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DEUXIEME SECTION
AFFAIRE SULTAN KARABULUT c. TURQUIE
(Requête no 45784/99)
ARRÊT
STRASBOURG
19 septembre 2006
DÉFINITIF
19/12/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sultan Karabulut c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes E. Fura-Sandström,
D. Jočienė,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 août 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45784/99) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Sultan Karabulut (« la requérante »), a saisi la Cour le 17 novembre 1998 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Me G. Altay, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
4. Les 1er novembre 2001 et 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
5. Le 4 mai 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement en application de l’article 54 § 2 b) du règlement. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. La requérante, Mme Sultan Karabulut, est une ressortissante turque, née en 1948 et résidant à Ankara. Elle est la mère de Özgür Kemal Karabulut (« M. Karabulut »), décédé en 1997.
7. La requérante allègue certains faits qui sont en contradiction avec les documents officiels qu’elle communique. Selon elle, le 20 octobre 1997, son fils fit remorquer son véhicule en panne par un tracteur avec l’assistance de deux paysans. Ainsi, il arriva tôt dans la matinée, dans la zone industrielle de Taşova (Amasya), en compagnie de son ami T.G. Laissant son ami auprès du véhicule, son fils alla chercher un mécanicien avec les deux paysans. Les gendarmes qui l’auraient suivi jusqu’alors, l’auraient tué à ce moment.
8. D’après le Gouvernement et les procès verbaux dressés le même jour, les gendarmes reçurent une dénonciation vers six heures du matin selon laquelle deux personnes suspectes avançaient dans la direction de Taşova dans un véhicule immatriculé 60 EU 820.
9. Une équipe de la gendarmerie d’Esençay débuta la traque du véhicule suspect et une équipe de la gendarmerie de Taşova – constituée de cinq sous-officiers, deux sergents et vingt soldats sous l’ordre d’un officier – formèrent une barricade sur la route d’Erbaa, à l’entrée de Taşova, dans une zone industrielle.
10. Vers 7 h 30, le véhicule arriva sur les lieux et entra dans la zone industrielle.
11. Des gendarmes prirent position aux entrées et sorties de la zone, tandis que d’autres poursuivirent le véhicule. Quelques rues plus loin, deux personnes abandonnèrent le véhicule et prirent la fuite à pied.
12. T.G. (mentionné comme V.T. à cause de la pièce d’identité retrouvée sur lui et qui s’avéra fausse ultérieurement) fut arrêté avant qu’il ne s’éloigne du véhicule. Il n’était pas armé.
13. Özgür Kemal Karabulut (mentionné comme Yalçın Karabulut pour la même raison), refusant d’obtempérer aux avertissements et tirs de sommation, prit la fuite. Il ouvrit le feu sur les gendarmes, et prit la direction de la forêt située au sud de la zone industrielle.
14. Les gendarmes lui tirèrent alors aux jambes et le blessèrent. Celui-ci essaya de poursuivre sa fuite et tenta de lancer une grenade vers les gendarmes, qui l’abattirent à ce moment. M. Karabulut, touché sous l’aisselle gauche, décéda de suite sur les lieux, à trois mètres du magasin de pièce de rechange de H.G.
15. A deux mètres du défunt, une arme d’une capacité de seize balles, de marque Star et dont le numéro de série était 1605543, chargé de onze balles de neuf millimètres (« mm. ») de marque Geco fut relevé. Le défunt avait aussi sur lui deux chargeurs adaptés à cette arme, 75 balles de marque MKE, et un talkie-walkie en état de marche. Deux cartouches vides appartenant à cette arme, ainsi que la grenade sont aussi cités par les procès-verbaux.
16. Selon le rapport d’incident (vukuat raporu) établi par la suite, les gendarmes avaient utilisé trente cartouches de fusil de 7.62 mm., ainsi que huit balles de 7.65 mm.
17. Le procureur de Taşova arriva sur les lieux peu après l’incident et dressa un procès verbal décrivant les lieux et faisant état de ce que le défunt gisait à terre sur sa droite et que les objets susmentionnés se trouvaient à ses côtés. Le procureur examina aussi le portefeuille du défunt, releva le contenu, puis remit tous ces objets au sous-officier de gendarme H.A. Le procureur fit prendre des photos et ordonna le transport du corps à l’hôpital civil aux fins d’une autopsie.
18. Une quantité de munitions, des plaques d’immatriculation différentes, ainsi que d’autres objets et documents concernant l’organisation illégale TKP/ML TIKKO furent également saisis dans le véhicule. Le procureur ouvrit un dossier sous le nº 1997/518.
19. Le rapport d’examen de cadavre et d’autopsie datant du même jour et finalisé à 11 h 45 est très détaillé. Il mentionne une quantité importante de documents et argent obtenus des poches des vêtements du défunt. Ainsi, le procureur estima nécessaire de procéder à un examen intérieur des vêtements, lesquels furent ouverts à l’aide de ciseaux.
