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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
31.8.2006
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

TROISIÈME SECTION

DÉCISION FINALE

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 16870/03
présentée par Sergueï VIKOULOV et autres
contre la Lettonie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 31 août 2006 en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
L. Caflisch,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
M. E. Myjer,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 9 mai 2003,

Vu la décision partielle du 25 mars 2004,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,

Vu les commentaires soumis au nom de la Fédération de Russie, État intervenant au sens de l’article 36 § 1 de la Convention,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le premier requérant, M. Sergueï Vikoulov, est né en Hongrie en 1955. La deuxième requérante, Mme Galina Vikoulova, est son épouse, née en Russie en 1957. Le troisième requérant, M. Anton Vikoulov, est leur fils, né à Riga en 1986. Les trois requérants sont des ressortissants russes. D’après les renseignements dont dispose la Cour, ils résident actuellement à Kaliningrad (Russie).

Devant la Cour, les requérants sont représentés par Me V. Portnov, avocat exerçant à Moscou, et par Mme M. Samsonova, son associée. Le gouvernement défendeur (« le Gouvernement ») est représenté par Mlle I. Reine, son agente. Le gouvernement russe, ayant exercé son droit de tierce intervention conformément à l’article 36 § 1 de la Convention, est représenté par le représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour, M. P. Laptev.

A. Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

1. Genèse de l’affaire

Officier de l’armée soviétique affecté à Kaliningrad, le premier requérant se maria avec la deuxième requérante en 1977. L’année suivante, en 1978, toujours à Kaliningrad, cette dernière donna naissance à une fille, Yanina. En 1985, les deux premiers requérants entrèrent en Lettonie, dont le territoire faisait à l’époque partie de l’Union soviétique : d’abord Galina Vikoulova avec sa fille, puis, quelques mois plus tard, Sergueï Vikoulov, envoyé pour y servir en tant qu’officier de l’armée soviétique. Quant aux parents de la deuxième requérante, ils résidaient sur le territoire letton depuis 1979. Le service du premier requérant se déroulait essentiellement à Skrunda (partie occidentale de la Lettonie), où il était chargé de surveiller, avec d’autres militaires, le fonctionnement d’un puissant radar soviétique qui y était installé.

En 1986, le troisième requérant naquit sur le territoire letton.

En février 1989, la famille Vikoulov se vit reconnaître le droit de résidence dans un « appartement de service » de l’armée, situé dans un quartier résidentiel de Riga. Peu après, ils obtinrent un enregistrement officiel de leur résidence (alors communément appelé propiska) à cette adresse. Avant cette date, la résidence officiellement enregistrée de la deuxième requérante se trouvait à Kaliningrad.

En août 1991, la Lettonie recouvrit son indépendance à l’égard de l’URSS. En décembre 1991, l’Union soviétique cessa d’exister. Le 28 janvier 1992, la Fédération de Russie assuma la juridiction en ce qui concerne les forces armées de l’ex-URSS, y compris celles stationnées sur le territoire letton. Peu après, les requérants optèrent pour la nationalité russe ; plus tard, ils se virent délivrer des passeports russes.

En février 1993, les deux premiers requérants demandèrent au département de la nationalité et de l’immigration du ministère de l’Intérieur (Iekšlietu ministrijas Pilsonības un imigrācijas departaments, ci-après « le Département ») de leur accorder le statut de résidents permanents et de les inscrire sur le registre des résidents de la République de Lettonie (Latvijas Republikas Iedzīvotāju reģistrs). Le 5 mars 1993, le Département rejeta cette demande. Les requérants ne formèrent aucun recours contre cette décision.

Le 30 avril 1994, la Lettonie et la Russie signèrent le traité relatif aux conditions, délais et ordre du retrait complet du territoire de la République de Lettonie des forces armées de la Fédération de Russie et à leur statut pendant le retrait (ci-après « le traité russo-letton »). Le même jour, les deux États signèrent également deux accords, dont un concernait le statut juridique de la station du radar de Skrunda pendant son fonctionnement provisoire et son démantèlement (ci-après « l’accord russo-letton », cf. infra, le droit interne et international pertinent). Cet accord prévoyait la cessation du fonctionnement du radar avant le 31 août 1998 et son démantèlement avant le 29 février 2000 ; il réglait également le statut juridique, les droits et les obligations du personnel militaire russe affecté à ce radar.

A partir de cette époque et jusqu’au 30 novembre 1998, les requérants résidèrent en Lettonie sous couvert de visas de service (dienesta vīzas), délivrés au personnel du radar de Skrunda conformément à la loi sur l’entrée et le séjour des étrangers et des apatrides en République de Lettonie (ciaprès « la loi sur les étrangers »).

Par un ordre du 29 septembre 1998, le premier requérant fut démobilisé de l’armée russe, cette démobilisation prenant effet à partir du 11 novembre 1998. Le 30 novembre 1998, les visas de service des requérants vinrent à expiration.

A une date non précisée, Yanina, la fille aînée de la famille, se maria avec un homme résidant en Lettonie à titre légal et permanent. Peu après, elle donna naissance à un fils.

2. Procédure relative au séjour des requérants en Lettonie

En octobre 1998, la deuxième requérante, agissant également pour le compte de son mari et de son fils, demanda à la direction des affaires de la nationalité et de la migration du ministère de l’Intérieur (Iekšlietu ministrijas Pilsonības un migrācijas lietu pārvalde, ci-après « la Direction »), ayant succédé au Département, de leur délivrer un permis de séjour. A l’appui de sa demande, elle fit valoir que ses deux parents résidaient en Lettonie à titre légal et permanent, qu’ils étaient âgés de soixante-cinq et de soixante-quatre ans respectivement, qu’ils étaient gravement malades et qu’ils nécessitaient des soins permanents de sa part. La deuxième requérante souligna également que sa fille aînée, Yanina, étudiait dans un établissement d’enseignement supérieur à Riga et qu’elle envisageait de solliciter un visa d’étudiant (de longue durée) ; quant au troisième requérant, il suivait sa scolarité obligatoire dans un établissement public.

Par un courrier du 8 décembre 1998, la Direction invita les deux premiers requérants à lui soumettre des documents attestant la légalité de leurs revenus et la résidence des parents de la deuxième requérante en Lettonie ; les requérants se conformèrent à cette invitation. Toutefois, par une décision du 8 avril 1999, la Direction rejeta leur demande, au motif qu’ils étaient entrés en Lettonie en raison du service militaire du premier d’entre eux. Le 16 juin 1999, le chef de la Direction adressa aux requérants une lettre dont les parties pertinentes se lisaient ainsi :

« (...) La famille Vikoulov est entrée en Lettonie en rapport direct avec le service du chef de famille, Sergueï Vikoulov, dans les forces armées de la Fédération de Russie. Sergueï, Galina, Anton et Yanina Vikoulov séjournaient en Lettonie sur la base de visas de service, délivrés aux spécialistes du contingent militaire de la station du radar de Skrunda et aux membres de leur famille. S. Vikoulov quitta le service à la station du radar de Skrunda le 29 septembre 1998.

Eu égard à ce qui précède, et conformément à l’article 23-1, point 1, de la loi [sur les étrangers], d’après lequel cette loi ne concerne pas les spécialistes militaires assurant le fonctionnement et le démantèlement de l’objet militaire de la Fédération de Russie situé sur le territoire letton, vous et votre famille n’avez aucun fondement légal pour recevoir des permis de séjour permanents en Lettonie.

(...)

Conformément aux dispositions de l’article 38 de la loi [sur les étrangers], et sur la base de l’accord russo-letton du 30 avril 1994 relatif au statut juridique de la station de radio-lieu de Skrunda pendant son fonctionnement provisoire et son démantèlement, votre famille doit quitter le territoire de la République de Lettonie. (...) »

Les deux premiers requérants saisirent alors le tribunal de première instance de l’arrondissement du Centre de la ville de Riga d’un recours en annulation contre la décision du 8 avril 1999. Par une ordonnance du 9 mars 2000, le tribunal déclara le recours irrecevable, les requérants ayant omis d’attaquer la décision litigieuse par voie d’un recours hiérarchique préalablement à la saisine du tribunal.

Entre-temps, à une date non précisée, Yanina se vit délivrer un permis de séjour en raison de sa situation familiale.

Le 23 mai 2000, le chef de la Direction prit des arrêtés d’expulsion contre les deux premiers requérants, leur ordonnant de quitter le territoire letton avant le 12 juin 2000, arrêtés assortis d’une interdiction du territoire pour une durée de cinq ans. Le 5 juin 2000, ces arrêtés furent notifiés aux requérants.

Les requérants formèrent alors un nouveau recours devant le tribunal de l’arrondissement du Centre. Dans leur mémoire, ils soutinrent notamment qu’ils n’avaient pas d’endroit où s’installer en Russie, que la deuxième d’entre eux avait, en Lettonie, ses parents âgés et malades à charge, et que le troisième requérant était né et avait toujours vécu sur le territoire letton. Par conséquent, ils demandèrent au tribunal de déclarer les arrêtés d’expulsion nuls et non avenus, et d’enjoindre à la Direction de leur délivrer des permis de séjour temporaires.

Par un jugement du 1er novembre 2000, le tribunal débouta les requérants. Aux termes du jugement, le refus de régulariser leur séjour en Lettonie et leur expulsion étaient réguliers au regard du droit letton. Pour autant que les requérants invoquaient la résidence des parents âgés de la deuxième d’entre eux en Lettonie et les liens personnels du troisième requérant avec ce pays, le tribunal rappela que ces faits n’étaient pas prévus par la loi sur les étrangers en tant que fondement légal d’une régularisation.

Contre ce jugement, les requérants interjetèrent appel devant la cour régionale de Riga, qui, par un arrêt du 13 novembre 2002, les débouta et confirma le jugement entrepris. Les motifs de l’arrêt étaient globalement identiques à ceux du jugement du tribunal de première instance. La cour régionale ajouta encore que l’article 2 de l’accord russo-letton était sans incidence dans l’affaire, puisque les requérants n’étaient pas inclus sur les listes des militaires retraités pour lesquels la partie russe aurait demandé le droit de rester en Lettonie à titre permanent. De même, d’après la cour, il fallait « tenir compte du fait que les requérants n’avaient pas séjourné en Lettonie sous couvert de permis de séjour temporaires, mais sous couvert de visas de service ».

Les requérants se pourvurent alors en cassation devant le sénat de la Cour suprême. Dans leur mémoire, ils soutinrent que la station du radar de Skrunda n’était pas une « base militaire » russe, qu’ils n’étaient pas des « spécialistes militaires », et que l’accord russo-letton leur était donc inapplicable. Par conséquent, selon les requérants, leur affaire devait être examinée selon les dispositions générales du droit letton.

Par un arrêt définitif du 19 février 2003, le sénat rejeta le pourvoi dans les termes suivants :

« (...) La cour d’appel a constaté que Sergueï Vikoulov et Galina Vikoulova sont des citoyens russes, ayant séjourné en République de Lettonie sous couvert de visas de service délivrés [à eux] en tant que spécialistes militaires de la station de radar de Skrunda et aux membres de leur famille, et ce, jusqu’au 30 novembre 1998.

Conformément à l’article 38, premier alinéa, point 2, de la loi [sur les étrangers], un arrêté d’expulsion (...) peut être pris lorsque l’étranger ou l’apatride séjourne dans l’État sans visa ou sans permis de séjour valides.

En constatant que, depuis le 30 novembre 1998, Sergueï Vikoulov et Galina Vikoulova séjournent en Lettonie sans visa et sans permis de séjour valides, la cour [d’appel] a conclu que les arrêtés d’expulsion à leur encontre ont été pris régulièrement. Le sénat n’a aucune raison de remettre en cause l’exactitude d’une telle conclusion de la cour, car elle correspond au sens de la disposition de la loi et n’est pas contraire à l’objectif de cette loi : [celui] de réglementer, conformément aux dispositions universellement reconnues des droits de l’homme, les processus affectant le nombre d’habitants et la structure de la population, tout en promouvant le développement social et économique du peuple letton.

Par conséquent, la thèse des auteurs du pourvoi selon laquelle la cour aurait appliqué l’article 38, premier alinéa, point 2, de la loi [sur les étrangers] d’une manière incorrecte, est dénuée de fondement. L’enregistrement de la résidence des requérants à Riga (...) est sans incidence en l’espèce, car les militaires en service [actif] et les membres de leurs familles devaient quitter le territoire letton conformément au traité russo-letton relatif aux conditions, délais et ordre du retrait complet du territoire de la République de Lettonie des forces armées de la Fédération de Russie et à leur statut pendant le retrait du 30 avril 1994. Sergueï Vikoulov servait dans les forces armées de la Fédération de Russie ; il quitta son service à la station du radar de Skrunda le 11 novembre 1998, et son visa de service vint à expiration le 30 novembre [1998] (...). Le traité (...) et l’accord [russo-lettons] ne comportent pas d’obligation de délivrer des permis de séjour aux militaires démobilisés après le 28 janvier 1992 et aux membres de leur famille. (...)

(...)

Conformément à l’article 39 de la loi [sur les étrangers], lorsqu’un arrêté d’expulsion a été pris à l’encontre d’une personne ayant, à sa charge, d’autres membres de famille en Lettonie, ces membres de famille doivent quitter le pays avec la personne concernée. (...) »

Par une lettre du 25 février 2003, le chef de la Direction rappela aux premier et deuxième requérants leur obligation de quitter le territoire letton, sous peine d’une expulsion forcée conformément à l’article 48-1 de la loi sur les étrangers.

Ces requérants tentèrent alors de saisir la Cour constitutionnelle (Satversmes tiesa) d’un recours tendant à faire déclarer les articles 38 et 39 de la loi sur les étrangers anticonstitutionnels et non conformes aux obligations internationales de la Lettonie. Par une décision du 30 avril 2003, la Cour constitutionnelle déclara le recours irrecevable pour défaut de motivation juridique défendable.

3. Procédure relative à l’exécution des arrêtés d’expulsion contre les requérants

Il ressort des pièces du dossier que, le 14 mars 2003, les deux premiers requérants furent convoqués par le chef de la Direction qui les informa qu’ils devaient impérativement quitter le territoire letton avant le 15 juin 2003, c’est-à-dire la fin de l’année scolaire ; il expliqua que cette date avait été choisie « pour des raisons humanitaires », afin que le troisième requérant puisse terminer son année d’études en cours. Les requérants ne se conformèrent pas à cette indication.

Le 9 mai 2003, les requérants demandèrent à la Cour d’indiquer au gouvernement letton, en application de l’article 39 du règlement, qu’il serait souhaitable dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure de ne pas mettre en œuvre la mesure d’expulsion à leur encontre. Le 28 mai 2003, le président de la chambre compétente de la Cour rejeta cette demande.

