devant le procureur de la République ainsi que devant la cour de sûreté de l’Etat d’ İstanbul (« la cour de sûreté de l’Etat »).

9. Par un acte d’accusation du 19 novembre 1996, le procureur près la cour de sûreté de l’Etat intenta une action publique au requérant et requit l’application des articles 169 du code pénal et 5 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme.

10. Par un arrêt du 26 août 1998, la cour de sûreté de l’Etat, composée de trois juges de profession, dont l’un relevant de la magistrature militaire, déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à trois ans d’emprisonnement.

11. Par un arrêt du 16 décembre 1999, la Cour de cassation confirma en toutes ses dispositions le jugement attaqué.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

12. Le droit et la pratique internes pertinents à l’époque des faits sont décrits dans les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).

13. Par la loi no 4390 du 22 juin 1999, les mandats des juges militaires et des procureurs militaires en fonction au sein des cours de sûreté de l’Etat ont pris fin. Par la loi no 5190 du 30 juin 2004, les cours de sûreté de l’Etat ont été définitivement abolies.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 14 DE LA CONVENTION

A. Sur la recevabilité

14. Le requérant se plaint de ce que la cour de sûreté de l’Etat qui l’a jugé et condamné n’était pas un tribunal indépendant et impartial, dès lors que l’un des trois juges qui y siégeaient était un officier de l’armée. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...), par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

Le requérant se plaint, en outre, de la discrimination faite entre les peines prononcées par la cour de sûreté de l’Etat et celles décidées par les juridictions du droit commun pour ce qui est de la durée de la détention effective. Il invoque, en substance, l’article 6 de la Convention, combiné avec l’article 14 qui se lit ainsi :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

15. Dans ses observations du 17 février 2006, le requérant a allégué la violation des articles 5 § 3 et 3 de la Convention.

16. Le Gouvernement conteste l’existence d’une violation et prie la Cour de déclarer irrecevables les griefs du requérant.

17. La Cour constate que les griefs du requérant tirés des articles 5 § 3 et 3 de la Convention et soulevés dans sa lettre du 17 février 2006 sont tardifs et doivent être rejetés en application 35 § 4 de la Convention.

18. Concernant le grief tiré de l’article 6 de la Convention, combiné avec l’article 14, la Cour note que le fait d’apporter aide et soutien à une organisation illégale a été considéré par le législateur turc comme une infraction particulièrement grave, qualifiée d’acte de « terrorisme ». Elle relève que la loi no 2845 relative à la structure et à la procédure des cours de sûreté de l’Etat prévoyait que toute personne accusée d’une infraction « terroriste » était soumise à un traitement moins favorable que celui du droit commun, notamment pour ce qui est du régime de l’exécution des peines, de la garde à vue ainsi que des limitations qui en découlent. La distinction litigieuse n’était pas faite entre différents groupes de personnes mais entre différents types d’infractions, selon la gravité que leur reconnaissait le législateur. Il n’existe dès lors aucun élément de nature à conclure qu’il y ait eu, en l’espèce, une « discrimination » contraire à la Convention (voir Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 69, 8 juillet 1999).

Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et doit être rejetée en application de son article 35 § 4.

19. La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998VII) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que le grief du requérant concernant la présence d’un juge militaire au sein de la cour de sûreté de l’Etat doit faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate, en effet, que ce grief ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

20. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions similaires à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir c. Turquie, no 59659/00, §§ 3536, 6 février 2003).

21. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu’il est compréhensible que le requérant, qui répondait devant une cour de sûreté de l’Etat d’infractions relatives à la « sécurité nationale », ait redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, elle pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l’Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction (Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998IV, p. 1573, § 72 in fine).

22. La Cour conclut que, lorsqu’elle a jugé et condamné le requérant, la cour de sûreté de l’Etat n’était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

23. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage matériel et moral

24. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel qu’il évalue à 250 000 euros (EUR). Il réclame, par ailleurs, 50 000 EUR au titre du préjudice moral.

25. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

26. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat aurait abouti si l’infraction à la Convention n’avait pas eu lieu. Il n’y a donc pas lieu d’accorder au requérant une indemnité à ce titre (Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 284, §85).

27. La Cour estime, quant à la condamnation du requérant par une cour de sûreté de l’Etat, que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral allégué (Biyan c. Turquie, no 56363/00, § 58, 3 février 2005). Elle estime par ailleurs que, dans des circonstances telles que celles de l’espèce, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005IV, § 210).

B. Frais et dépens

28. Le requérant demande également 15 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour.

29. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

30. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme de 800 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

31. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief du requérant tirés du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul et irrecevable la requête pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit

a) que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante quant au préjudice moral ;

b) que lEtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 800 EUR (huit cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 septembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič               Greffier              Président