Quant à la dépouille, le rapport mentionne notamment deux entrées adjacentes de balles d’une dimension d’un centimètre (« cm. ») sur un cm. au creux de l’aisselle gauche, sans traces de poudre autour. Pour être certain qu’il s’agissait de deux balles, le médecin effectua une opération et confirma la situation. Les sorties de balles se situaient sur le dos, l’une au bas de la scapula (omoplate) gauche d’une dimension d’un cm. sur deux cm., l’autre à cinq cm. de celle-ci, à la même hauteur, d’une dimension de deux cm. sur trois cm.
Quant à la jambe gauche, une entrée de balle d’une dimension d’un cm. sur un cm., situé à trois cm. en dessous du début du fémur et une deuxième entrée de la même dimension, treize cm. en dessous de celle-ci, furent relevés. Les trous de sortie se situaient sur la fesse gauche pour la première, et sur la partie intérieure de la jambe gauche, dans la fosse poplitée[1] pour la seconde, et avaient des dimensions de quatre cm. sur quatre cm.
Le rapport indique aussi l’absence de poudre autour des trous, qu’il n’y a pas de balles dans le corps et que les indications susmentionnées quant aux trous correspondent à des tirs d’arme à long canon.
Le médecin et son assistant confirmèrent que la trajectoire des balles au thorax entraînait la destruction du lobe central du poumon gauche causant ainsi l’arrêt cardiaque et respiratoire. Jugeant que la cause du décès était manifeste, ils estimèrent qu’une autopsie classique n’était pas nécessaire.
20. Le lendemain, la mère et l’oncle du défunt se rendirent à l’hôpital civil, accompagnés du procureur. L’oncle identifia M. Karabulut et le corps leur fut remis aux fins d’inhumation. A ce moment là, les pièces d’identité retrouvé sur le défunt s’avérèrent être celles de son frère.
21. L’affaire relevant du ressort de la police locale, les gendarmes transmirent à des policiers l’ensemble du dossier, ainsi que les documents et objets saisis. Des listes furent établies à cet effet. Un document datant du 22 octobre 1997 indique que le véhicule, saisi lui aussi, est en état de marche.
22. Le 27 octobre 1997, la police effectua une constatation des lieux (tatbikatlı yer gösterme) avec T.G., qui affirma que lui et M. Karabulut, avaient déposé de la nourriture à des membres de l’organisation dans la région de Topçam, puis avaient eu une panne de voiture sur le chemin. Ils auraient donc demandé de l’aide à deux paysans qui les remorquèrent jusqu’à la zone industrielle de Taşova. Peu après le départ des paysans et alors qu’ils attendaient l’ouverture des garages de mécanicien, les gendarmes intervinrent. Il se rendit sans résistance mais M. Karabulut utilisa son arme et prit la fuite.
T.G. désigna la rue que ce dernier avait empruntée et affirma n’avoir pas été témoin du reste de l’événement.
23. Le 23 février 1998, la requérante déposa une plainte formelle à l’encontre des gendarmes ayant participé à l’opération, pour recours injustifié à la force meurtrière.
24. Le procureur de Taşova ouvrit un dossier sous le nº 1998/118. Le 25 mai 1998, il recueillit la déposition de quatre témoins oculaires, à savoir des commerçants et des mécaniciens du quartier, présents sur les lieux au moment de l’incident.
25. Le témoignage de H.G. se lit comme suit :
« J’allais à mon lieu de travail en voiture, vers 7 h 45. Les gendarmes m’ont arrêté, on entendait des tirs, j’ai vu [l’intéressé] qui tirait vers les gendarmes, il a aussi tiré vers nous. J’ai entendu dire que les gendarmes l’avaient sommé de s’arrêter, moi je n’ai vu que les dernières scènes, à mon avis ce n’était plus la peine de le sommer puisqu’il tirait. Ensuite quelqu’un a crié qu’il avait une bombe en main, alors on s’est couché par terre. C’est tout ce que je sais à ce propos. »
26. La témoignage de M.H. est ainsi rédigée :
« Je suis mécanicien à la zone industrielle. A la date des évènements, ils ont amené une voiture remorquée par un tracteur. Il était environ 7 h 20. J’avais à peine ouvert le capot du moteur que les gendarmes sont arrivés. Les personnes qui ont amené la voiture étaient au nombre de deux. Les gendarmes leur ont dit « halte ». Ensuite, celui qui est en vie est resté à sa place, l’autre a dégainé son arme et a tiré vers les gendarmes. Alors les gendarmes ont tiré en l’air plusieurs fois pour l’arrêter, mais lui courait et tirait sur les gendarmes en les visant. Les gendarmes l’ont poursuivi, je n’ai pas vu quand il a été touché. Ces gens là avaient dit à leur arrivée qu’ils étaient instituteurs et qu’ils allaient à Ladik. Puis, celui qui a été arrêté par les gendarmes leur a dit qu’il est mécanicien. C’est tout ce que je sais à ce propos. »
27. Le témoignage de A.G. est ainsi libellé :
« A la date des évènements j’étais à mon lieu de travail à la zone industrielle. Vers 7 h 30 j’ai entendu des tirs à l’arrière de mon magasin. J’ai envoyé mon apprenti pour savoir ce qui se passait. Il m’a dit qu’il y avait des terroristes. Puis j’ai vu l’intéressé, il était armé et il tirait sur les gendarmes. J’ai entendu plusieurs fois les gendarmes l’appelant à se rendre, mais il a continué à tirer. On s’est caché à l’intérieur. Puis je suis allé voir le défunt, il avait l’arme dans la main et une grenade à ses cotés, il était déjà mort. Puis on est allé voir l’autre, celui qui était en vie et qui avait été arrêté. C’est tout ce que je sais. »