Le 3 septembre 2003, en exécution des arrêtés d’expulsion susmentionnés, les trois requérants furent arrêtés par les fonctionnaires compétents des forces garde-frontière de l’État (Valsts robežsardze). Les deux premiers requérants furent interpellés à 13 h 30 ; peu après, le troisième requérant fut appréhendé à l’école secondaire où il étudiait et fut conduit auprès de ses parents. Les gardes-frontière dressèrent aussitôt deux procès-verbaux d’arrestation exposant les raisons et la base légale de cette dernière, notant en particulier que les requérants étaient dépourvus de pièces d’identité valides. Les requérants nient cette assertion ; selon eux, ils n’avaient jamais dissimulé leurs pièces d’identité ; c’étaient les gardes-frontière qui avaient omis de les leur demander. En toute hypothèse, les procès-verbaux étaient entièrement rédigés en letton, langue que les requérants déclarèrent ne pas comprendre ; dès lors, ils refusèrent de les signer.

Au moment de l’arrestation des requérants, les gardes-frontière leur demandèrent la raison pour laquelle ils ne s’étaient pas conformés aux arrêtés d’expulsion. Les requérants déclarèrent qu’ils se considéraient toujours régis par l’ancienne loi sur les étrangers et non par la nouvelle loi sur l’immigration ; puis ils invoquèrent la présente requête qu’ils venaient d’introduire devant la Cour européenne des Droits de l’Homme. Il leur fut alors répondu que cela ne les dispensait pas de leur obligation de quitter le pays.

Environ une heure et demi après leur arrestation, les requérants furent placés dans le quartier de détention provisoire de la Police d’immigration (unité relevant des Forces garde-frontière de l’État), à Riga, où ils restèrent jusqu’au 12 septembre 2003.

Le lendemain, le 4 septembre 2003, l’unité régionale des forces garde-frontière demanda à la Direction d’entamer une procédure d’exécution des arrêtés d’expulsion. Par conséquent, le 8 septembre 2003, la Direction prit deux décisions d’expulsion forcée contre les requérants : l’une concernant le premier requérant, l’autre visant la deuxième requérante et le troisième requérant en tant que son fils mineur. Expressément fondées sur l’article 47 § 1 de la loi sur l’immigration, ces décisions précisaient en outre qu’elles n’étaient pas susceptibles d’appel, et que l’expulsion en cause était assortie d’une interdiction de territoire pour une durée de cinq ans, conformément à l’article 63 § 2 du même texte.

Les 10 et 11 septembre 2003, le lieutenant M.H., membre des forces garde-frontière chargé de l’expulsion, tenta de notifier les décisions aux intéressés. D’après le rapport adressé par M.H. à ses supérieurs, il avait fourni aux intéressés une traduction orale des deux décisions, mais ceux-ci refusèrent de les signer ; ils refusèrent également de lui indiquer l’endroit où ils avaient caché leurs pièces d’identité. Dans son rapport, M.H. nota en particulier « l’attitude agressive » du premier requérant.

Le 12 septembre 2003, les requérants furent déférés devant le tribunal de l’arrondissement de Ziemeļu de la ville de Riga. Par deux décisions rendues le même jour en présence d’un avocat et d’un interprète, le juge compétent ordonna la détention des requérants jusqu’au 19 septembre 2003. S’agissant en particulier des deuxième et troisième requérants, le tribunal releva :

« (...) Vu le fait que G. Vikoulova et A. Vikoulov n’ont pas exécuté l’arrêté d’expulsion dans le délai imparti, le 8 septembre 2003, la [Direction] prit une décision d’expulsion forcée (...) à leur encontre. Le 10 septembre 2003, G. Vikoulova eut la possibilité de prendre connaissance de cette décision, mais [elle] refusa de le faire en l’absence de l’avocat. [Elle] essaya, en présence de l’inspecteur, de contacter son avocat, mais sans succès. Le 11 septembre 2003, G. Vikoulova déclara que l’avocat ne viendrait pas pour prendre connaissance [de la décision], mais qu’il participerait à l’audience du 12 septembre 2003, lors de laquelle on examinerait la question de savoir s’il y avait lieu de placer G. Vikoulova et A. Vikoulov en détention. G. Vikoulova refuse d’expliquer où se trouvent [leurs] pièces d’identité, des passeports en l’espèce. (...) »

Le même jour, le 12 septembre 2003, les requérants furent transférés au centre de séjour temporaire des immigrés illégaux, à Olaine. Ils y restèrent jusqu’au 15 septembre 2003, date à laquelle ils furent ramenés au quartier de détention de Riga, où ils furent maintenus jusqu’à leur expulsion effective, le 17 septembre 2003.

4. Conditions de détention des requérants

a) Le quartier de détention provisoire de la Police d’immigration (à Riga)

Les conditions de détention des requérants dans le quartier de détention provisoire sis à Riga, au 5, rue Rūdolfa, où ils étaient confinés du 3 au 12 et du 15 au 17 septembre 2003, font l’objet d’une vive controverse entre les parties. La Cour exposera donc séparément leurs versions.

i. La version des requérants

Selon les requérants, après leur arrestation, ils furent soumis à une fouille corporelle sans témoins. Lors cette fouille, ils notèrent sur les procès-verbaux correspondants les problèmes de santé dont ils souffraient ; en particulier, la deuxième requérante fit mention de ses problèmes cardiaques. Puis, les requérants furent conduits dans une cellule commune, où ils restèrent pendant neuf jours.

Prévue pour quatre personnes et mesurant trois mètres sur trois, la cellule était pourvue d’une petite fenêtre, d’une cuvette de toilettes, d’un lavabo, de lits très durs, de quelques chaises et d’une table. Tous les meubles étaient en acier, vissés au sol. La porte de la cellule était également en acier et disposait d’une petite trappe à travers laquelle les requérants recevaient de la nourriture et à travers laquelle les gardiens les surveillaient. La lampe était allumée jour et nuit, 24 heures sur 24. La cellule était sale et mal aérée, et la présence des toilettes et d’une poubelle (qui n’était pas souvent vidée) rendait l’air lourd et méphitique. Par conséquent, les requérants souffraient de maux de tête et des yeux, de vertiges et de nausées. En outre, la cellule était infestée de fourmis. La deuxième requérante, souffrant d’une névralgie intercostale et d’une courbature vertébrale, avait mal au dos à cause de la dureté de son lit.

Chacun des requérants reçut un drap et une couverture mince et sale. Leur nourriture était de mauvaise qualité, fade et pas toujours fraîche. Les jours de la semaine, les requérants recevaient trois repas par jour. Le petit déjeuner, vers 10 heures du matin, se composait de porridge (soit liquide et aqueux, soit brûlé), de pain et de thé sucré ; le déjeuner, servi à midi, consistait soit en une soupe aqueuse à base de légumes, soit en porridge avec un peu de viande ; enfin, le dîner, vers 16 heures, était composé de pommes de terre ou de porridge avec un petit bifteck, de pain et de thé sucré. Les requérants soutiennent qu’à cause des courts intervalles entre les repas, ils souffraient de faim tous les soirs. En outre, ils affirment qu’une fois les pommes de terre qu’ils reçurent pour le dîner sentaient le moisi. En revanche, le samedi et le dimanche, les requérants recevaient le matin des aliments secs pour toute la journée ; il s’agissait de pâtes et de purée de pommes de terre qu’il fallait cuire en remplissant les boîtes d’eau chaude. D’après les requérants, cette nourriture leur causait des maux et des brûlures d’estomac.

Pendant le séjour des requérants dans le quartier de détention de la Police d’immigration, ils ne furent autorisés à sortir que deux fois, chaque fois pour quinze minutes seulement, afin de se promener dans la cour intérieure du bâtiment, entourée de murs en béton et de fil barbelé. La seconde de ces deux promenades se déroula ainsi. Le 9 septembre 2003, un homme placé dans une autre cellule commença à se comporter d’une manière agressive et menaçante, à crier et à faire du bruit, à la suite de quoi les gardiens aspergèrent sa cellule de gaz lacrymogène. A travers les portes, le gaz entra dans la cellule des requérants, qui ressentirent aussitôt ses effets. Ils appelèrent les gardiens qui les laissèrent sortir dans la cour, pendant que leur cellule était aérée.

ii. La version du Gouvernement

Le Gouvernement conteste largement la description présentée par les requérants. A l’appui de sa version, il fournit une copie d’une lettre adressée le 19 juin 2004 par le chef de la direction régionale des forces garde-frontière de Riga à son agente ; les parties pertinentes de ce courrier sont ainsi libellées :

« (...) Conformément aux dispositions de l’article 58 de la loi sur l’immigration, avant l’expulsion des étrangers, les fonctionnaires des forces garde-frontière (...) ont le droit de saisir leurs effets personnels, en en dressant procès-verbal ou en en faisant une mention dans le procès-verbal (...), ce qui a été fait (voir les dossiers personnels). Lors du contrôle desdits effets personnels, il était impossible d’y faire assister des personnes étrangères au service, puisque le quartier de séjour temporaire des immigrés illégaux se trouve sur le territoire de la Direction générale des forces garde-frontière de l’État qui, elle, occupe une ancienne base militaire. Tout le terrain est entouré d’une enceinte en béton, l’accès au territoire est contrôlé moyennant des (...) laissez-passer, et il est impossible aux personnes étrangères au service non munies de laissez-passer spéciaux d’accéder au territoire [en question].

En plaçant la famille Vikoulov dans le quartier de séjour provisoire des immigrés illégaux, à Riga, au 5 (...), rue Rūdolfa, leur droit à l’unité familiale a été assuré. La cellule dans laquelle les Vikoulov étaient placés, est destinée à recueillir quatre personnes. Ce local a été ouvert et installé en janvier 2003. L’aménagement de la cellule est conforme à [la réglementation pertinente] qui dispose en particulier que les personnes y détenues ne doivent pas être en mesure de se nuire ou de s’en échapper (la police dispose du même type de locaux). Les lits placés dans [ces] cellules disposent de cadres métalliques ; afin de respecter les règles sanitaires et celles de l’hygiène, les matelas sont recouverts de similicuir. Les cellules de détention sont munies d’un système de ventilation ; en outre, [elles] sont aérées et nettoyées deux fois par jour. Les personnes détenues recevaient de la literie propre (les services de buanderie étaient assurés par la SARL [« G.P. »]). Les jours de la semaine, la nourriture (...) était fournie trois fois par jour par la SARL [« P. »]. Cette même entreprise fournit également les services de restauration aux fonctionnaires des forces garde-frontière (...), et on n’a pas reçu de plaintes au sujet de la qualité des repas.

(...)

Vu le fait que, les jours fériés, il était impossible de fournir aux détenus (...) des plats préparés à l’avance, (...) [ils recevaient] de la nourriture sèche.

Dans leur requête, les Vikoulov indiquent que « la lampe était allumée jour et nuit, 24 heures sur 24 ». Cette assertion n’est pas non plus conforme à la vérité, parce que les agents du service d’immigration ont le devoir de veiller à ce que les personnes détenues respectent l’ordre quotidien en vigueur. Le repos nocturne est fixé (...) au laps de temps entre 23 h 00 et 7 h 00 ; par conséquent, pendant ce temps, la lampe (...) ne pouvait pas être allumée ; en outre, lorsqu’il fait jour et que cela n’est pas nécessaire, l’éclairage électrique n’est pas allumé (...).

Ne correspond pas à la vérité l’allégation selon laquelle une autre personne aurait été placée dans la cellule de la famille Vikoulov. Comme il a été dit ci-dessus, les Vikoulov ont bénéficié du droit à l’unité familiale ; en outre, pendant la période du 3 septembre 2003 au 17 septembre 2003, le quartier de séjour provisoire des immigrés illégaux ne rassemblait pas un nombre de personnes tel qu’il serait nécessaire de mettre une autre personne de plus dans une cellule où une famille a déjà été placée. Le quartier de détention des immigrés illégaux comprend quatre cellules prévues pour onze personnes. En plus de la famille Vikoulov, étaient placées dans le quartier (...) :

– le 3 septembre – 5 personnes, le 4 septembre – 6, le 5 septembre – 4, le 6 septembre – 4, le 7 septembre – 3, le 8 septembre – 4, le 9 septembre – 6, le 10 septembre – 4, le 11 septembre – 5, le 15 septembre – 5, le 16 septembre – 6, et le 17 septembre – 6 personnes.

Au cours des années 2003 et 2004, le quartier (...) a été visité par plusieurs ambassadeurs d’États étrangers, et on n’a reçu aucune remarque concernant l’état des lieux et les conditions de détention (...).

Pendant le laps de temps entre le 8 septembre et le 17 septembre 2003, les Vikoulov ont bénéficié d’une visite des membres de leur famille et de l’attaché du consulat de la Fédération de Russie ; ils ont également pu se rendre hors [des locaux] pour visiter un notaire. Il [leur] fut proposé de les amener à leur domicile pour qu’ils puissent prendre les effets personnels et les documents nécessaires, mais les Vikoulov ont refusé cette possibilité.

(...)

Le 16 septembre 2003, à 13 h 50, Galina Vikoulova s’est plainte de douleurs dans la région du cœur, et elle reçut l’aide qui était nécessaire (...). »

En particulier, pour ce qui est de la nourriture fournie aux requérants lors de leur séjour dans le quartier de détention, le Gouvernement présente les copies de plusieurs instructions et arrêtés internes en vigueur au moment des faits dénoncés par les requérants. L’un de ces documents impose aux détenus l’horaire quotidien suivant : le lever à 7 h 00, puis la toilette du matin et le nettoyage des cellules ; le contrôle des cellules à 8 h 20 ; le petit déjeuner à 9 h 00, les entretiens avec les fonctionnaires des forces garde-frontière de 10 h 00 à 16 h 00 avec une pause déjeuner de 12 h 00 à 13 h 00 ; le dîner à 16 h 00, le temps libre de 17 h 00 à 22 h 30 avec une pause pour le nettoyage et le contrôle des cellules ; la toilette du soir à 22 h 30 ; le coucher à 23 h 00. Un autre document fixe la nature et la quantité de la nourriture sèche que les détenus doivent recevoir pour chacun des jours fériés, à savoir : entre 471 et 515 g de pain (en fonction de la qualité de la farine), 120 g de pâtes à cuisson rapide, 160 g de purée de pommes de terre en poudre, 90 g de conserves de viande ou 152 g de conserves de poisson, un cube de bouillon, 40 g de margarine, 20 g de sucre et 1 g (sic) de thé nature.

