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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
19.9.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÇETİN AĞDAŞ c. TURQUIE

(Requête no 77331/01)

ARRÊT

STRASBOURG

19 septembre 2006

DÉFINITIF

19/12/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Çetin Ağdaş c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes E. Fura-Sandström,
D. Jočienė,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 août 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 77331/01) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Çetin Ağdaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 juin 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me O. Kiliç, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Le 12 janvier 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé qu’elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

4. Le requérant est né en 1976 et réside à Kocaeli.

5. Le 7 mai 1996, le requérant fut placé en garde à vue avec d’autres personnes. Il était soupçonné d’appartenir au DHKPC, (Parti révolutionnaire de libération du peuple – Front), une organisation illégale marxiste léniniste.

6. Le 14 mai 1996, le requérant fut traduit devant le juge assesseur près le tribunal de paix de Gebze. Devant ce magistrat, il nia sa déposition recueillie au commissariat, sous les menaces des policiers. Il reconnut avoir participé à un meeting le 1er mai et avoir lancé des slogans au nom du DISK, un syndicat légal des ouvriers municipaux. Il avait également participé aux activités culturelles, telles que théâtre ou exposition, organisées par le syndicat. Il affirma que la police l’avait interpellé dans la rue et non pendant une quelconque manifestation illégale ou en flagrant délit. Le juge assesseur ordonna sa mise en liberté constatant l’absence de preuves concernant ses liens avec ladite organisation.

7. Le 15 mai 1996, sur l’opposition formulée par le parquet, le tribunal de grande instance de Gebze annula le jugement d’élargissement et délivra un mandat d’arrêt à l’encontre du requérant. Il motiva sa décision en soulignant que les accusations portées contre l’intéressé étaient effectivement des délits, à l’exception d’une tentative d’attentat avec utilisation de cocktails Molotov. Par ailleurs, il existait des soupçons d’appartenance à une organisation illégale.

8. Par un acte d’accusation du 11 septembre 1996, le procureur de la République engagea une action pénale auprès de la cour de sûreté de l’État d’Istanbul contre le requérant et dix-sept autres personnes pour appartenance au DHKP-C. Il requit leur condamnation en vertu des articles 168 § 2 et 264 § 6 du code pénal et de l’article 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. Il reprochait au requérant d’apposer des affiches de l’organisation en question, de couvrir les murs des lieux publics de graffitis politiques, de participer à la détérioration par jets de pierres de locaux appartenant à d’autres associations, d’organiser des rassemblements illégaux et d’avoir accroché à plusieurs pancartes des paquets suspects ayant donné lieu à de fausses alertes à la bombe.

9. Le 23 octobre 1998, alors qu’il y était étudiant, le requérant fut arrêté à l’université de Kars à l’occasion d’un contrôle d’identité. Puis il fut placé en détention provisoire.

10. Le 10 février 1999, présent pour la première fois à une audience devant la cour de sûreté de l’État, le requérant nia les accusations et demanda sa mise en liberté.

11. Le requérant réitéra sa demande de mise en liberté tout au long de la procédure pénale : les 10 février, 3 mai, 23 juin, 25 août et 22 novembre 1999, les 21 février et 1er novembre 2000, les 12 février, 16 et 21 mai, 2 novembre et 21 décembre 2001, et les 6 février et 6 mars 2002. La cour rejeta ces demandes en se fondant sur la « nature du crime reproché », « l’état des preuves », « la date de la détention » et « le risque de fuite ». Les oppositions formulées par l’intéressé contre ces décisions furent rejetées également.

12. Lors de l’audience du 1er janvier 2000, le représentant du requérant évoqua l’absence totale de toute preuve dans le dossier autre que la déposition de son client recueillie au commissariat sous la contrainte. Il demanda à nouveau sa mise en liberté.

13. Le 6 mai 2002, le requérant fut mis en liberté.

14. Il ressort des comptes-rendus des audiences qu’entre le 10 février 1999 et le 6 mai 2002, aucun examen de fond n’a été entrepris. Le tribunal procédait à la vérification d’adresses et rendait des ordonnances de comparution pour les autres co-accusés et des témoins à charge.

15. Le requérant refusa de se présenter à l’audience du 1er novembre 2000 malgré la convocation. Toutefois, son avocat y assista.

16. Lors de l’audience du 13 novembre 2002, la cour accepta la demande d’ajournement formulée par l’avocat du requérant pour cause professionnelle. La cour tint au total près de soixante-dix audiences après l’arrestation du requérant.

17. La procédure pénale est toujours pendante devant les juridictions internes.

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

18. La Cour estime qu’à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit nécessitant un examen au fond. Il s’ensuit qu’elle ne saurait être déclarée manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour ne relève aucun autre motif d’irrecevabilité.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

19. Le requérant se plaint de la durée excessive de sa détention provisoire, laquelle méconnaît, selon lui, les prescriptions énoncées à l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

20. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il soutient que la détention du requérant s’avérait nécessaire compte tenu de la nature, du nombre et de la qualification des infractions reprochées, ainsi que du nombre de personnes poursuivies et de la gravité des peines encourues. Elle tendait à prévenir toute tentative de fuite, récidive ou destruction de preuves.

21. Le Gouvernement estime en outre que les autorités nationales ont fait preuve de toute la diligence requise dans le traitement de l’affaire. En refusant de se présenter à certaines audiences et en demandant l’audition d’un témoin dont l’identité était erronée, le requérant aurait contribué à allonger la durée de la procédure.