28. Le témoignage de C.T. se lit comme suit :
« J’ai un garage de mécanicien à la zone industrielle. A la date des évènements vers 7 h 30 j’ai entendu des coups de feu. J’étais en train d’ouvrir mon garage. Les gendarmes m’ont dit de me mettre à l’abri. Mais moi je regardais par curiosité. Les gendarmes ont appelé plusieurs fois l’intéressé à se rendre mais lui il tirait sur eux en les visant. Alors les gendarmes lui ont tiré dessus. Puis quelqu’un a crié qu’il avait une bombe. C’est tout ce que je sais. Il continuait à tirer après avoir été touché la première fois. C’est tout ce que je sais. »
29. Le procureur recueillit le même jour la déposition de la requérante qui allégua que son fils avait été délibérément tué alors qu’il aurait pu être arrêté.
30. Le 9 juin 1998, le procureur rendit un non lieu quant aux gendarmes mis en cause. Il tint notamment compte des témoignages qui, d’après lui, corroboraient les procès verbaux et les preuves en l’espèce. Le procureur conclut que parmi les quatre balles qui ont touché le défunt, les deux ayant atteint la jambe gauche étaient celles tirés en premier en guise de sommation, tandis que les deux autres l’ayant touché sous l’aisselle gauche, donc meurtrières, avaient été tirées au moment ou M. Karabulut s’apprêtait à lancer la grenade. Les gendarmes étaient donc dans une situation de défense légitime et avait le droit d’utiliser leurs armes ; aucun élément ne venait contredire cette conclusion.
31. L’opposition formée par la requérante auprès de la cour d’assises de Vezirköprü fut rejetée le 20 août 1998.
32. Dans l’intervalle, par des décisions d’incompétence ratione materiae rendues le 22 octobre et 3 novembre 1997, le procureur de Taşova transmit le dossier entamé pour appartenance et soutien à une organisation terroriste, au procureur près la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara. Ce dossier concernait six personnes, soupçonnées suite aux documents trouvés sur le fils de la requérante et T.G., ainsi que dans leur véhicule. Ces personnes furent mises en accusation devant la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara pour différents actes terroristes perpétrés entre 1993 et 1997. Le 12 novembre 1997, le procureur près la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara rendit un non-lieu quant à M. Karabulut pour décès.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
33. S’agissant des voies de recours internes quant à la responsabilité pénale pour les cas d’homicide, la responsabilité administrative pour les actes résultant des agissements des agents publics et les moyens d’indemnisation prévues par le code des obligations, la Cour renvoie à l’arrêt Aytekin c. Turquie (arrêt du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, §§ 46-64).
34. Les passages pertinents de l’article 17 de la Constitution turque disposent :
« Chacun a droit à la vie (...)
La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de l’alinéa premier si elle résulte de l’usage de la force meurtrière dans les cas de nécessité absolue où la loi l’autorise (« kanunun cevaz verdiği zorunlu durumlarda ») [:] légitime défense, exécution d’une arrestation ou d’une décision de mise en détention, prévention de l’évasion d’un détenu ou d’un condamné, répression d’une émeute ou d’une insurrection (...) »
35. A l’époque des faits, les dispositions pertinentes du code pénal étaient les suivantes :
Article 49 §§ 2 et 3
« Echappe à toute sanction quiconque a agi : (...)
2. poussé par la nécessité de contrer immédiatement une attaque illégale dirigée contre sa vie ou contre son honneur, ou contre la vie ou l’honneur d’autrui ;
3. poussé par la nécessité de se sauver lui-même ou de sauver autrui d’un danger grave imminent et personnel, danger qui n’était pas la conséquence d’un acte volontaire de sa part et qui ne pouvait être évité. (...) »
Article 50
« Quiconque, en agissant dans les circonstances énoncées à l’article 49, a dépassé les limites fixées par la loi, l’autorité ou la nécessité, est puni de huit ans d’emprisonnement au moins si la peine prévue pour le délit commis est la peine de mort, et de six à quinze ans d’emprisonnement si la peine prévue pour le délit commis est la réclusion à perpétuité. (...) »
Article 456
« Quiconque, sans intention de tuer, provoque chez autrui une souffrance physique, une atteinte à la santé ou une perturbation des facultés mentales est puni de six mois à un an d’emprisonnement. (...) »
Article 463
« Si l’un des délits visés aux articles 448, 449, 450, 456, 457 a été commis par plus d’une personne et que l’on ne peut pas en identifier l’auteur, toutes les personnes impliquées se voient infliger la peine prévue, réduite dans une proportion allant d’un tiers à la moitié. (...) »
36. Selon l’article 365 du code de procédure pénale, toute personne victime d’une infraction peut à tout moment de l’enquête porter plainte, se constituer partie intervenante et demander à être indemnisée du dommage résultant directement de l’infraction commise par l’accusé.