S’agissant enfin des soins médicaux reçus par la deuxième requérante, le Gouvernement fournit une copie du journal médical du quartier de détention. Il en ressort que, après son retour du centre de détention d’Olaine, la deuxième requérante sollicita et reçut des soins médicaux à trois reprises. La première fois, le 15 septembre, à 11 h 20, elle se plaignit de céphalées ; après avoir mesuré sa pression sanguine, elle reçut un comprimé de spasmalgone, un comprimé de tempalgine et trois comprimés de panangine. La deuxième fois, le 16 septembre, à 13 h 05, la requérante se plaignit à nouveau de céphalées et de névralgie intercostale ; elle reçut alors une injection intramusculaire de diclophénac, un comprimé de tempalgine, du corvalol en gouttes et trois comprimés de panangine. Enfin, la troisième fois, le 17 septembre, à 12 h 15, elle se plaignit encore une fois de céphalées ; elle présenta également des signes de tachycardie et de « réaction psycho-émotionnelle ». Elle se vit alors administrer une injection intramusculaire de spasmalgone, un comprimé de nitrong, un comprimé de panangine et de la valocordine en gouttes. En outre, le personnel médical donna à la première requérante plusieurs comprimés à prendre avec elle « jusqu’à la frontière ».

b) Le centre de séjour des immigrés illégaux (à Olaine)

De même que pour le quartier de détention de Riga, les conditions de détention des requérants au centre de séjour des immigrés illégaux, à Olaine (du 12 au 15 septembre 2003), font l’objet d’une controverse entre les parties.

i. La version des requérants

Selon les requérants, immédiatement après leur arrivée à Olaine, le 12 septembre 2003, ils furent placés dans une cellule séparée, avec des fenêtres à grilles, contenant trois lits avec de la literie, deux tables et plusieurs chaises. Il ressort de l’explication des requérants que, de même que dans le lieu précédent de leur détention, les toilettes n’étaient pas séparées du reste de la cellule. Les murs de la cellule étaient sales et couverts de graffitis. Les requérants reçurent en une fois de la nourriture pour les cinq jours à venir : 2 ou 3 kg de pommes de terre, 500 g de pâtes, 300 g de riz, 3 galettes de poisson, 3 petits poissons, 300 g d’huile végétale, des carottes, une miche de pain et quelques épices. Afin de cuire les aliments, les requérants pouvaient utiliser une cuisine commune située en dehors de leur cellule ; sept autres personnes logées au même étage utilisaient également cette cuisine.

Le deuxième jour de la détention des requérants à Olaine, un homme fut placé dans leur cellule. Ils se mirent alors à protester, suite à quoi on les transféra dans une autre cellule, du même type, mais destinée à recueillir deux personnes ; par conséquent, le premier requérant dut dormir à même le sol. Toutefois, dans leurs observations ultérieures, les requérants relatent cet incident comme ayant eu lieu le 16 septembre 2003, après leur retour au quartier de détention de Riga.

ii. La version du Gouvernement

Le Gouvernement conteste la version des requérants. Là encore, il se réfère à la lettre du chef de la direction régionale des forces garde-frontière de Riga du 19 juin 2004, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :

« (...) Le 12 septembre 2003, puisqu’il était impossible d’exécuter l’expulsion dans les délais prévus, (...) le délai de détention a été prolongé jusqu’au 19 septembre 2003, et, le 12 septembre 2003, la famille Vikoulov a été transférée au Centre de séjour des immigrés illégaux à Olaine. Les Vikoulov ont été placés au rez-de-chaussée (« le bloc des femmes et des familles »).

Lors de son placement dans le [centre], toute personne se voit attribuer un dossier médical personnel. Lors de l’examen médical des [requérants], aucune plainte n’a été reçue quant à leur état de santé. Le 13 septembre 2003, Galina Vikoulova a sollicité de l’aide médicale (elle avait mal à la tête), et le service médical du [centre] lui a administré deux comprimés de tempalgine. Aucune autre plainte concernant l’état de santé n’a été reçue ; de même, les Vikoulov ne se sont pas plaints des conditions de détention au [centre].

Aucune autre personne (homme) n’a été placée dans la cellule des Vikoulov, puisque, comme il a été dit ci-dessus, la famille Vikoulov était placée dans le « bloc des femmes et des familles » ; quant aux hommes détenus, le [centre] dispose d’un quartier spécial pour eux. Les locaux du [centre] peuvent contenir 50 personnes ; or, en septembre 2003, seules 20 personnes séjournaient au [centre]. Par conséquent, il n’y avait aucun besoin de restreindre [l’exercice du] droit à l’unité familiale, ni ne placer une personne de plus [avec les requérants]. Les Vikoulov n’étaient pas transférés vers d’autres locaux ; ils sont restés dans la même cellule pendant tout leur séjour au [centre]. Aucune personne détenue au [centre] n’a dormi au sol, puisque le [centre] est suffisamment bien équipé de meubles.

Les installations sanitaires (...) ne se trouvent pas dans les locaux contenant les détenus (...), mais dans l’une des extrémités du quartier. Les murs des cellules n’étaient pas couverts de dessins, bien que des travaux de réparation n’y avaient pas été effectués depuis longtemps. (...) »

Le Gouvernement fournit également une photocopie du plan du bâtiment dans lequel les requérants étaient détenus. Il en ressort que les toilettes se trouvent dans des locaux séparés, à l’une des extrémités du bâtiment.

5. Expulsion effective des requérants

Le 16 septembre 2003, les requérants furent prévenus que le lendemain, ils seraient expulsés vers la Russie. On leur proposa alors de les amener à l’appartement où ils avaient résidé afin qu’ils puissent emporter les effets personnels de leur choix ; toutefois, les requérants rejetèrent cette proposition. D’après le rapport dressé le même jour par le lieutenant M.H., les requérants se comportaient d’une manière plutôt agressive et « refusaient de coopérer ». Selon les requérants, M.H. avait placé cette proposition sous la condition que ceux-ci signassent les procès-verbaux d’arrestation et d’expulsion ; puisqu’ils refusèrent de le faire, ils ne furent finalement pas amenés à leur appartement.

Le 17 septembre 2003, les requérants furent effectivement expulsés du territoire letton. Ce matin-là, la deuxième requérante eut une crise cardiaque. Le personnel médical du quartier de détention fut immédiatement appelé et prodigua à la requérante les premiers soins sous forme d’injections et de comprimés, et ce, jusqu’à l’arrivée de l’équipe de service de l’aide médical d’urgence. Une fois arrivés, les médecins de l’équipe d’urgence examinèrent la deuxième requérante et déclarèrent que son état de santé n’exigeait pas son hospitalisation ni n’empêchait son expulsion.

Les requérants furent alors placés dans un minibus spécialisé, qui se dirigea vers la frontière russe. Le trajet dura environ cinq heures. D’après la version des requérants non démentie par le Gouvernement, le véhicule était vieux et délabré, sans fenêtres, avec deux banquettes en bois dur ; il était dépourvu d’accoudoirs, de rampes ou de poignées, de sorte qu’aux virages, les requérants tombaient des banquettes. Deux fois au cours de ce trajet, la deuxième requérante eut des problèmes cardiaques ; dans chacun de ces deux cas, un médecin fut appelé et la deuxième requérante reçut le traitement nécessaire.

Le soir même, les requérants furent embarqués dans un train ordinaire en direction de Moscou. Peu après, à une date non spécifiée, ils déménagèrent à Kaliningrad, où ils résident jusqu’à présent.

En juin 2005, le tribunal de l’arrondissement de Vidzeme de la ville de Riga examina la question de l’expulsion formelle des requérants de leur ancien appartement à Riga. A cet effet, la deuxième requérante reçut un visa de courte durée au consulat letton ; toutefois, nonobstant cela, elle ne fut pas autorisée à entrer en Lettonie.

B. Le droit interne et international pertinent

1. Le traité et l’accord russo-lettons du 30 avril 1994

Les dispositions pertinentes du traité russo-letton du 30 avril 1994 sont citées dans l’arrêt Slivenko c. Lettonie ([GC], no 48321/99, §§ 64-66, CEDH 2003X).

Les articles pertinents de l’accord russo-letton relatif au statut juridique de la station de radio-lieu « Skrunda » pendant son démantèlement, signé à Moscou le 30 avril 1994, publié dans Latvijas Vēstnesis (le Journal Officiel) le 10 décembre 1994, et entré en vigueur le 27 février 1995, se lisent ainsi :

Article 1er

« Le présent accord fait partie intégrante du traité russo-letton du 30 avril 1994 relatif aux conditions, délais et ordre du retrait complet du territoire de la République de Lettonie des forces armées de la Fédération de Russie et à leur statut pendant le retrait. »

Article 2

« 1o La station du radio-lieu de Skrunda (ci-après « l’objet ») est une institution militaire de la Fédération de Russie, qui se trouve sous contrôle civil. Rien dans cet accord n’attribue à l’objet le statut d’une base militaire.

2o L’objet comprend des bâtiments, des installations et des composantes spécifiques énumérées à l’annexe no 1 au présent accord.

3o Pendant son fonctionnement provisoire, l’objet effectue la surveillance de l’espace cosmique par voie de radio-location.

(...) »

Article 6

« Le nombre de personne directement employé au fonctionnement de l’objet ne dépassera pas 599 spécialistes militaires et 199 fonctionnaires civils. En outre, au cours du fonctionnement provisoire et du démantèlement de l’objet, la partie russe s’efforcera de réduire le nombre des spécialistes militaires, en les remplaçant par des fonctionnaires civils. Peuvent être enrôlés comme fonctionnaires civils des personnes suffisamment qualifiées ayant la nationalité lettonne ou résidant en permanence sur le territoire letton.

Les chiffres ci-dessus ne comprennent pas les gardiens de l’objet, ainsi que les membres des familles du personnel (...) »

Article 7

« 1o A la demande de la partie russe, la partie lettonne délivre des permis de séjour temporaires et les autres documents nécessaires exigés pour l’entrée, la sortie, les formalités douanières et le séjour (...) des citoyens de la Fédération de Russie affectés à l’objet, ainsi que des membres de leur famille. Les conditions générales du régime des visas en vigueur en Lettonie au moment de la signature du présent accord, sont applicables au personnel russe envoyé pour travailler avec l’objet. Les personnes possédant des passeports de service reçoivent des visas gratuits.

2o Les questions visées au paragraphe 1er du présent article doivent être résolues par les voies diplomatiques. Les documents respectifs doivent être sollicités suffisamment en avance : en général, 20 jours avant. »

Article 8

« 1o Le personnel affecté à l’objet est soumis à la juridiction de la République de Lettonie, sauf dans les cas visés par les paragraphes 2 et 4 du présent article.

2o Les relations de travail des citoyens de la Fédération de Russie affectés à l’objet, y compris l’examen des litiges de travail, sont régies par les actes législatifs de la Fédération de Russie.

3o Sur le territoire letton, les procédures pénales et civiles, ainsi que les procédures pour contraventions administratives, intentées contre les personnes faisant partie du personnel de l’objet et contre les membres de leur famille, relèvent de la juridiction de la République de Lettonie, compte tenu des conditions énumérées aux paragraphes 2 et 4 du présent article.

Devant les institutions publiques de la République de Lettonie, les personnes faisant partie du personnel de l’objet et ayant la citoyenneté de la Fédération de Russie, ainsi que les membres de famille de ces personnes, s’ils ont la citoyenneté de la Fédération de Russie, ont les mêmes droits et obligations procédurales que les ressortissants lettons.

(...) »

Article 16

« 1o La période du fonctionnement provisoire de l’objet prendra fin le 31 août 1998.

2o Le démantèlement du radio-lieu en fonction commencera le 1er septembre 1998 et se terminera au plus tard le 29 février 2000.

(...)

(...) En choisissant le personnel chargé du démantèlement de l’objet, priorité sera donnée aux résidents de la République de Lettonie.

(...) »

2. La loi sur les étrangers et la décision sur les modalités d’application de celle-ci

Les dispositions pertinentes de la législation lettonne applicable en la matière sont reproduites dans l’arrêt Slivenko précité (§§ 49-63).

En outre, l’article 17 de la loi sur les étrangers disposait :

« Un étranger ou un apatride peut obtenir un permis de séjour temporaire :

1) pour une durée n’excédant pas six mois ;

2) pour une durée définie par le contrat de travail ou prévue pour accomplir une autre tâche, ainsi que sur le plan d’études ou de coopération scientifique ;

3) pour une durée fixée par les articles 25 et 26 de la présente loi [relatifs au mariage d’un étranger ou d’un apatride avec une personne résidant régulièrement en Lettonie].

Dans les cas visés aux points 1 et 2 du présent article, le permis de séjour temporaire est également délivré aux membres de famille de l’étranger ou de l’apatride. »

L’article 23-1 de la même loi, inséré par la loi du 18 décembre 1996 et entré en vigueur le 21 janvier 1997, était ainsi libellé :

« Peuvent obtenir un permis de séjour permanent les étrangers qui, au 1er juillet 1992, avaient leur lieu de résidence officiellement enregistré pour une durée illimitée en République de Lettonie si, lors du dépôt de la demande de permis de séjour permanent, ils ont leur lieu de résidence officiellement enregistré en République de Lettonie et s’ils sont inscrits sur le registre des résidents.

Les citoyens de l’ex-URSS ayant acquis la nationalité d’un autre État avant le 1er septembre 1996 doivent déposer leur demande de permis de séjour permanent au plus tard le 31 mars 1997. Les citoyens de l’ex-URSS ayant acquis la nationalité d’un autre État après le 1er septembre 1996 doivent déposer leur demande dans le délai de six mois à partir de la date à laquelle ils ont acquis la nationalité étrangère.

Le présent article ne s’applique pas :

1) aux spécialistes militaires affectés au fonctionnement et au démontage de l’objet militaire de la Fédération de Russie installé sur le territoire letton, ainsi qu’au personnel civil envoyé en Lettonie à cet effet ;

2) aux personnes démobilisées du service militaire actif après le 28 janvier 1992 si, lors de leur recrutement, elles n’avaient pas leur lieu de résidence permanente sur le territoire letton ou si elles ne sont pas parentes de citoyens lettons ;

3) aux conjoints des personnes [susvisées], ainsi qu’aux membres de leur famille résidant avec eux, à savoir les enfants et les autres personnes à leur charge, si, indépendamment de la date de leur entrée, ils sont arrivés en Lettonie en raison des fonctions d’une personne dans l’armée de la Fédération de Russie (de l’URSS). »

La décision du Conseil suprême de la République de Lettonie du 10 juin 1992 sur les modalités d’entrée en vigueur et d’application de la loi sur les étrangers précisait le champ de son application. Elle obligeait notamment les étrangers et les apatrides séjournant en Lettonie sans enregistrement permanent de domicile à la date de l’entrée en vigueur de la loi à solliciter un permis de séjour dans un délai d’un mois à partir de cette date, sous peine d’un arrêté d’expulsion.