22. Le requérant soutient que la cour de sûreté de l’État a prononcé son maintien en détention en se fondant sur une formule type, aucunement circonstanciée, se référant uniquement à la « nature du crime reproché », « l’état des preuves », « la date de la détention » et « le risque de fuite », sans autre précision, prolongeant ainsi de manière excessive sa détention. Il précise en outre que mis à part sa déposition recueillie au commissariat sous les menaces des policiers, il n’existe aucune autre preuve à son encontre.

23. La Cour observe que la détention du requérant a débuté le 23 octobre 1998 (paragraphe 9 ci-dessus) pour prendre fin le 6 mai 2002, date de sa mise en liberté provisoire (paragraphe 13 ci-dessus). Elle a ainsi duré environ trois ans et six mois.

24. La Cour souligne qu’il incombe en premier lieu aux autorités nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d’un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre compte dans leurs décisions rejetant les demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controversés indiqués par l’intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998VIII, § 154, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, CEDH 2000IV)).

25. A cet égard, la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d’un certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle recherche de surcroît si les autorités nationales ont porté une « diligence particulière à la poursuite de la procédure » (voir, entre autres, Mansur c. Turquie, arrêt du 8 juin 1995, série A no 319B, § 52).

26. En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que la cour de sûreté de l’État a rejeté les demandes réitérées de mise en liberté formulées par le requérant et a prononcé son maintien en détention au terme de chaque audience, en se fondant sur des formules presque toujours identiques, pour ne pas dire stéréotypées, telles « la nature du crime reproché », « l’état des preuves », « la date de la détention » et « le risque de fuite ».

27. A cet égard, la Cour rappelle que le danger de fuite ne peut s’apprécier sur la seule base de la gravité de la peine encourue, mais doit s’analyser en fonction d’un ensemble d’éléments supplémentaires pertinents propres soit à en confirmer l’existence, soit à le faire apparaître à ce point réduit qu’il ne peut justifier une détention provisoire (voir Mansur, précité, § 55).

28. En l’occurrence, la Cour conçoit parfaitement que les juridictions nationales aient pu estimer qu’il existait un risque de voir les accusés se soustraire à la justice. Elle estime toutefois regrettable, alors que le risque de fuite décroît nécessairement avec le temps (voir Neumeister c. Autriche, arrêt du 27 juin 1968, série A no 8, p. 39, § 10), que le juge national n’ait spécifié aucune considération susceptible d’en étayer le fondement au regard des circonstances propres à la situation personnelle du requérant, le distinguant ainsi des autres co-accusés mis en liberté conditionnelle bien avant lui. Il ressort ainsi des motifs des ordonnances de maintien en détention provisoire que la juridiction nationale a omis de spécifier en quoi pareils risques pouvaient persister pendant une si longue période de détention (voir, entre autres, Letellier c. France, arrêt du 26 juin 1991, série A no 207, p. 319, § 43, et Zannouti c. France, no 42211/98, § 45, 31 juillet 2001).

29. Quant à « l’état des preuves », la Cour rappelle que si celles-ci peuvent se comprendre comme indiquant l’existence et la persistance d’indices graves de culpabilité et si, en général, ces circonstances peuvent constituer des facteurs pertinents, elles ne sauraient pour autant suffire à justifier, à elles seules, une aussi longue détention (voir, notamment, Mansur, précité, § 57, et Demirel c. Turquie, no 39324/98, § 61, 28 janvier 2003).

30. Reste en conséquence à examiner la conduite de la procédure.

31. A cet égard, la Cour est consciente que la « célérité particulière » à laquelle un accusé détenu a droit dans l’examen de son cas ne doit pas nuire aux efforts déployés par les magistrats pour accomplir leur tâche avec le soin voulu (voir Toth c. Autriche, arrêt du 12 décembre 1991, série A no 224, § 77). En l’occurrence, elle observe que l’affaire du requérant revêtait une certaine complexité en raison du nombre de coaccusés, d’infractions en cause et de témoins à auditionner. Toutefois, aucun retard ne semble imputable au requérant : son absence alléguée à certaines audiences n’a pas empêché la cour de sûreté de l’État de siéger pour poursuivre la procédure, le requérant ayant par ailleurs été représenté par son avocat tout au long du procès.

32. Quant au comportement des juridictions nationales, la Cour rappelle qu’il pèse sur l’État l’obligation d’organiser ses juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences du délai raisonnable (voir Mansur, précité, § 68). Or, elle observe que la procédure litigieuse a été marquée par des ajournements sans aucun examen de fond. En l’occurrence, la durée de la détention du requérant, qui commande une évaluation globale, a donc dépassé le délai raisonnable.

33. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

34. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

35. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

36. La période à considérer a débuté le 23 octobre 1998 par l’arrestation du requérant et n’avait pas encore pris fin d’après le dernier courrier du requérant au 15 septembre 2005. Elle dure donc depuis plus de sept ans et dix mois devant la juridiction de première instance.

37. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).

38. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Pélissier et Sassi, précité).

39. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

40. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

41. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

42. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et moral qu’il aurait subi.

43. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

44. Eu égard aux circonstances de la cause et statuant en équité, la Cour décide d’octroyer au requérant la somme globale de 3 000 EUR tous préjudices confondus.

B. Frais et dépens

45. Le requérant demande 4 200 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour.

46. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

47. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 1 000 EUR, tous frais confondus, moins les 715 EUR versés au titre de l’assistance judiciaire, soit 285 EUR.

C. Intérêts moratoires

48. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que lÉtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros) pour dommage matériel et moral, ainsi que 285 EUR (deux cent quatre-vingt-cinq euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 septembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président