37. L’article 11 de la loi no 2803 du 12 mars 1983 sur la compétence et les attributions des gendarmes habilite ceux-ci à faire usage d’armes à feu dans l’exercice de leur fonction, conformément à la « compétence prévue par les lois à cet effet ».
38. L’article 16 de la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police du 14 juillet 1934, énumère toute une série de situations dans lesquelles un policier peut faire usage d’une arme à feu, à savoir :
a) la légitime défense ;
b) la défense des tiers contre une agression dirigée contre la vie ou contre l’intégrité physique et morale (ırz), si un autre moyen de défense n’est pas envisageable ;
c) la tentative d’évasion ou d’agression d’une personne détenue, si aucun autre moyen pour l’arrêter n’est envisageable ;
d) l’agression dirigée contre des lieux, des armes ou des personnes que les policiers sont chargés de surveiller ;
e) la fuite d’un suspect lors d’une perquisition et le refus de l’intéressé d’obéir aux sommations, si aucun autre moyen pour l’arrêter n’est envisageable ;
f) la fuite d’une personne recherchée par la police, accusée d’une infraction lourde ou condamnée pour avoir commis une telle infraction, alors qu’elle est sur le point d’être arrêtée, et le refus de cette personne d’obéir aux sommations, sous réserve qu’il n’y ait pas d’autre moyen pour l’arrêter ;
g) le refus d’obéir à un ordre de remettre des armes ou du matériel aux policiers ou la tentative visant à reprendre par la force des armes ou du matériel rendus aux policiers ;
h) les cas de résistance individuelle ou collective ou d’agression lors de l’accomplissement de leurs fonctions par les forces de l’ordre ;
i) les cas de résistance armée contre la souveraineté et les activités de l’Etat.
39. L’article 25 de cette loi attribue aux gendarmes les compétences et devoirs qu’elle prévoit, s’agissant des lieux qui ne disposent pas d’organisation policière.
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ
40. Le Gouvernement fait valoir les voies de recours civil et administratif afin d’obtenir une indemnisation et demande le rejet de la requête pour non épuisement des voies de recours internes.
41. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention, lequel présente d’étroites affinités avec l’article 13, impose aux requérants l’obligation d’utiliser en premier lieu les recours disponibles et suffisants dans le système juridique de leur pays pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 58, CEDH 2000-VII, et Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 76, CEDH 1999-V).
42. S’agissant des voies civile et administrative invoquées par le Gouvernement, la Cour rappelle qu’à maintes reprises, elle a eu l’occasion de se prononcer sur ces recours et conclu qu’ils n’étaient pas à épuiser au titre de l’article 2 de la Convention en l’absence d’une enquête officielle effective au plan interne (voir, parmi d’autres, Sabuktekin c. Turquie, no 27243/95, §§ 77-81, CEDH 2002-II, et İlhan, précité, §§ 62-64). En conséquence, la Cour joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement.
43. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Ne relevant par ailleurs aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
44. Invoquant l’article 2, la requérante se plaint du recours inutile à la force meurtrière par les forces de sécurité. En deuxième lieu, se référant à la teneur des procès-verbaux versés au dossier, elle estime qu’une enquête effective n’a pas été menée sur le décès de son fils qui permettrait d’établir si les gendarmes étaient dans le droit d’user d’une telle force.
L’article 2 se lit comme suit :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...).
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A. Sous l’angle matériel de l’article 2
45. Le Gouvernement affirme que la force dont les policiers ont fait usage était prévue par les dispositions légales et cadrait avec l’article 2 de la Convention.
46. La requérante maintient ses doléances. Elle avance que, ni le fait que le véhicule était remorqué par un tracteur, ni la présence des deux paysans accompagnateurs ne sont mentionnés dans les procès-verbaux. Par ailleurs, le rapport d’autopsie suppose que les balles mortelles étaient tirées de face ou de côté, ce qui dément la thèse d’un tir sur une personne en fuite. Finalement, la zone industrielle étant entourée par les gendarmes, son fils n’avait aucun moyen de s’échapper.
1. Principes généraux
47. L’article 2, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être justifié d’infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune dérogation (Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 68, CEDH 2000-VI). Avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort doivent dès lors s’interpréter strictement (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 97, CEDH 2000-VII). L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (McCann et autres c. Royaume‑Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, §§ 146-147).
48. La première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi à prendre, dans le cadre de son ordre juridique interne, les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Kılıç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III). L’obligation de l’Etat à cet égard implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre juridique et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations.