3. La loi sur l’immigration

Le 1er mai 2003, la loi sur les étrangers fut remplacée par la loi sur l’immigration (Imigrācijas likums). A l’époque des faits dénoncés par les requérants, les articles pertinents de cette loi étaient ainsi libellés :

Article 47

« 1o Dans un délai de dix jours à compter de la date du constat des circonstances mentionnées aux points 1 et 2 du paragraphe 1er du présent article, le chef de la Direction ou le fonctionnaire mandaté par lui prend une décision d’expulsion forcée, lorsque :

1) l’étranger n’a pas quitté la République de Lettonie dans le délai de sept jours suivant la réception de l’arrêté d’expulsion, et qu’il ne l’a pas attaqué par voie de recours devant le chef de la Direction (...), ou que le chef de la Direction a rejeté le recours ;

(...).

2o La décision d’expulsion forcée (...) prise dans le cas visé par le paragraphe 1er, point 1, du présent article, n’est pas susceptible de recours.

(...)

4o En cas de changement des circonstances, le chef de la Direction a le droit d’annuler la décision d’expulsion forcée. »

Article 50

« 1o Les modalités de l’expulsion forcée des étrangers sont fixées par le Conseil des ministres.

2o L’expulsion forcée d’un étranger est effectuée par les Forces garde-frontière. »

Article 51 § 1

« Le fonctionnaire [compétent] des Forces garde-frontière de l’État a le droit d’arrêter un étranger :

1) lorsque celui-ci a illégalement franchi la frontière de la République de Lettonie ou qu’il a, d’une autre manière, enfreint les modalités de l’entrée et du séjour des étrangers en République de Lettonie, définies par les actes normatifs ;

(...)

3) afin d’exécuter la décision d’expulsion forcée de cet étranger de la République de Lettonie. »

Article 52

« 1o Lors de l’arrestation de l’étranger, le fonctionnaire [compétent] des forces garde-frontière de l’État ou de la police d’État dresse un procès-verbal de l’arrestation.

2o Le procès-verbal de l’arrestation comporte : la date et le lieu de sa rédaction ; la fonction, le prénom et le nom de son auteur ; les renseignements concernant la personne arrêtée ; la date, l’heure et les motifs de l’arrestation. Le procès-verbal est signé par le fonctionnaire l’ayant dressé, et par la personne arrêtée. Si la personne arrêtée refuse de signer le procès-verbal, il en est fait mention. »

Article 53

« Dans les cas visés par l’article 51 de la présente loi, le fonctionnaire [compétent] de la police d’État a le droit d’arrêter l’étranger [et de le retenir en garde à vue] jusqu’à trois heures, jusqu’à ce qu’il soit livré aux forces garde-frontière de l’État. »

Article 54

« 1o Dans les cas visés par l’article 51 de la présente loi, le fonctionnaire [compétent] des forces garde-frontière de l’État a le droit de placer l’étranger en garde à vue pour une durée allant jusqu’à dix jours.

2o La détention d’un étranger (...) pendant plus de dix jours n’est autorisée que par une décision du juge. Saisi par le fonctionnaire des forces garde-frontière de l’État, le juge prend la décision retenant l’étranger en détention pour une période allant jusqu’à deux mois, ou refusant la détention.

3o Lorsque l’expulsion de l’étranger dans le délai fixé par la décision du juge s’est avérée impossible, le juge, saisi par le fonctionnaire des forces garde-frontière de l’État, décide de prolonger la détention pour une période allant jusqu’à six mois, ou rejette la demande de prolongation du délai de détention.

4o Le fonctionnaire [compétent] des forces garde-frontière de l’État peut demander trois fois la prolongation du délai de détention pour une période allant jusqu’à six mois ; cependant, le délai total de la détention ne doit pas dépasser vingt mois.

(...) »

Article 55

« 1o (...) Le délai de la garde à vue est calculé à partir du moment où l’étranger est amené dans les locaux des forces garde-frontière ou de la police d’État afin de dresser le procès-verbal d’arrestation.

2o Le fonctionnaire [compétent] des forces garde-frontière de l’État défère l’étranger devant le juge vingt-quatre heures avant l’expiration du délai fixé par l’article 54 § 1 de la présente loi (...) ; en cas de nécessité, un interprète est invité à assister.

3o Le juge examine sans délai les pièces présentées (...), prend note des renseignements fournis par le fonctionnaire des forces garde-frontière, ainsi que des observations de l’étranger ou de son représentant.

(...)

4o Une copie de la décision du juge est envoyée aux forces garde-frontière de l’État, et ce, dans le délai de vingt-quatre heures à compter de la réception [par le tribunal] de la demande des forces garde-frontière.

(...)

6o La décision du juge peut être annulée par le juge lui-même, saisi d’une tierce opposition du procureur ; indépendamment de toute tierce opposition, elle peut être annulée par le président de la juridiction supérieure. »

Article 56

« 1o Afin de protéger ses intérêts légitimes, la personne placée en garde à vue ou détenue a le droit de saisir le procureur d’une plainte, de communiquer avec l’établissement consulaire de son État et de bénéficier d’une aide juridique. Ces droits sont notifiés à l’étranger au moment de son arrestation.

2o La personne placée en garde à vue ou détenue a le droit de prendre connaissance, elle-même ou par le biais de son représentant, des pièces du dossier concernant son arrestation.

3o La personne placée en garde à vue ou détenue se voit garantir le droit d’utiliser une langue qu’elle comprend, moyennant, le cas échéant, les services d’un interprète. »

Article 59

« L’étranger placé en garde à vue ou en détention est mis dans un local spécialement aménagé, séparément des personnes suspectes d’avoir commis une infraction pénale. L’étranger est transporté par les mêmes véhicules qui assurent le transport des personnes suspectes d’avoir commis une infraction pénale, mais il doit être séparé de ceux-ci. »

Article 63 § 2

« Un étranger peut être inclus sur la liste [des personnes auxquelles l’entrée en Lettonie est interdite] et frappé d’interdiction du territoire pour une durée de cinq ans, lorsqu’une décision d’expulsion forcée a été prise à son encontre. »

L’article 4 du règlement no 212 du 29 avril 2003 relatif aux modalités d’expulsion forcée des étrangers, à la forme du document de sortie du territoire et à la procédure de sa délivrance (Ārzemnieku piespiedu izraidīšanas kārtība, izceļošanas dokumenta forma un tā izsniegšanas kārtība), dispose :

« Le fonctionnaire [compétent] des forces garde-frontière de l’État notifie à l’étranger la décision de son expulsion forcée dans une langue que celui-ci comprend (moyennant, le cas échéant, les services d’un interprète) ; il lui explique l’essence de la décision, ainsi que les voies de recours contre celle-ci. Après avoir pris connaissance de la décision d’expulsion forcée, l’étranger la signe et en reçoit un exemplaire. Si l’étranger refuse d’attester, par sa signature, la notification de la décision, le fonctionnaire des forces garde-frontière en fait mention sur la copie de la décision. L’étranger a le droit d’expliquer, par écrit, les raisons de son refus. »

Les autres dispositions du règlement précité fixent la forme et le contenu du document de sortie du territoire, les procédures à suivre pour l’identification des étrangers sujets à l’expulsion, etc.

4. La loi sur le parquet

Les dispositions pertinentes de la loi du 19 mai 1994 sur le parquet (Prokuratūras likums) sont ainsi libellées :

Article 6 §§ 3 et 4

« 3o Les actes du procureur peuvent faire l’objet d’un recours dans les cas et selon les modalités définis dans la présente loi et dans les lois procédurales. Dans les domaines relevant de la compétence exclusive du parquet, les recours doivent être adressés au procureur en chef [virsprokurors] du parquet du rang supérieur [à celui ayant rendu la décision entreprise] ; les actes d’un procureur du Parquet général peuvent faire l’objet d’un recours devant le procureur général. Les décisions prises par ces [procureurs supérieurs] sont définitives.

4o Un procureur d’un rang supérieur a le droit d’examiner toute affaire [relevant du procureur d’un rang inférieur], mais il n’a pas le droit d’enjoindre au procureur d’accomplir des actes à l’encontre de sa conscience (...) »

Article 9

« 1o Les ordres légitimes du procureur sont obligatoires à toutes les personnes sur le territoire de la République de Lettonie.

2o Les personnes ne se pliant pas aux ordres légitimes du procureur encourent la responsabilité définie par la loi. »

Article 15

« 1o Conformément aux modalités définies par la loi, le procureur surveille l’exécution des peines privatives de liberté infligées par les tribunaux, et les lieux dans lesquels les personnes arrêtées, placées en garde à vue et en détention provisoire, sont détenues (...).

2o Le procureur a le droit et le devoir d’ordonner, par sa décision immédiate, la libération des lieux d’emprisonnement ou des [établissements à régime] de liberté restreinte des personnes qui y sont illégalement détenues.

3o L’opposition [protests] du procureur relative à la peine illégalement appliquée à une personne détenue dans des lieux d’emprisonnement, entraîne la suspension de l’exécution [de la peine] jusqu’à l’examen de l’opposition. »

Article 16 §§ 1 et 3

« 1o Après avoir reçu l’information relative à une violation de la loi, le procureur effectue une enquête conformément aux modalités définies par la loi, lorsque :

(...)

2) il a été porté atteinte aux droits et aux intérêts légitimes des personnes juridiquement incapables ou à capacité limitée, des invalides, des mineurs, des détenus ou d’autres personnes dont la faculté de protéger leurs droits est limitée.

(...)

3o De même, le procureur effectue une enquête lorsqu’il reçoit une plainte d’une personne dénonçant une violation de ses droits ou ses intérêts légitimes, que cette plainte a déjà été examinée par l’autorité de l’État compétente et que [la personne concernée] a reçu le refus de remédier à la violation mentionnée dans la plainte, ou qu’aucune réponse ne lui a été donnée dans le délai fixé par la loi. Un telle plainte doit être soumise au parquet par écrit (...) »

Article 17

« 1o Lorsqu’il examine une plainte, le procureur a, conformément à la loi, le droit :

1) de demander et d’obtenir des actes normatifs, des documents et d’autres informations des autorités publiques (...), ainsi que d’entrer librement dans les locaux de ces autorités ;

2) d’enjoindre aux chefs des établissements (...) et aux autres responsables d’effectuer des vérifications, des audits et des expertises, de formuler des avis, ainsi que de fournir l’aide de spécialistes (...) ;

3) de convoquer une personne et de lui demander des explications sur la violation de la loi. (...)

2o Lorsqu’il constate une violation de la loi, et en fonction du caractère de cette violation, le procureur a l’obligation :

1) de donner un avertissement de ne plus enfreindre la loi ;

2) de formuler une tierce opposition [protests] ou une déclaration sur la nécessité de mettre fin à la violation de la loi ;

3) de saisir le tribunal d’une demande ;

4) d’ouvrir une enquête pénale ;

5) de suggérer l’ouverture de poursuites administratives ou disciplinaires. »

Article 18

« Lorsque le comportement d’une personne révèlent des indices d’une violation de la loi ou des indices montrant la probabilité d’une telle violation, le procureur adresse à cette personne un avertissement écrit (...) »

Article 19

« 1o L’opposition [du procureur, protests] est dirigée contre les actes pris par (...) les institutions, les organisations ou [leurs] responsables, mais non conformes à la loi. L’opposition doit être adressée soit à la même institution ou au même responsable qui ont adopté l’acte en question, soit à l’autorité supérieure.

2o L’opposition [du procureur] doit être examinée et ses résultats doivent être communiqués au procureur dans un délai de dix jours à compter de sa réception. Si l’opposition a été adressée à un organe collégial, le procureur peut fixer un délai plus long pour l’examen de celle-ci.

3o Si le projet est rejeté sans aucun fondement ou s’il ne reçoit aucune réponse, le procureur a le droit, dans un délai d’un mois à compter de l’expiration du délai de son examen, de saisir le tribunal d’une requête visant à annuler l’acte illégal et à engager la responsabilité de la personne qui était responsable [de son adoption]. La requête du procureur devant le tribunal suspend l’application de l’acte litigieux. »

Article 20

« 1o Lorsqu’il est nécessaire de mettre fin à une action illégale, d’éliminer les conséquences d’une telle action ou de ne pas permettre à une violation de la loi de se produire, le procureur saisit (...) l’autorité (...) respective d’une déclaration écrite.

2o Le procureur fixe un délai pour exécuter les injonctions contenues dans la déclaration, en fonction du caractère de l’irrégularité [en cause] et du temps nécessaire pour y mettre fin.

3o Lorsque les injonctions formulées dans la déclaration, ne sont pas exécutées ou ne font pas l’objet d’une réponse, le procureur a le droit de saisir le tribunal ou un autre organe compétent d’une demande visant à engager la responsabilité de la personne [concernée], conformément à la loi. »

  1. La loi relative à l’examen de requêtes, de plaintes et de suggestions par les autorités

La loi du 27 octobre 1994 relative à l’examen de requêtes, de plaintes et de suggestions par les autorités de l’État et des collectivités territoriales (Iesniegumu, sūdzību un priekšlikumu izskatīšanas kārtība valsts un pašvaldību institūcijās) garantit à chacun le droit de recevoir une réponse motivée de l’autorité saisie (article 1er). Elle fixe les modalités de traitement des communications adressées aux autorités publiques par les particuliers, et fixe les délais de réponse. Le délai normal est de quinze jours ; toutefois, si le problème soulevé nécessite une enquête ou une collecte d’informations supplémentaires, ce délai peut être prolongé jusqu’à trente jours ou même plus, à condition que l’intéressé en soit averti (article 8 § 1).

C. Constatations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)

Lors de sa première visite en Lettonie, en 1999, les délégués du CPT visitèrent le quartier de détention provisoire des immigrés illégaux installé alors à Riga, rue Gaiziņa (document CPT/Inf (2001)27, §§ 69-82). Cependant, en 2002, cet établissement fut transféré au 5, rue Rūdolfa ; ces nouveaux locaux n’ont pas encore fait l’objet d’une visite.

Lors de sa seconde visite, qui dura du 25 septembre au 4 octobre 2002, le CPT visita le centre de détention d’Olaine. La partie pertinente du rapport de cette visite, publié le 10 mai 2005 (CPT/Inf (2005)8), énonce les constats et les recommandations suivantes [traduction française non officielle effectuée par le greffe de la Cour] :

« (...) B. Le Centre de détention des immigrés illégaux d’Olaine

1. Remarques préliminaires

43. Les ressortissants étrangers en situation irrégulière peuvent être détenus par la police ou les gardes-frontière pendant une période allant jusqu’à 72 heures. A la demande du procureur, cette période peut être prolongée jusqu’à dix jours, et ce, avant la décision d’expulsion forcée. Toutefois, les ressortissants étrangers ayant fait l’objet d’un arrêté d’expulsion peuvent rester privés de leur liberté, puisque leur détention en attente de leur expulsion de Lettonie n’est pas limitée dans le temps. (...)

(...)

45. Le centre, géré par les gardes-frontière, est un bâtiment rectangulaire à deux étages qui se situe dans l’enceinte de la prison d’Olaine, à quelques 20 kilomètres au sud de Riga. Il sert à rassembler tant les immigrés illégaux que les demandeurs d’asile dont les demandes ont été rejetées. La plupart des détenus qui y étaient placés soit étaient ressortissants de l’une des républiques de l’ex-Union soviétique, soit étaient devenus apatrides à la suite des événements liés à cet État. Disposant d’une capacité officielle de 66 lits, [le centre] rassemblait 40 détenus au moment de la visite de 2002 (il n’y avait pas de mineurs non accompagnés).

2. Mauvais traitements

46. La délégation ne reçut aucune allégation de mauvais traitements physiques délibérés des ressortissants étrangers par le personnel des forces garde-frontière à Olaine. La plupart des détenus décrivirent le traitement qu’ils recevaient comme allant de « assez bon » jusqu’à « très bon », et la délégation observa que les relations entre le personnel et les détenus étaient plutôt informelles. Il n’y avait pas de problèmes de communication, puisque tous les membres du personnel parlaient le russe, et, au cours de chaque poste de garde, il y avait toujours un garde-frontière qui avait des rudiments d’anglais.

3. Conditions de détention

47. Les conditions matérielles de détention au centre, qui a récemment subi des travaux de rénovation partielle, étaient globalement satisfaisantes. Les détenus étaient placés dans des cellules spacieuses (par exemple, trois détenus dans une cellule de 32 m², quatre détenus dans une cellule de 64 m²), bien éclairées et ventilées, convenablement meublées et dans un bon état de propreté.

Toutefois, les conditions régnant dans certaines parties du centre (par exemple, la cuisine et les installations sanitaires) laissaient à désirer. Le CPT est satisfaite de l’information selon laquelle les installations susvisées ont été remises à neuf après la visite (cf. la lettre des autorités lettonnes du 29 janvier 2003).

48. Le CPT est préoccupé par les conditions de détention dans les deux « cellules de quarantaine », se trouvant au rez-de-chaussée. Les deux cellules étaient utilisées pour y placer les détenus nouvellement arrivés (qui y passaient les deux premières semaines après leur arrivée), ainsi qu’aux fins de sécurité et de discipline.

Les cellules mesuraient 12,5 m²; elles étaient convenablement meublées. Toutefois, elles étaient très froides, et l’accès à la lumière naturelle y était limité (les fenêtres étant couvertes de plaques métalliques). En outre, l’éclairage artificiel était plutôt médiocre. Le CPT recommande des mesures en vue d’améliorer le chauffage et l’éclairage dans les « cellules de quarantaine ».

La délégation était également informée que ces cellules pouvaient rassembler jusqu’à cinq détenus ; une telle occupation serait excessive. Le CPT recommande que pas plus de trois détenus soient placés dans chacune des « cellules de quarantaine » dans un même temps.

49. Dans le quartier de détention ordinaire, les cellules n’étaient pas fermées pendant la plus grande partie de la journée (et de la nuit), et les détenus disposaient d’une heure de promenade par jour. Toutefois, le CPT est préoccupé par le fait que les détenus de longue date ne bénéficiaient d’aucun programme d’activités approprié. Ils passaient leur temps à lire des magazines (généralement périmés), à regarder la télévision, à jouer aux cartes et à s’exercer au gymnase. En outre, aucune activité convenant à leur âge n’était offerte aux enfants.

Le CPT recommande de prendre des mesures en vue de fournir aux ressortissants étrangers détenus au centre de détention d’Olaine un meilleur choix d’activités. Plus longue est la période de détention des personnes, plus développées devraient être les activités qui leur sont proposées. Qui plus est, des mesures spécifiques devraient être prises afin d’assurer que les enfants et les adolescents puissent profiter d’activités convenables pour leur âge.

Vu l’absence de personnel spécialement formé pour le travail social, le CPT invite les autorités lettonnes à prévoir des visites régulières d’un(e) assistant(e) social(e).

4. Soins médicaux

50. Le personnel de santé de l’établissement consistait de deux médecins généralistes et de trois aides-médecins [feldschers], qui étaient présents 24 heures sur 24.

Les détenus avaient un accès rapide au personnel médical, et la délégation eut une impression favorable quant aux efforts du personnel médical de fournir des soins médicaux nécessaires. Tous les détenus nouvellement admis étaient vus par un membre de l’équipe médicale dans les 24 heures suivant leur arrivée.

51. Les installations et l’équipement médical de l’établissement étaient très rudimentaires ; par exemple, le personnel ne disposait même pas de stéthoscopes ou d’échelles de mesure appropriés. Le CPT recommande aux autorités lettonnes de prendre les mesures nécessaires pour doter l’établissement d’équipement médical adéquat.

52. Pour ce qui était du traitement, les détenus avaient droit seulement aux soins médicaux d’urgence gratuits, puisqu’ils n’étaient pas couverts par l’assurance médicale. La délégation a noté que cette situation avait eu plusieurs effets nuisibles. Par exemple, plusieurs détenus avaient des difficultés à recevoir un traitement médical adéquat (y compris des soins dentaires) ou à accéder à des services médicaux extérieurs à l’établissement. La délégation a également eu des préoccupations sérieuses quant au stock inadéquat des médicaments dans le centre.

Le CPT recommande aux autorités lettonnes d’assurer que tous les détenus se voient garantir le traitement (y compris des soins dentaires) et les médicaments requis par leur état de santé. Des fonds suffisants devraient être alloués au centre en vue d’assurer le traitement et les médicaments gratuits à ceux des étrangers qui ne disposent pas de moyens financiers nécessaires pour se les payer eux-mêmes.

53. Un certain nombre de détenus à Olaine souffraient d’anxiété, de dépression, de troubles de sommeil etc., sans pouvoir bénéficier de soins psychiatriques ou psychologiques spécialisés. Le CPT invite les autorités lettonnes à assurer des visites régulières d’un psychologue et d’un psychiatre au centre.

(...)

6. Contacts avec le monde extérieur

57. Les personnes détenues à Olaine avaient le droit de recevoir des visites de deux heures et demi chaque jour, et les autorités avaient prévu un espace convenablement aménagé et une chambre pour les visites conjugales. Certains détenus, qui avaient leur famille dans la région de Riga, pouvaient ainsi bénéficier de longues visites. Cependant, la plupart des détenus ne recevaient aucune visite, leurs familles vivant dans des régions lointaines de la Lettonie ou à l’étranger.

Le CPT se réjouit du fait qu’aucune restriction n’était imposée à l’envoi et à la réception de lettres ; qui plus est, l’établissement fournissait gratuitement des enveloppes et des timbres aux détenus. Ils étaient également autorisés à passer des appels téléphoniques, à condition d’avoir des moyens financiers pour les payer. (...)

(...)

8. Procédures de plainte et d’inspection

60. La délégation du CPT a été informée que les détenus du centre de détention d’Olaine pouvaient adresser des plaintes au chef de l’établissement, ainsi qu’aux organismes extérieurs tels que les tribunaux, les procureurs et le Bureau national des Droits de l’Homme.

61. L’établissement était régulièrement inspecté par le procureur compétent, ainsi que par l’Inspection de la Direction Centrale des Forces garde-frontière.

Le CPT souhaiterait recevoir des informations détaillées (telles que la fréquence des visites, les conclusions, etc.) sur les visites effectuées en 2002 par l’Inspection de la Direction Centrale des Forces garde-frontière et sur les mesures prises en réponse par les autorités compétentes. (...) »

Les parties pertinentes de la réponse du gouvernement letton au rapport susmentionné (CPT/Inf (2005)9) sont ainsi libellées [traduction française non officielle effectuée par le greffe de la Cour] :

« (...) En ce qui concerne l’aménagement des locaux d’habitation du [centre] d’Olaine (...), nous expliquons que le chauffage et l’éclairage des cellules de quarantaine sont adéquats.

(...)

Les détenus qui ont des enfants ont la possibilité de faire éduquer leurs enfants. S’il y a un enfant que ses parents veulent envoyer à l’école, ce problème est résolu dans un sens positif ; toutefois, il y a lieu de noter qu’à ce jour, aucun des détenus n’a formulé un tel souhait.

Pendant la période estivale, les enfants ont la possibilité de rester dans la cour du [centre] et de s’y adonner à de différentes activités correspondant à leur âge. Il n’y a pas de programme de loisirs pour les détenus de longue date, de sorte que chacun est libre de choisir un passe-temps selon ses intérêts personnels. Des téléviseurs [et] des livres sont disponibles au [centre], de même que d’autres moyens de passer le temps. Dans l’avenir, on a prévu d’offrir plus de possibilités d’activités physiques des détenus. L’emploi du temps quotidien du [centre] a été modifié afin d’offrir aux détenus des promenades plus fréquentes et plus longues. Chacun des détenus reçoit le nombre requis de timbres-poste et d’enveloppes, ce fait étant consigné dans le registre du [centre de détention].

Le [centre] est muni d’un équipement médical adéquat, dont la conformité aux exigences actuelles dépend des ressources financières ; les soins médicaux nécessaires sont également prodigués. Il est envisagé de créer un poste de psychologue occupé à plein temps au [centre].

Pour ce qui est de la demande des experts mentionnés dans le rapport d’obtenir des renseignements sur les inspections effectuées au [centre] d’Olaine au cours de l’année 2002 par l’administration des Forces garde-frontière, je vous informe que neuf inspections ont été effectuées en 2002 (...), et qu’à la suite de chacune d’entre elles, un rapport et un plan d’élimination des lacunes constatées (...) ont été dressés (...).

(...)

Après la visite des représentants du [CPT] au [centre] d’Olaine, en 2002, les mesures suivantes ont été prises :

la réfection des locaux pour les détenus, du quartier médical, des douches et des salles de bains a été effectuée ;

– l’équipement nécessaire a été acheté pour le quartier médical : deux lits, un paravent, une armoire pour les médicaments, une table médicale [sic] ;

– la salle de soins médicaux d’urgence est régulièrement approvisionnée de médicaments (un contrat d’achat de médicaments a été conclu avec la SARL « R.P. ») ;

– les soins médicaux primaires ont été assurés (des accords ont été conclus en ce sens avec des établissements de soins : le centre de santé d’Olaine, l’hôpital neuropsychiatrique de Jelgava et le Centre national de tuberculose) ;

– les conditions de ménage et les conditions sanitaires adéquats ont été assurés (les désinfectants sont achetés régulièrement) ;

– l’éclairage et le chauffage ont été améliorés dans le quartier médical (deux radiateurs à huile supplémentaires ont été obtenus).

A la fin du mois de décembre de cette année, le [centre] mettra en œuvre une chaufferie à gaz, qui fournira au [centre] de la chaleur et de l’eau chaude en permanence. (...) »

GRIEFS

1. Les requérants soutiennent que toute la procédure d’exécution des arrêtés d’expulsion pris à leur encontre (les conditions de leur détention dans le quartier de détention provisoire de Riga et dans le centre de séjour des immigrés illégaux d’Olaine, la qualité des traitements médicaux administrés à la deuxième requérante, la manière dont ils furent conduits à la frontière et embarqués dans le train) a atteint le seuil minimum de gravité pour constituer un traitement inhumain et dégradant, au sens de l’article 3 de la Convention. Selon eux, cette violation est d’autant plus grave en ce qui concerne le troisième requérant, mineur à l’époque des faits.

2. Invoquant l’article 5 § 1 f) de la Convention, les requérants se plaignent du retard avec lequel les décisions d’expulsion forcée furent prises à leur encontre, par rapport à la date de leur arrestation. Ils soutiennent que ce retard rendit leur détention irrégulière.

3. Invoquant l’article 5 § 2 de la Convention, les requérants se plaignent que le procès-verbal de leur arrestation leur fut présenté en letton, langue qu’ils ne comprennent pas, et non en russe, leur langue maternelle.

4. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent que leur expulsion du territoire letton constitue une atteinte injustifiée à leur droit au respect de la vie privée et familiale.

5. Les requérants soutiennent que l’article 8 de la Convention a également été violé du fait de placement de tous les requérants dans la même cellule, tant à Riga qu’à Olaine, ainsi que du fait de détenir avec eux des personnes étrangères à leur famille.

6. Les requérants allèguent également une discrimination prohibée par l’article 14 de la Convention. Selon eux, ils sont persécutés par les autorités lettonnes en raison de leur nationalité et de leur origine russes. Quant à la deuxième requérante, elle s’estime victime d’une discrimination dans l’exercice de ses droits garantis par l’article 8 de la Convention, discrimination fondée sur sa situation familiale en tant qu’épouse d’un ex-militaire russe.

7. Enfin, les requérants soutiennent que, lors de leur arrestation, le 3 septembre 2003, les gardes-frontière leur posèrent des questions au sujet de leur requête introduite devant la Cour. Selon eux, il s’agit d’une entrave à l’exercice de leur droit de pétition individuelle, entrave prohibée par la dernière phrase de l’article 34 de la Convention.

EN DROIT

A. Grief tiré de l’article 3 de la Convention

Les requérants se plaignent que les conditions de leur détention, et, plus généralement, les conditions dans lesquelles fut effectuée leur expulsion forcée de Lettonie, s’analysent en un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

1. Sur l’exception du Gouvernement

a) Arguments des parties

i. Le Gouvernement

Le Gouvernement soulève d’emblée une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement, par les requérants, des voies de recours s’ouvrant en droit interne. Selon lui, les requérants avaient la possibilité d’adresser une plainte au procureur compétent, ce qu’ils n’ont pas fait. Quant à l’allégation contraire des requérants (cf. infra), le Gouvernement fait remarquer qu’elle n’est confirmée par aucune pièce du dossier.

Le Gouvernement estime que la loi sur le parquet dote les procureurs d’un arsenal juridique suffisant pour pouvoir porter remède aux griefs de tout détenu dénonçant les conditions de sa détention ; par ailleurs, les injonctions du procureur ont une force obligatoire. Dans ces conditions, le procureur est capable de sanctionner non seulement une violation de la loi en tant que telle, mais également l’inertie des organes administratifs face à une plainte dénonçant cette violation.

Afin de démontrer le caractère effectif de cette voie de recours, le Gouvernement fournit un tableau statistique fourni par le parquet et concernant les plaintes reçues par cette institution en 2003. Il en ressort que, pendant l’année en question, le parquet a reçu 612 plaintes relatives « à la violation des droits et intérêts des détenus ». Un certain nombre de plaintes a été transmis à d’autres organes ; en revanche, dans trois cas, le procureur compétent a formé une opposition, qui a été respectée par l’autorité destinatrice.