49. Tel qu’indiqué par le texte de l’article 2 lui-même, le recours des forces de l’ordre à la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances. Toutefois, les opérations de ces forces, en plus d’être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment délimitées par ce droit, dans le cadre d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force, et même contre les accidents évitables. Les forces de l’ordre ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d’une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d’une personne perçue comme dangereuse : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 57-59, CEDH 2004‑..., voir dans le même arrêt, §§ 30-32, les « Principes des Nations unies sur le recours à la force »).
50. A cet égard, il convient de rappeler que, pris dans son ensemble, le texte du second paragraphe de l’article 2 ne définit pas les situations dans lesquelles il est permis d’infliger la mort intentionnellement, mais décrit celles où l’on peut avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. L’emploi des termes « absolument nécessaire » donne à entendre qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement utilisé pour déterminer si l’intervention de l’Etat est « nécessaire dans une société démocratique » en vertu du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. En particulier, le recours à la force doit être strictement proportionné à la réalisation des buts énumérés aux alinéas 2 a) à c) de l’article 2. Reconnaissant l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit, pour se former une opinion, examiner de façon extrêmement attentive les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsque l’on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’Etat ayant eu recours à la force mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, p. 46, §§ 148-150).
2. Application en l’espèce
51. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire en l’occurrence qu’elle vérifie elle-même les faits pour obtenir un tableau complet des circonstances factuelles de l’épisode litigieux, car bien qu’elle allègue que son fils a été délibérément tué par les forces de l’ordre, la requérante n’a soumis aucune pièce ou un commencement de preuve de nature à remettre en cause les constatations des autorités internes.
52. La Cour examinera par conséquent les questions qui se posent à la lumière des documents officiels versés au dossier de l’affaire, ainsi que des observations présentées par les parties.
53. Pour l’appréciation de ces éléments, elle se rallie au principe de la preuve « au delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, parmi d’autres, Seyhan c. Turquie, no 33384/96, § 77, 2 novembre 2004).
54. En l’occurrence, la Cour ne relève aucun élément qui permettrait de douter de la teneur et de la véracité des documents officiels, dont la plupart avaient été communiqués d’ailleurs par la requérante à l’introduction de sa requête.
55. En ce qui concerne l’allégation de la requérante selon laquelle les gendarmes avaient le moyen d’arrêter son fils, la Cour observe que pour conclure à l’existence de telles circonstances, il lui faudrait des éléments convaincants, ce dont manifestement elle ne dispose pas. Cette allégation n’est donc fondée sur aucun début de preuve.
56. S’agissant du cadre juridique interne, la Cour note que la requérante ne prétend pas qu’en raison d’un manque de formation, d’informations ou de consignes appropriées, les gendarmes auraient été dans le flou en exerçant leurs fonctions dans le contexte de l’opération antiterroriste en question. A ce sujet, la Cour se doit de relever que le principal texte législatif régissant l’usage des armes à feu, à savoir l’article 16 de la loi no 2559 (paragraphe 38 ci-dessus) a été adopté en 1934 et nécessite certainement une actualisation en tenant compte des normes internationales élaborées en la matière (voir, entre autres, Makaratzis, précité, § 59). Cependant, il faut noter qu’en vertu de l’article 17 de la Constitution (paragraphe 34 ci-dessus) le recours à la force meurtrière ne peut passer pour justifié que dans un « cas de nécessité absolue où la loi l’autorise ». En conséquence, la différence entre la norme énoncée et les termes « absolument nécessaire » de l’article 2 § 2 de la Convention n’est pas suffisamment importante pour amener à conclure de ce simple fait à une violation de l’article 2 § 1 (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, §§ 154-155).
57. Pour ce qui est de la phase de préparation et de contrôle de l’opération, la Cour doit considérer tout particulièrement le contexte dans lequel les faits se sont produits ainsi que la manière dont la situation a évolué par la suite (Andronicou et Constantinou c. Chypre, arrêt du 9 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, § 182).
58. En ce qui concerne le contexte, il est indéniable que les autorités avaient affaire à deux suspects appartenant à une organisation illégale armée. A partir de la dénonciation, les autorités devaient agir rapidement pour effectuer leur arrestation. C’est ainsi que les forces de l’ordre se sont déployées à l’entrée de la ville.
59. Bien que les faits ne soient pas précis quant à savoir si le véhicule utilisé par le fils de la requérante et T.G. était en état de marche ou remorqué par un tracteur, la Cour ne s’attardera pas sur ce point car une chasse en véhicule ne semble pas avoir eu lieu en l’espèce. Son examen sous l’angle substantiel de l’article 2 se concentrera donc au moment du décès.
60. D’emblée, la Cour tire une présomption de l’arrestation de T.G. sans le recours à la force, ne relevant aucun élément contredisant l’idée qu’il en aurait pu être de même pour le fils de la requérante si celui-ci s’était rendu sans résistance. De surcroît, le contexte de cette affaire ne laisse aucunement penser que les forces de l’ordre avaient une raison spécifique de tuer ce dernier, ce qui n’est d’ailleurs pas allégué.
61. Il en résulte que l’usage de la force était le résultat direct de la réaction violente du fils de la requérante lorsque les gendarmes ont procédé à l’arrestation. En effet, les témoignages confirment que les gendarmes l’ont sommé verbalement, puis par des tirs. Par ailleurs, aucun élément ne vient démentir la conclusion du procureur selon lequel les balles tirées aux jambes étaient les premières. Le témoignage de C.T. va également dans ce sens. Ce n’est que par la suite, lorsque le fils de la requérante a tenté de faire usage d’une grenade qu’il a été abattu par deux balles ayant pénétré sous son aisselle gauche. En conséquence, l’opération litigieuse peut être considérée comme ayant visé à « assurer la défense de toute personne contre la violence illégale » et, notamment, à « effectuer une arrestation régulière », au sens de l’article 2 § 2 a) et b) de la Convention.
62. La Cour est appelée, dès lors, à examiner si la force employée pour atteindre les buts susmentionnés était absolument nécessaire, en particulier si elle avait un caractère strictement proportionné, vu la situation à laquelle étaient confrontés les gendarmes.
63. La requérante soutient que son fils était encerclé dans la zone industrielle et qu’il aurait été possible de le neutraliser en usant de moyens appropriés.
64. Le Gouvernement estime que les forces de l’ordre ont eu recours à la force meurtrière car il a été rendu absolument nécessaire par le comportement de l’intéressé. Les gendarmes ont réagi ainsi pour protéger leur propre vie et celui de tierces personnes puisqu’il était question d’empêcher l’utilisation d’une grenade.
65. Pour la Cour, il est raisonnable de penser que les gendarmes ont jugé nécessaire de tirer afin que le suspect armé ne soit plus physiquement en mesure d’utiliser la grenade (voir McCann et autres, précité, pp. 58-59, § 200, Andronicou et Constantinou, précité, p. 2107, § 192, Brady c. Royaume-Uni (déc.), no 55151/00, 3 avril 2001, et Bubbins c. Royaume‑Uni, no 50196/99, § 138, CEDH 2005-II).
66. A la lumière des éléments en sa possession et vu les circonstances examinées ci-dessus, la Cour n’estime pas nécessaire de spéculer dans l’abstrait sur l’opportunité qu’il y avait en l’espèce d’employer des moyens neutralisants. Comme elle l’a déjà constaté dans l’affaire Andronicou et Constantinou (précité, § 192), les gendarmes étaient habilités à prendre toutes mesures que, de bonne foi, ils estimaient raisonnablement nécessaires pour éliminer tout risque pour leur propre vie et celles des tiers. A cet égard, la tâche de la Cour ne consiste pas à substituer sa propre appréciation de la situation à celle des forces de l’ordre et à imposer ainsi que l’on use de moyens neutralisants, tels que projectiles à gaz lacrymogène, balles plastiques ou grenades paralysantes, avant de se servir d’armes à feu. Certes, il est souhaitable que de tels moyens soient répandus si l’on veut limiter progressivement le recours aux méthodes susceptibles d’entraîner la mort. Cependant, établir une telle obligation de principe sans tenir compte des circonstances d’une affaire donnée imposerait à l’Etat et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui, eu égard notamment au caractère imprévisible de la nature humaine.
67. La Cour estime dès lors que le recours à la force meurtrière en l’espèce a été rendu absolument nécessaire pour assurer la défense de toute personne contre la violence. De surcroît, aucun élément n’a permis d’établir au-delà de tout doute raisonnable qu’une force inutilement excessive ait été employée.
Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention à cet égard.
B. Sous l’angle procédural de l’article 2
68. Le Gouvernement rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, l’obligation d’enquêter sur un meurtre n’est pas une obligation de résultat mais de moyens. En l’espèce, les autorités ont su prendre toutes les mesures nécessaires lors de l’enquête, les preuves matérielles et les témoignages ont été recueillis, une autopsie a été effectuée. Le procureur a rendu un non lieu, confirmé par la cour d’assises, eu égard aux éléments du dossier ne permettant pas d’établir que les gendarmes avaient fait usage excessif de la force meurtrière. Par ailleurs, la requérante, qui n’était pas présente sur les lieux, ne se base sur aucun fait ou argument concret ni ne désigne un témoin confirmant ses allégations.
69. La requérante maintient ses doléances et déplore notamment le fait que les procès verbaux mentionnent quatre ou cinq tirs de la part de son fils, alors que seulement deux douilles ont été trouvées sur les lieux. D’autre part, il n’a pas été procédé à un relevé de poudre sur les mains du défunt et il n’a donc pas été établi qu’il a réellement tiré sur les gendarmes. La requérante dénonce encore le fait de n’avoir pas pu interroger les témoins entendus par le procureur de Taşova le 25 mai 1998, qui avait ouvert l’enquête au sujet de sa plainte contre les gendarmes.