Enfin, selon le Gouvernement, les requérants ne sont pas fondés à soutenir qu’ils ignoraient la voie de recours litigieuse. En effet, dans la procédure devant les tribunaux relative à leur régularisation, ils étaient représentés par une avocate qui pouvait les éclairer à ce sujet.

ii. Les requérants

Les requérants estiment qu’on ne peut pas leur reprocher de ne pas avoir épuisé un recours au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Ils soutiennent que leur avocate avait effectivement adressé au parquet un recours concernant l’illégalité de leur détention, mais que la décision du parquet fut rendue ou moment où ils étaient déjà conduits à la frontière. Par ailleurs, le fait qu’ils étaient représentés par une avocate n’y change rien : cette avocate fut engagée par les requérants eux-mêmes dans le cadre de la procédure sur la légalité des arrêtés d’expulsion, et les autorités lettonnes n’ont jamais soulevé la question de la représentation juridique des requérants lors de leur détention. Enfin, d’après les requérants, le lieutenant M.H. leur avait expressément déclaré que, puisque leurs recours avaient été rejetés par les tribunaux, ils n’avaient plus aucun droit de se plaindre, et que lui-même ne transmettrait pas leurs plaintes éventuelles aux destinataires.

b) Observations du tiers intervenant

Le gouvernement russe se rallie à la position des requérants. Selon lui, vu la situation particulière des requérants, une plainte adressée au parquet letton ne constituerait pas un recours effectif et adéquat. En effet, l’attitude de cette institution à l’encontre des personnes d’origine russe va d’une inaction jusqu’à un soutien actif aux violations de la Convention. En l’espèce, le parquet a omis de prendre les mesures adéquates pour redresser les griefs des requérants ; par ailleurs, il en est de même des autres citoyens russes ayant introduit une requête devant la Cour. Quant à la statistique présentée par le gouvernement défendeur, le gouvernement russe fait remarquer qu’en 2003, seules trois des 612 plaintes ont réellement abouti ; en outre, cette statistique ne reflète pas la proportion des plaintes émanant de citoyens russes.

c) Appréciation de la Cour

La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention, qui énonce la règle de l’épuisement des voies de recours internes, est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). La règle de l’article 35 § 1 se fonde sur l’hypothèse, incorporée dans l’article 13 – avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir notamment Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000 XI). Dans la même logique, l’article 35 § 1 exige l’épuisement des seuls recours accessibles, effectifs et adéquats, c’est-à-dire existant à un degré suffisant de certitude – en pratique comme en théorie – et susceptibles de porter remède aux griefs soulevés (voir, par exemple, Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, pp. 2275-2276, §§ 51-52).

Dans la présente affaire, le Gouvernement se réfère sur la loi sur le parquet. A cet égard, la Cour observe que l’article 15 de cette loi investit effectivement les procureurs du pouvoir de « surveiller l’exécution des peines privatives de liberté (...) et les lieux dans lesquels les personnes (...) sont détenues », et qu’il leur confère le droit de demander la libération immédiate des personnes illégalement détenues. Certes, il ressort du tableau statistique fourni par le Gouvernement qu’à l’époque respective, le parquet avait effectivement reçu 612 plaintes relatives « à la violation des droits et intérêts des détenus » ; toutefois, il apparaît que seules trois plaintes ont donné lieu à une action concrète de cette institution. Qui plus est, le Gouvernement n’a fourni aucun exemple concret où la disposition précitée – à supposer même qu’elle vise également les conditions d’une détention – aurait effectivement été appliquée dans les circonstances spécifiques d’une détention d’un étranger en vue de son extradition ou de son expulsion.

De même, la Cour rappelle que les requérants furent détenus du 3 au 17 septembre 2003, soit pendant une période de quatorze jours. Dans ces conditions, pour être effectif au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, un recours interne devait présenter des garanties minimales de célérité, d’autant plus qu’il s’agissait d’une allégation sérieuse de mauvais traitements. Or, même si l’on lit les dispositions pertinentes de la loi sur le parquet en combinaison avec la loi relative à l’examen de requêtes, de plaintes et de suggestions par les autorités de l’État et des collectivités territoriales, il apparaît que l’article 8 § 1 de ce dernier texte impartit à l’autorité compétente un délai de quinze ou de trente jours pour donner suite à une requête ou une plainte ; qui plus est, dans certains cas, ces délais peuvent faire l’objet d’une extension. Vu la nature du grief soulevé par les requérants, de tels délais paraissent inadéquats. A cet égard, la Cour rappelle qu’un recours inapte à prospérer en temps utile n’est ni adéquat ni effectif (voir, mutatis mutandis, Pine Valley Developments Ltd. et autres c. Irlande, arrêt du 29 novembre 1991, série A no 222, p. 25, § 47, et Podkolzina c. Lettonie (déc.), no 46726/99, 8 février 2001).

En résumé, le Gouvernement n’a pas convaincu la Cour de l’existence, dans l’ordre juridique letton, d’un recours interne accessible, effectif et adéquat que les requérants auraient dû épuiser avant de saisir la Cour. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception en cause.

2. Sur le fond du grief

a) Arguments des parties

i. Le Gouvernement

Selon le Gouvernement, le traitement des requérants, tant lors de leur détention que lors de leur reconduite à la frontière, n’a manifestement pas atteint le seuil minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. De nombreux documents à l’appui, le Gouvernement fait valoir que les renseignements fournis par les requérants à cet égard sont faux ; il réitère sa version des faits (cf. supra). S’agissant en premier lieu du quartier de détention provisoire sis à Riga, au 5, rue Rūdolfa, où les requérants étaient confinés du 3 au 12 et du 15 au 17 septembre 2003, le Gouvernement rappelle que ce quartier a été ouvert en janvier 2003, donc seulement quelques mois avant que les requérants y fussent placés. Par ailleurs, ces derniers étaient enfermés dans une cellule conçue pour quatre personnes et non pour trois ; ils avaient donc suffisamment de place. En résumé, même si les conditions régnant dans l’établissement en question « n’étaient pas idéales », elles étaient néanmoins conformes à l’article 3 de la Convention.

En deuxième lieu, pour ce qui est du centre de séjour des immigrés illégaux d’Olaine, le Gouvernement se réfère aux conclusions du CPT, qui a visité cet établissement en automne 2002 et qui a formulé des conclusions généralement favorables à propos des conditions de détention y régnant. De même, quelques semaines seulement avant le transfert des requérants à Olaine, l’établissement a été visité par des délégués du Bureau national des Droits de l’Homme, organe médiateur dont les fonctions s’apparentent à celles d’un ombudsman ; ces délégués ont eux aussi trouvé les conditions de détention tout à fait satisfaisantes. A cet égard, le Gouvernement cite la lettre du chef de la direction régionale compétent des forces garde-frontière du 19 juin 2004 (cf. supra), dont les parties pertinentes se lisent ainsi :

« (...) Pendant la période allant de 2002 jusqu’en 2004, le [centre] d’Olaine a été plusieurs fois visité par des experts (...) du [CPT], des représentants de l’ONU et des fonctionnaires du Bureau national des Droits de l’Homme. Les visites des experts ont également eu lieu immédiatement avant le placement des Vikoulov dans le [centre] et immédiatement après l’expulsion des Vikoulov de Lettonie. Par conséquent, un avis indépendant a été reçu au sujet des conditions de détention et de leur conformité aux dispositions de droits de l’homme, [et] des violations des droits de l’homme n’[y] ont pas été constatées (...) »

Le Gouvernement rappelle également qu’à l’arrivée des requérants à Olaine, ils furent soumis à un examen médical, et qu’un dossier médical séparé fut ouvert au regard de chacun d’eux ; à l’appui de cette thèse, le Gouvernement fournit les copies de ces dossiers. Selon le Gouvernement, l’aide médicale fournie aux requérants tout au long de leur détention était tout à fait adéquate et conforme à leurs besoins.

Enfin, quant à la reconduite des requérants à la frontière russe, le Gouvernement reconnaît que ce voyage pouvait être dur pour eux – non seulement du point de vue psychologique, mais également parce que l’état des routes menant à la frontière laisse à désirer. Toutefois, tout cela ne suffit pas pour rendre le traitement dénoncé contraire à l’article 3 de la Convention.

ii. Les requérants

Les requérants insistent sur le fait que la description des conditions de leur détention est vraie et que c’est le Gouvernement qui cherche à induire la Cour en erreur. S’agissant en particulier du rapport du CPT, les requérants font remarquer que la visite des délégués de cet organe au centre de séjour d’Olaine avait eu lieu un an avant leur détention et que les conditions régnant dans ce centre ont pu changer depuis lors.

Les requérants rappellent également l’incident avec du gaz lacrymogène, ayant eu lieu le sixième jour de leur détention dans le quartier de Riga. Ils réitèrent leur thèse selon laquelle ils ne purent pas récupérer leurs effets personnels puisqu’ils avaient refusé de signer les procès-verbaux présentés par le lieutenant M.H. Se référant à l’arrêt Dulaş c. Turquie (no 25801/94, 30 janvier 2001), ils soutiennent que ce fait constitue une violation séparée de l’article 3 de la Convention à leur égard. Il en est de même de la manière dont ils furent conduits à la frontière russe. Selon les requérants, toutes ces violations sont d’autant plus inacceptables qu’elles concernent le troisième requérant, mineur à l’époque des faits.

Les requérants font valoir que la véracité de leur version peut être démontrée par les témoignages des personnes détenues avec eux à Riga et à Olaine. Toutefois, à ce stade de la procédure, ils refusent de révéler les noms de ces personnes, ces dernières « pouvant faire l’objet de persécutions de la part du gouvernement letton ».

b) Observations du tiers intervenant

Le gouvernement russe part de la présomption que les faits relatés par la famille Vikoulov ont eu lieu et que les autorités lettonnes n’ont pas réussi à les réfuter ; il en est notamment ainsi du prétendu placement d’autres détenus dans la cellule des requérants. Le gouvernement russe estime que les conditions de détention de ces derniers dans les deux établissements en cause constituaient, sans aucun doute, un traitement inhumain prohibé par l’article 3 de la Convention. En particulier, le gouvernement défendeur n’a pas démenti l’allégation selon laquelle les toilettes n’étaient pas séparées du reste de la cellule ; cela signifie que chacun des requérants devait satisfaire ses besoins naturels sous les yeux des deux autres. Selon le gouvernement russe, la violation litigieuse était d’autant plus inacceptable qu’elle visait le troisième requérant ; mineur à l’époque des faits, il a subi un choc psychologique particulièrement fort. Enfin, le fait, pour le garde-frontière compétent, d’autoriser les requérants à emporter leurs effets personnels à condition qu’ils signassent les procès-verbaux d’arrestation et d’expulsion, est « non seulement illégal et cruel, mais également cynique ». Bref, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérants.

c) Appréciation de la Cour

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

B. Grief tiré de l’article 5 § 1 f) de la Convention

Les requérants rappellent qu’ils furent arrêtés le 3 septembre 2003, alors que la décision ordonnant cette arrestation et leur détention subséquente ne fut rendue que le 8 septembre 2003. Cela étant, ils soutiennent que leur arrestation et leur détention furent irrégulières, qu’elles ne pouvaient correspondre à aucun but légitime, et qu’il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention. La partie pertinente de cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne (...) contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

1. Arguments des parties

a) Le Gouvernement

Le Gouvernement estime que la détention des requérants était conforme à l’article 5 § 1 f). En premier lieu, elle était régulière du point de vue du droit interne : les requérants avaient refusé de quitter la Lettonie avant la date indiquée dans l’arrêté d’expulsion (le 15 juin 2003) ; or, l’article 51 § 1 de la loi sur l’immigration autorise les gardes-frontière à arrêter un étranger afin de mener à bien la procédure d’expulsion à son égard. Aux termes de l’article 54 de la même loi, la garde à vue d’un tel étranger peut durer jusqu’à dix jours ; s’il s’avère nécessaire de prolonger cette privation de liberté, l’intéressé doit être déféré devant le juge, qui peut ordonner sa détention pour une durée allant jusqu’à deux mois. Or, ces dispositions ont été strictement respectées en l’espèce. En deuxième lieu, dans le cadre de la procédure d’expulsion forcée, les autorités ont agi avec une célérité et une diligence suffisantes. En résumé, il n’y a aucune apparence de violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

b) Les requérants

Les requérants soutiennent qu’il n’y avait aucune raison pour les incarcérer, puisqu’ils avaient une résidence stable et connue à Riga et qu’ils étaient prêts à venir de leur plein gré à la Direction et à produire tous les documents requis. Ils soulignent en particulier qu’ils furent arrêtés le 3 septembre 2003, mais que ce ne fut que le 10 septembre qu’on tenta de leur notifier les décisions d’expulsion forcée pris par la Direction à leur encontre deux jours auparavant. De même, les requérants réitèrent leur thèse selon laquelle ils n’ont jamais caché leurs papiers d’identité ; bien au contraire, à l’audience du 12 septembre 2003, ces derniers furent produits devant le juge. Enfin, les requérants font valoir que la nouvelle loi sur l’immigration leur était inapplicable, leur affaire ayant été entamée sous l’empire de l’ancienne loi sur les étrangers.

2. Observations du tiers intervenant

Le gouvernement russe se rallie entièrement à la position des requérants ; selon lui, les actions entreprises par les autorités lettonnes à leur encontre, étaient illégales et dénuées de tout fondement.

3. Appréciation de la Cour

De même que pour le grief précédent, la Cour estime que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

C. Grief tiré de l’article 5 § 2 de la Convention

Les requérants se plaignent que le procès-verbal de leur arrestation était entièrement rédigé en letton, langue qu’ils ne maîtrisent pas, et non en russe, leur langue maternelle. Selon eux, ils ne connaissent pas, jusqu’à présent, les raisons de leur arrestation ; il s’agit donc là d’une violation de l’article 5 § 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle. »

1. Arguments des parties

a) Le Gouvernement

Selon le Gouvernement, l’article 5 § 2 ne garantit pas nécessairement une traduction écrite de l’acte privant la personne de sa liberté. La seule chose qu’il garantit, c’est que la personne concernée reçoive, d’une manière et dans une mesure adéquates, l’information sur les raisons de son arrestation ou sa détention. Cette disposition n’entre en jeu que lorsqu’il y a des raisons suffisantes de considérer que l’intéressé ne comprend pas la langue utilisée par les autorités ; en tout état de cause, elle n’exige pas la présence d’un interprète professionnel.