1. Principes généraux
70. L’obligation de protéger le droit à la vie requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective – notamment approfondie, impartiale et rigoureuse (McCann et autres, précité, p. 49, §§ 161-163, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999‑IV) – lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 324, § 86). Dans pareils cas, les autorités doivent agir d’office, dès que la question est signalée à leur attention, même en l’absence d’initiative des proches de la victime (Paul et Audrey Edwards, précité, § 69).
71. La nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999‑IV, Kaya, précité, pp. 325-326, §§ 89-91, Güleç c. Turquie, arrêt du 27 juillet 1998, Recueil 1998‑IV, pp. 1732-1733, §§ 79‑81, Velikova, précité, § 80, et Buldan c. Turquie, no 28298/95, § 83, 20 avril 2004).
72. L’enquête menée doit cependant être susceptible de mener à l’identification et à la punition des responsables (Slimani c. France, no 57671/00, § 30, CEDH 2004‑... (extraits), Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 88, CEDH 1999‑III). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que les preuves concernant l’incident soient recueillies (Tanrıkulu, précité, § 109, et Salman, précité, § 106).
73. Tout défaut de l’enquête propre à nuire à sa capacité d’établir la cause du décès de la victime ou à identifier la ou les personnes responsables peut faire conclure à son ineffectivité (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 127, CEDH 2001‑III (extraits), Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 300, CEDH 2003-V).
74. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relative à des actes illégaux (voir Hugh Jordan, précité, §§ 108, 136-140, et Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, §§ 223-224, CEDH 2004‑III). Il doit aussi y avoir un élément suffisant de contrôle public de l’enquête ou de ses résultats, associant les proches de la victime à la procédure dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts légitimes (voir, par exemple, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 148, CEDH 2001-III).
2. Application en l’espèce
75. La Cour constate que de nombreux actes d’investigation ont été entrepris en l’espèce. L’enquête a commencé d’office et rapidement, et les autorités y ont travaillé activement. Des procès-verbaux et croquis concernant les faits ont été établis par les gendarmes, puis le procureur, des photographies ont été prises, les objets relatif au décès, telle que l’arme et la grenade ont été saisis.
76. Cependant, la Cour observe que les autorités chargées de l’enquête n’ont pas accompli certaines démarches importantes.
77. Elle constate d’emblée que la première enquête engagée d’office et comprenant principalement les actes susmentionnés n’a eu aucune issue juridique.
78. Plus crucial encore, les dépositions des témoins oculaires n’ont été recueillies qu’après la plainte déposée par la requérante et dans le cadre de la deuxième enquête.
79. Par ailleurs, aucune recherche n’a été effectuée concernant les deux paysans qui auraient accompagné les requérants, pour éventuellement faire recours à leurs témoignages.
80. Les dépositions des gendarmes ayant pris part à l’opération (McCann, précité, § 162) quant à eux, n’ont jamais été recueillies.
81. Le procureur n’a pas non plus cherché à faire un examen de poudre sur les mains du défunt, ou d’empreinte digitale sur la grenade, ni une recherche de poudre autour des trous sur les vêtements du défunt pour établir si les tirs ayant atteint la victime provenaient de faible distance. La Cour ne spéculera pas dans l’abstrait pour savoir si ces éléments auraient permis aux autorités internes de parvenir à une conclusion différente. Cela étant, ces lacunes désignent pour elle une absence de volonté de rechercher d’éventuelles issues envisageables. Ces éléments auraient d’ailleurs permis au procureur de rendre davantage crédible son ordonnance de non-lieu, mis à part le fait qu’il était dans l’obligation d’accomplir un tel acte juridique – accusation ou non-lieu –, sans attendre l’initiative de la requérante.
82. Pour la Cour, compte tenu des circonstances de l’affaire, l’absence de ces éléments doit être considérée comme réduisant l’effectivité du mécanisme d’investigation. Il est indubitable que de tels éléments auraient pu permettre au procureur, ou à la cour d’assises qui a rejeté l’opposition formée contre le non-lieu, de reconstituer les événements de manière plus sûre et d’évaluer les risques concrets ayant pesé sur les gendarmes, au moment où le fils de la requérante allait utiliser la grenade.
83. Ces manquements emportent ainsi méconnaissance des exigences de l’article 2, en vertu duquel une enquête effective devait être menée au sujet du décès du fils de la requérante. La Cour rejette par conséquent l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes et conclut à la violation de l’article 2 sous son angle procédural.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
84. La requérante se plaint d’avoir été privée d’un recours effectif quant à ses griefs. Elle allègue aussi n’avoir pas eu le moyen de participer à la procédure qui s’est déroulé devant la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara. Elle invoque les articles 6 et 13 de la Convention.