S’agissant de la présente affaire, le Gouvernement soutient que les requérants étaient très bien conscients de la raison de leur arrestation. Il rappelle d’emblée que les arrêtés d’expulsion en question furent pris en mai 2000 ; pendant la procédure qui s’ensuivit, les requérants étaient représentés par un avocat ; ils comprenaient donc que leur situation était irrégulière et qu’elle pouvait un jour aboutir à un éloignement par la force. De même, après le rejet définitif de leur pourvoi, la Direction les prévint plusieurs fois qu’ils risquaient une expulsion forcée s’ils refusaient de quitter le territoire national. Ensuite, lors de leur arrestation, le 3 septembre 2003, les gardes-frontière leur expliquèrent, en russe, les raisons exposées dans les procès-verbaux qu’ils refusèrent néanmoins de signer. A cet égard, le Gouvernement fournit une copie d’une note manuscrite rédigée en russe par le premier requérant lors de son arrestation, dans laquelle il explique sa situation. En tout état de cause, tous les agents en question maîtrisent bien le russe ; de plus, c’est la langue maternelle de certains d’entre eux, et ils n’ont jamais eu de difficultés de communication avec les requérants.

b) Les requérants

Les requérants précisent que leur grief ne vise pas le fait qu’ils ne seraient pas informés des raisons de leur arrestation, mais le fait qu’ils furent obligés à signer un procès-verbal rédigé dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. Selon eux, c’était la seule raison pour laquelle ils refusèrent de le signer. En effet, ils n’avaient « aucune raison de croire l’inspecteur » lorsque celui-ci leur expliquait, en russe, le contenu du procès-verbal. Théoriquement, ils auraient pu apposer sur ce document une remarque concernant leur problème de compréhension ; toutefois, personne ne le leur avait proposé. Lorsqu’on leur demanda la raison pour laquelle ils n’étaient pas partis, ils expliquèrent que c’était à cause de leur requête pendante à Strasbourg. Enfin, s’il est vrai que les gardes-frontière en question parlaient tous le russe et que certains d’entre eux étaient eux-mêmes d’origine russe, ils étaient tous des fonctionnaires lettons et, par là même, ne pouvaient pas être assimilés à des interprètes indépendants. En résumé, l’article 5 § 2 de la Convention n’a pas été respecté en l’espèce.

2. Observations du tiers intervenant

Le gouvernement russe se rallie aux thèses des requérants.

3. Appréciation de la Cour

La Cour rappelle que l’article 5 § 2 de la Convention énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir pourquoi elle a été privée de liberté, quel que soit le fondement de cette privation. Il s’agit là d’une garantie minimum contre l’arbitraire. Intégré au système de protection qu’offre l’article 5, il oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple, compréhensible et accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4. Elle doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court délai », mais l’autorité qui l’arrête peut ne pas les lui fournir en entier surle-champ. Pour déterminer si elle en a reçu assez et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l’espèce (voir Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 413, CEDH 2005...). Par ailleurs, en règle générale, lorsqu’il s’agit d’une arrestation visée par l’article 5 § 1 f) de la Convention, les informations données à l’intéressé n’ont pas à être aussi complètes que lors d’une arrestation pour être jugé, au sens du point c) du même paragraphe (voir K. c. Belgique, no 10819/84, décision de la Commission du 5 juillet 1984, Décisions et rapports (DR) 38, p. 232).

Dans la présente affaire, la Cour constate que, par une lettre du 25 février 2003, le chef de la Direction a rappelé aux deux premiers requérants leur obligation de quitter la Lettonie en application des arrêtés d’expulsion pris en mai 2000 ; en outre, il les a expressément prévenus que s’ils n’obtempéraient pas, ils seraient expulsés par la force. Peu après, le 14 mars 2003, il les rencontra en personne et leur rappela encore une fois leur obligation de partir avant la date fixée. Les requérants n’ont jamais soutenu ne pas avoir compris le sens de ces communications ; ils étaient donc pleinement conscients que s’ils restaient en Lettonie après la date litigieuse, ils pouvaient à tout moment être arrêtés en vue de leur éloignement forcé. Qui plus est, il ressort de leurs propres explications que, lors de leur arrestation le 3 septembre 2003, ils discutèrent avec les gardes-frontière la légitimité de leur éloignement qu’ils considéraient suspendu du fait de leur requête devant la Cour ; il apparaît que cette conversation se déroulait entièrement en russe, langue maternelle des requérants. Ceux-ci étaient donc parfaitement informés de la raison de leur arrestation, et il n’y a en l’espèce aucune apparence d’atteinte aux droits garantis par l’article 5 § 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, De Vos c. Portugal, no 29644/96, décision de la Commission du 27 novembre 1996).

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

D. Grief tiré de l’article 8 de la Convention et relatif à l’éloignement des requérants

Les requérants se plaignent que leur expulsion du territoire letton constitue une violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale. Ce droit est garanti par l’article 8 de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bienêtre économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Arguments des parties

a) Le Gouvernement

Le Gouvernement fait d’emblée remarquer que les requérants ne sauraient se plaindre d’une ingérence dans leur « vie familiale ». En effet, puisqu’ils ont été expulsés ensemble, l’unité de leur famille n’a pas été rompue. Quant aux personnes restant en Lettonie, les relations entre elles et les requérants ne constituent pas une « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention. En revanche, le Gouvernement reconnaît qu’il y a eu en l’espèce une ingérence dans la « vie privée » des intéressés ; il estime cependant que cette ingérence était conforme aux exigences de l’article 8 § 2.

Ainsi, l’éloignement des requérants avait une base légale suffisamment claire, accessible et prévisible, c’est-à-dire l’accord russo-letton et les lois lettonnes sur les étrangers et sur l’immigration. De même, cette mesure poursuivait un « but légitime », à savoir la protection de la sécurité nationale. Enfin, elle était « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire proportionnée au but susvisé. A cet égard, le Gouvernement se réfère aux principes formulés dans l’arrêt Slivenko, précité, et régissant la situation particulière des anciens membres du personnel militaire russe restés en Lettonie après le rétablissement de l’indépendance des pays baltes (§§ 116-117). Cependant, à la différence de l’affaire Slivenko, la situation personnelle des requérants n’est pas de nature à prévaloir sur les considérations de la sécurité nationale et à rendre leur éloignement disproportionné.

En effet, la seule raison pour laquelle la famille Vikoulov se trouvait sur le sol letton était le service militaire du premier requérant. Tout en reconnaissant que les parents de Galina Vikoulova résident en Lettonie depuis 1979, le Gouvernement insiste sur le fait que celle-ci est entrée sur le territoire letton à cause du service de son mari ; à l’appui de cette thèse, il fournit une copie de la lettre de la Direction qui, elle, se réfère au livret de travail de cette requérante. Ensuite, toute la vie des requérants était étroitement liée à l’armée soviétique, puis russe. En particulier, le premier requérant a continué à être un membre actif des forces armées russes pendant environ huit ans après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie et pendant environ quatre ans après la signature du traité russo-letton. Pendant toutes ces années, il était assigné à la station de radar de Skrunda ; par conséquent, son séjour et celui de sa famille étaient régis par les dispositions spécifiques applicables au personnel de cette installation militaire. En résumé, pratiquement tous les liens éventuels unissant les trois requérants à la Lettonie se sont développés dans le contexte du service militaire du premier d’entre eux.

Le Gouvernement soutient ensuite qu’aucun des trois requérants ne peut avoir de difficultés majeures d’adaptation sociale en Russie. A cet égard, il rappelle qu’ils sont tous d’origine et de nationalité russe, que leur langue maternelle est le russe et que les parents du premier requérant résident à Kaliningrad. Certes, Yanina, la fille aînée de la famille, reste en Lettonie, de même que les parents âgés de la deuxième requérante ; toutefois, ces personnes peuvent s’aider mutuellement. En tout état de cause, même après leur expulsion, rien d’empêche les requérants de maintenir des contacts avec les membres de leur famille restés en Lettonie.

En résumé, le Gouvernement estime que le cas d’espèce s’apparente aux affaires Kolosovskiy c. Lettonie ((déc.), no 50183/99, 29 janvier 2004) et Ivanov c. Lettonie ((déc.), no 55933/00, 25 mars 2004), à cette différence près que les liens des requérants avec la Lettonie sont encore plus faibles que ceux de MM. Kolosovskiy et Ivanov.

b) Les requérants

Les requérants combattent les arguments du Gouvernement. Selon eux, une ingérence dans leur « vie familiale » a bel et bien été commise, puisqu’ils se trouvent maintenant séparés des membres de leur famille qui restent en Lettonie.

Pour ce qui est de la justification de l’ingérence litigieuse, les requérants se réfèrent aux aussi à l’arrêt Slivenko, mais dans un sens opposé au Gouvernement. Ils rappellent que l’existence du traité et de l’accord russo-lettons n’empêche pas la Cour d’examiner la compatibilité de la mesure critiquée avec la Convention (voir Slivenko, précité, § 120). Ils rappellent ensuite que le premier d’entre eux fut démobilisé en 1998, et qu’il devait dès lors être traité comme un militaire retraité et non comme un militaire d’active (ibidem, § 118). Après sa démobilisation, le premier requérant n’a jamais été réellement réassigné à Kaliningrad ; il resta en Lettonie jusqu’à son expulsion.

En tout état de cause, selon les requérants, leur éloignement est disproportionné. A cet égard, ils insistent sur la durée de leur séjour en Lettonie et sur l’intensité de leurs liens personnels et familiaux dans ce pays. Ils sont entrés sur le territoire letton lorsque celle-ci faisait partie de l’Union soviétique. Par ailleurs, et contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la deuxième requérante n’est pas entrée en Lettonie en raison du service militaire de son mari, mais pour rejoindre ses parents qui, eux, y résidaient depuis quelques années. Les parents âgés et malades de la deuxième requérante vivent en Lettonie à titre permanent ; il en est de même de la fille aînée de la famille, Yanina, de l’enfant de celle-ci, ainsi que du frère de la deuxième requérante et de la sœur du premier. En revanche, selon les requérants, ils n’ont pas de liens familiaux suffisamment forts en Russie. Ils analysent en particulier la situation du troisième d’entre eux, Anton Vikoulov : celui-ci est né et a toujours vécu en Lettonie, et il aura certainement des difficultés d’adaptation sociale en Russie. Il y a été scolarisé en Lettonie de la première à la onzième année d’études, et il a toujours suivi le programme scolaire letton, sensiblement différent du programme russe. Qui plus est, à cause de cette différence, il a dû poursuivre ses études dans une classe inférieure à celle où il avait étudié en Lettonie, redoublant ainsi une année et obtenant son diplôme une année plus tard que prévu.

Les requérants invoquent enfin le paragraphe 8 de la Recommandation 1504(2001) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, aux termes duquel « [l]es personnes résidant à titre légal dans un pays, antérieurement à l’établissement ou à la restauration de l’indépendance de ce pays, devraient au minimum bénéficier du même niveau de protection que les immigrés de longue durée et, en particulier, ne devraient en aucun cas être expulsées ». Selon eux, les autorités lettonnes ont méconnu cette recommandation.

2. Observations du tiers intervenant

Le gouvernement russe partage la position des requérants, dont il réitère la plupart des arguments. Il considère d’emblée que le traité ou l’accord russo-lettons ne peuvent pas être invoqués pour justifier leur éloignement. Il rappelle ensuite que, depuis 1998, le premier requérant était démobilisé, et qu’il était à la retraite au moment de l’adoption des arrêtés d’expulsion litigieux. Or, puisqu’il était retraité, les autorités lettonnes n’avaient aucune raison de le traiter comme un militaire d’active ; par exemple, on ne saurait alléguer que le départ d’un militaire retraité serait assimilable à son transfert vers un autre lieu de service.

Le gouvernement russe soutient que l’expulsion des requérants ne poursuivait aucun but légitime, la résidence d’un retraité et de sa famille sur le territoire national n’étant pas en mesure de mettre la sécurité nationale en péril. Le fait que la vie des requérants était étroitement liée à l’armée soviétique puis russe est sans incidence en l’espèce : en effet, lorsque la Lettonie et la Russie faisaient toutes les deux partie de l’URSS, la majorité des hommes faisaient leur service obligatoire dans cette armée. En outre, la mesure litigieuse était clairement disproportionnée à tout but qu’elle pouvait poursuivre. En effet, les requérants étaient complètement intégrés dans la société lettonne, et le degré de leur intégration est comparable au degré d’intégration des résidents permanents de Lettonie. En revanche, ils n’ont pas de liens comparables avec la Russie ; leur résidence actuelle dans ce pays n’est que le résultat des actions illégales des autorités lettonnes. De même que les requérants, le gouvernement russe critique le fait que le troisième requérant n’a pas pu terminer sa scolarité selon le programme auquel il était habitué depuis sa première année d’école.

Le gouvernement russe juge inacceptable la thèse du gouvernement letton selon laquelle Yanina, la fille aînée de la famille, restée en Lettonie, peut très bien prendre soin de ses grands-parents âgés. D’après lui, les requérants devraient pouvoir eux-mêmes décider qui s’en chargerait ; de plus, les parents de la deuxième requérante ont un besoin accru de soins et d’assistance.

Aux yeux du gouvernement russe, la violation de l’article 8 dans le chef des requérants est encore plus grave que celle constatée dans l’arrêt Slivenko précité. En effet, les Vikoulov n’ont pas de résidence permanente en Russie ; ils éprouvent aussi des difficultés dans la recherche d’emploi. En résumé, l’article 8 de la Convention a été violé en l’espèce.

3. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

En l’occurrence, les parties s’accordent à dire que l’expulsion des requérants a constitué une ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de la vie privée, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement.

S’agissant en revanche de la « vie familiale », la Cour constate que la mesure d’éloignement dénoncée n’a pas eu pour effet de briser l’unité de la famille Vikoulov, dans la mesure où tous les trois requérants ont été expulsés ensemble. De même, la Cour rappelle que les rapports entre les enfants adultes et leurs parents, ne faisant pas partie du noyau familial, ne bénéficient pas nécessairement de la protection de l’article 8 sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux. Par conséquent, les requérants ne peuvent invoquer l’existence d’une « vie familiale » ni à propos de Yanina Vikoulova et de sa famille, ni à propos des parents âgés de la deuxième requérante ; en effet, il n’a pas été démontré qu’ils étaient à la charge des requérants, ceux-ci n’ayant pas suffisamment étayé leurs arguments à cet égard. Cependant, la Cour prendra en considération les relations des requérants avec les personnes susvisées sous le volet de leur vie « privée » (voir Slivenko, précité, § 97).

Il y a donc eu ingérence dans l’exercice, par les requérants, de leur droit au respect de la vie privée. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 de la Convention, sauf si elle peut se justifier sous l’angle du paragraphe 2 de cet article, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou des buts légitimes qui sont énumérés dans cette disposition et était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le ou les buts en question.

b) Sur la justification de l’ingérence

i. L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, les mots « prévue par la loi » imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne et visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible quant à son contenu et à ses effets juridiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 50, CEDH 2000-II). A cet égard, la Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux juridictions nationales d’interpréter et d’appliquer les dispositions du droit interne, y compris celles mettant en œuvre les accords internationaux liant l’État défendeur, et qu’en l’absence d’arbitraire, elle n’est pas compétente pour mettre en cause leur appréciation (voir Slivenko, précité, § 105, et Amann, précité, § 52, ainsi que, mutatis mutandis, Groppera Radio AG et autres c. Suisse, arrêt du 28 mars 1990, série A no 173, p. 26, § 68).