85. Le Gouvernement fait valoir les voies de recours pénal, civil et administratif.
86. Pour ce qui est du grief relatif au manque de recours effectif quant au décès survenu en l’espèce, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 56, CEDH 2002‑I), décide d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 13, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
87. En second lieu, la Cour observe, comme le Gouvernement l’invoque d’ailleurs, que la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat ne concernait aucunement le décès du fils de la requérante mais portait sur des accusations d’actes terroristes perpétrés par les membres de ladite organisation illégale. Dans le cadre de cette procédure, le procureur a d’ailleurs rendu un non-lieu quant à son fils pour décès ; la requérante n’avait donc aucun intérêt à y participer.
88. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par cet article doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’Etat défendeur (Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996‑VI, p. 2286, § 95, Aydın c. Turquie, arrêt du 25 septembre 1997, Recueil 1997-VI, pp. 1895-1896, § 103, et Kaya, précité, pp. 329-330, § 106).
89. Eu égard à l’importance fondamentale du droit à la vie, l’article 13 implique, outre le versement d’une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête (Kaya, précité, pp. 330-331, § 107).
90. Pour ce qui est des affaires concernant les griefs tirés de l’article 2, la Cour peut être amenée à conclure que les requérants ont été privés d’un recours effectif, en ce sens qu’ils n’ont pas eu la possibilité de voir établir les responsabilités pour les faits dénoncés et, en conséquence, de réclamer une réparation appropriée, que ce soit en se constituant partie intervenante dans une procédure pénale ou en saisissant les juridictions civiles ou administratives. Autrement dit, il existe un rapport procédural concret et étroit entre l’enquête pénale et les recours dont disposent ces requérants dans l’ensemble de l’ordre juridique (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 148, 30 novembre 2004).
91. Certes, au vu des preuves produites en l’espèce, la Cour a conclu qu’il n’a pas été établi que le fils de la requérante a été intentionnellement tué par les forces de l’ordre. Toutefois, cette circonstance ne prive pas le grief tiré de l’article 2 de son caractère « défendable » aux fins de l’article 13 (voir, par exemple, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, arrêt du 27 avril 1988, série A no 131, p. 23, § 52 ; Kaya, arrêt précité, pp. 330-331, § 107, Yaşa c. Turquie, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil 1998‑VI, p. 2442, § 113, et Bubbins, précité, § 170). Les autorités avaient donc l’obligation de mener une enquête effective sur les circonstances dans lesquelles le fils de la requérante a trouvé la mort.
92. La Cour a estimé que l’enquête judiciaire menée dans cette affaire n’avait pas permis, en raison de ses déficiences, de satisfaire à l’obligation procédurale découlant de l’article 2.
93. Vu que l’enquête pénale n’a pas permis d’établir exactement les circonstances du décès, la requérante n’était pas en mesure d’exercer les voies de recours dont elle disposait pour obtenir réparation. Elle a donc été privée d’un accès effectif aux voies de réparation théoriquement disponibles en droit turc (Kaya, précité, § 108).
94. Dans ces conditions, l’on ne saurait considérer qu’une enquête pénale effective a été conduite conformément à l’article 13, dont les exigences vont plus loin que l’obligation de mener une enquête imposée par l’article 2. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
95. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
96. La requérante réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.
97. Le Gouvernement demande le rejet de ces sommes excessives et dépourvues de fondement.
98. La Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le préjudice allégué et la violation de la Convention. En l’espèce, la requérante se borne à demander une réparation matérielle, sans toutefois l’étayer. Quoi qu’il en soit, eu égard à l’absence d’une violation matérielle de l’article 2 de la Convention, la Cour estime que la question de réparation matérielle ne se pose pas en l’espèce (Tahsin Acar, précité, § 260). Elle rejette donc cette demande.
99. En revanche, la Cour a constaté que les autorités avaient manqué à leur obligation de mener une enquête effective sur les circonstances du décès, ainsi qu’à l’absence d’une voie de recours effective de réparation à ce propos. La mère du défunt a donc dû éprouver de la frustration, de la détresse et de l’angoisse ; il y a eu de ce fait un préjudice moral certain que le constat de violation de la Convention ne suffit pas à compenser (voir, entre autres, Hugh Jordan, précité, §§ 169-171). Statuant en équité, la Cour décide d’accorder, pour le dommage moral, 10 000 EUR à la requérante.
B. Frais et dépens
100. La requérante demande également 3 950 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour et ventilés selon les honoraires, les frais de traduction, de photocopie et de communication.
101. Le Gouvernement demande le rejet de cette somme, vu l’absence de justificatifs.
102. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).
En l’espèce, la Cour observe que la requérante n’a produit ni justificatifs ni notes concernant ses frais et dépens et les honoraires de son avocate. Il n’en reste pas moins qu’aux fins de la préparation de la présente affaire il était nécessaire d’encourir certains frais. Dès lors, statuant en équité, la Cour juge raisonnable d’octroyer 1 000 EUR à ce titre.
C. Intérêts moratoires
103. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son angle matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son angle procédural ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i) 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral ;
ii) 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens ;
iii) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 septembre 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président
[1] Région située à la face postérieure du genou qui s’étend de part et d’autres du pli de flexion.