En l’espèce, la Cour relève qu’en rejetant le recours des requérants et en confirmant la légalité de leur éloignement, les juridictions lettonnes se sont fondées sur le traité et l’accord russo-lettons, ainsi que sur les dispositions pertinentes de la loi sur les étrangers. Aux yeux de la Cour, l’accord susmentionné était suffisamment clair en ce qu’il prévoyait le démantèlement progressif du radar de Skrunda ; lu à la lumière du traité auquel il était annexé, il en découlait que les membres du personnel militaire affecté à l’entretien de cet appareil ne se trouvaient sur le territoire letton qu’à titre temporaire. En d’autres termes, rien dans ces traités ou en droit interne ne conférait expressément aux requérants le droit de rester en Lettonie. La Cour comprend mal l’assertion des requérants et du gouvernement russe selon lequel le premier requérant aurait dû être traité en tant que militaire à la retraite. En effet, il ressort des faits de l’affaire qu’au moment de l’entrée en vigueur du traité et de l’accord russo-lettons, Sergueï Vikoulov était bel et bien un militaire d’active, et que sa démobilisation n’est intervenue qu’après la cessation du fonctionnement du radar auquel il était affecté. Par ailleurs, l’article 2, troisième alinéa, du traité russo-letton prévoit expressément que « la démobilisation du personnel militaire sur le territoire de la République de Lettonie après le 28 janvier 1992 ne peu[t] pas être considéré[e] comme le retrait de forces armées » (voir Slivenko, précité, § 65).

Enfin, quant aux dispositions de la loi sur les étrangers prévoyant l’éloignement forcé des étrangers en situation irrégulière, la Cour ne voit pas en quoi leur application par les autorités aurait été arbitraire (voir, mutatis mutandis, les décisions Kolosovskiy et Ivanov, précitées).

En résumé, la Cour conclut que l’ingérence en question était « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

ii. L’ingérence visait-elle un « but légitime » et était-elle « nécessaire dans une société démocratique » ?

S’agissant du but légitime visé par l’ingérence litigieuse, ainsi que de la question de savoir si cette dernière était ou non « nécessaire dans une société démocratique », la Cour estime indispensable de rappeler les conclusions générales auxquelles elle a abouti dans l’arrêt Slivenko, précité :

a) L’éloignement des personnes couvertes par le traité russo-letton de 1994 poursuit un but légitime, à savoir la protection de la sécurité nationale de Lettonie. Ce but ne saurait être dissocié du cadre plus général des arrangements opérés en matière de droit constitutionnel et international après le retour de la Lettonie à l’indépendance (ibidem, § 111). Plus précisément, exiger que les forces armées d’un pays indépendant (la Russie) se retirent du territoire d’un autre (la Lettonie) constitue, sous l’angle de la Convention, un moyen légitime de traiter les différents problèmes politiques, sociaux et économiques résultant de la disparition de l’URSS. Le fait qu’en l’espèce le traité russo-letton prévoit le départ de tous les militaires placés sous la juridiction de la Russie – y compris ceux ayant été démobilisés avant l’entrée en vigueur du traité –, n’est pas en soi critiquable du point de vue de l’article 8 de la Convention, le traité obligeant la Russie à accepter sur son territoire l’ensemble de ses militaires, quelles que soient l’origine et la nationalité de chacun (ibidem, § 116).

b) À supposer que, dans un cas concret, il y a eu ingérence dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention, cette ingérence n’est normalement pas disproportionnée compte tenu des conditions de service des militaires. Cela vaut en particulier pour les militaires en activité et leurs familles : en effet, leur retrait peut être assimilé à un transfert vers un autre lieu d’affectation, qui aurait pu se produire en d’autres occasions dans le cadre normal de leur service. De plus, il est évident que la présence maintenue de militaires d’active appartenant à une armée étrangère, avec leurs familles, peut sembler incompatible avec la souveraineté d’un État indépendant et menaçante pour la sécurité nationale. L’intérêt public à ce que des militaires d’active et leurs familles quittent le territoire en question prime donc normalement l’intérêt d’un individu à rester dans ce pays (ibidem, § 117).

c) En même temps, la Cour rappelle qu’une application rigide, formaliste et non sélective des dispositions du traité russo-letton, sans aucune possibilité de prendre en compte la situation des personnes que le droit interne n’exonère pas du retrait, peut enfreindre l’article 8 de la Convention. En effet, même dans le cas des personnes visées par le traité, des mesures d’éloignement peuvent s’avérer injustifiées au regard de la Convention compte tenu de la situation spécifique de l’intéressé. Ainsi, la justification des mesures d’éloignement ne vaut pas dans la même mesure pour les militaires retraités et pour leurs familles, dont les intérêts privés légitimes doivent bénéficier d’une plus grande attention et au regard desquelles les intérêts de sécurité nationale ont moins de poids (ibidem, §§ 117-118). En d’autres termes, afin de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société, une expulsion ou une mesure d’effet équivalent ne doit pas être mise à exécution si elle est disproportionnée au but légitime poursuivi (ibidem, § 122).

Ainsi, dans les affaires précitées Kolosovskiy et Ivanov, la Cour a examiné la situation personnelle des requérants à la lumière des principes précités et est parvenue à la conclusion qu’eu égard à tous les faits pertinents, l’ingérence en cause n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi. La Cour procédera à un examen similaire dans la présente affaire.

La Cour constate que les deux premiers requérants, Sergueï Vikoulov et Galina Vikoulova, sont entrés sur le territoire letton en 1985. Depuis lors, la raison principale de leur séjour dans ce pays était le service militaire actif de Sergueï Vikoulov. Certes, comme le soulignent les requérants, Galina Vikoulova est arrivée en Lettonie séparément de son mari, quelques mois avant lui et sous un prétexte différent ; toutefois, vu la brièveté de cet intervalle et le fait qu’ils formaient déjà une seule et même famille, la Cour ne considère pas que cela soit décisif en l’espèce (voir, a contrario, Slivenko, précité, §§ 16 et 96).

La Cour relève ensuite qu’au moment du rétablissement définitif de l’indépendance de la Lettonie, en 1991, les requérants y avaient résidé pendant six ans. Il y a lieu de reconnaître que, pendant ce laps de temps, ils pouvaient légitimement considérer qu’ils se trouvaient toujours dans leur propre État, l’Union soviétique, dont ils étaient ressortissants. En revanche, à partir d’août 1991, le statut de la République de Lettonie en droit international ne fit plus aucun doute, et les requérants ne pouvaient pas ne pas comprendre qu’ils formaient dorénavant la famille d’un membre actif d’une formation militaire étrangère stationnée dans un État souverain et obligée tôt ou tard à le quitter. Qui plus est, depuis le 30 avril 1994, le traité et l’accord russo-lettons fixaient les dates précises du retrait de l’armée russe : ce retrait devait en principe être effectué avant le 31 août 1994 (ibidem, § 65) ; le radar de Skrunda pouvait fonctionner encore quatre ans, mais devait être définitivement démantelé avant le 29 février 2000. Or, puisque le premier requérant était affecté à l’appareil en question et que les requérants relevaient de l’accord susmentionné, ils étaient pleinement conscients qu’ils n’auraient plus aucune base légale pour rester en Lettonie une fois le radar mis hors service. A cet égard, la Cour note en particulier qu’entre 1994 et 1998, les requérants résidaient sur le territoire letton non sur la base de permis de séjour, mais seulement sous couvert de visas spéciaux périodiquement renouvelables. En résumé, sinon depuis août 1991, au moins depuis avril 1994, les requérants devaient comprendre le caractère imminent de leur départ et n’avaient aucune espérance légitime de rester en Lettonie plus longtemps.

Comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Slivenko, précité, la présence maintenue de militaires d’active étrangers, avec leurs familles, peut s’avérer incompatible avec la souveraineté d’un État et menaçante pour sa sécurité (ibidem, § 117). Par ailleurs, elle voit mal la pertinence de l’exemple fourni par le gouvernement russe, selon lequel la plupart des hommes de l’ex-URSS auraient accompli leur service obligatoire au sein de l’armée soviétique. En premier lieu, il ressort du dossier que Sergueï Vikoulov était un militaire professionnel ; en deuxième lieu, il s’agit en l’occurrence de la situation postérieure au rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, lorsque cette armée, bientôt devenue l’armée russe, se retrouva sur le sol d’un autre État indépendant. A cet égard, la Cour note que le premier requérant est resté en service actif de l’armée russe jusqu’en novembre 1998, soit plus de sept ans après le rétablissement définitif de l’indépendance de la Lettonie ; or, cette période est nettement supérieure à la durée du service de M. Kolosovskiy (démobilisé en 1994) et M. Ivanov (démobilisé en 1993 ; voir les décisions précitées).

Concernant les attaches personnelles et familiales des requérants en Lettonie, la Cour constate que Sergueï Vikoulov et Galina Vikoulova sont entrés en Lettonie à l’âge de trente et de vingt-huit ans respectivement – donc, à l’âge adulte – et que le séjour de leur famille dans ce pays a duré environ dix-huit ans. Elle admet volontiers que, depuis 1985, ces deux requérants ont réussi à y développer un réseau de relations personnelles et sociales allant au-delà du cadre strictement militaire ; en outre, il apparaît que certains membres de leur famille y vivent à titre permanent. Toutefois, toujours est-il que de 1985 jusqu’en 1998, leur séjour en Lettonie était conditionné par le service du premier d’entre eux dans l’armée soviétique, puis russe. Or, comme la Cour vient de le dire, pendant toute cette période, Sergueï Vikoulov pouvait à tout moment s’attendre à ce que ses autorités militaires le transférassent vers un autre lieu d’affectation situé, probablement, hors du territoire letton ; son épouse devrait alors normalement le suivre. Dans ces conditions, la Cour considère que l’on ne peut pas, sur ce point, assimiler le séjour des requérants en Lettonie à un séjour prolongé d’une personne civile.

De même, s’agissant du niveau de l’intégration des deux premiers requérants dans la société lettonne, la Cour note qu’il ressort de leurs propres observations sur le terrain de l’article 5 § 2 de la Convention qu’ils ne parlent ni ne comprennent le letton (cf. supra).

D’autre part, et en sus du service militaire du premier requérant dans l’armée russe, la Cour note la réalité des liens unissant la famille Vikoulov à la Russie. En premier lieu, ils ont la nationalité russe, nationalité pour laquelle ils ont opté peu après la disparition de l’Union soviétique. En deuxième lieu, avant leur arrivée en Lettonie, les requérants vivaient en Russie, à Kaliningrad, ville dans laquelle ils sont retournés aussitôt après leur expulsion de Lettonie. En troisième lieu, la langue maternelle des requérants est le russe qu’ils maîtrisent parfaitement, à la différence du letton.

Dans ces conditions, la Cour ne relève pas de circonstances susceptibles d’indiquer que la Lettonie serait le seul lieu où les premier et deuxième requérants pourraient mener une vie sociale et familiale normale ; bien au contraire, ils ne devraient pas éprouver des difficultés majeures d’adaptation sociale et culturelle en Russie, même si le déplacement leur a causé certains inconvénients (voir, mutatis mutandis, Gül c. Suisse, arrêt du 19 février 1996, Recueil 1996I, p. 176, § 42, Kovalenok c. Lettonie (déc.), no 54264/00, 15 février 2001, et les décisions Kolosovskiy et Ivanov, précitées).

Enfin, et pour autant que les premier et deuxième requérants invoquent leurs relations personnelles avec leur fille aînée, avec les parents âgés de la deuxième d’entre eux et, éventuellement, avec certains autres membres de leur famille résidant régulièrement en Lettonie, la Cour renvoie à ses conclusions quant à l’absence d’un lien spécifique de dépendance de ceux-ci à l’égard des requérants ou vice-versa (cf. supra). En l’espèce, les requérants ne font état d’aucun obstacle qui les empêcherait de recevoir les personnes susvisées chez eux, en Russie, ou bien, une fois le délai d’interdiction du territoire expiré, de leur rendre visite en Lettonie sous couvert de visas.

Reste la question du troisième requérant, Anton Vikoulov, né sur le territoire letton peu après l’arrivée de ses parents et mineur à l’époque de son expulsion. La Cour reconnaît que les liens l’unissant à la Lettonie sont plus forts que ceux des deux premiers requérants, notamment parce qu’il a toujours vécu dans ce pays et qu’il y a été scolarisé de la première à la onzième année d’études. Cependant, selon la Cour, le raisonnement exposé ci-dessus s’applique aussi, dans une très large mesure, au troisième requérant. En effet, il apparaît qu’il est de nationalité russe, que sa langue maternelle est le russe et que, dès lors, son adaptation sociale et culturelle en Russie ne devrait pas non plus poser des problèmes particuliers. En outre, la Cour n’estime pas déraisonnable d’admettre qu’en règle générale, lorsque les deux parents sont soumis à une mesure d’éloignement du territoire, cette mesure s’applique également à leurs enfants mineurs qui sont à leur charge ; en effet, une telle approche a l’avantage de ne pas briser l’unité familiale (voir, mutatis mutandis, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 148, CEDH 2000VIII).

Certes, il ressort des explications des requérants que Anton Vikoulov était habitué au programme scolaire letton et que son transfert en Russie lui a causé certains désagréments, notamment la nécessité de redoubler une année scolaire en Russie. La Cour estime toutefois que ce fait ne suffit pas pour rendre l’ingérence en cause disproportionnée. En effet, comme elle l’a déjà dit sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1, le droit à l’éducation d’un étranger et son droit de demeurer dans un pays sont deux droits bien distincts. En outre, elle a fait remarquer que la date initialement fixée dans l’arrêté d’expulsion – le 15 juin 2003 en l’espèce – était justement choisie par les autorités lettonnes afin de permettre au troisième requérant d’achever son année scolaire en cours (voir la décision partielle du 25 mars 2004 sur la recevabilité de la présente affaire).

Eu égard à tout ce qui précède, la Cour ne voit pas en l’occurrence de circonstances spécifiques qui, à l’instar de l’affaire Slivenko, auraient fait primer l’intérêt personnel des requérants (celui de rester en Lettonie) sur l’intérêt public (celui du départ des militaires étrangers et de leurs familles du territoire national en exécution d’un traité interétatique). En d’autres termes les autorités lettonnes n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation dont elles jouissent, et on ne peut pas leur reprocher de ne pas avoir ménagé un juste équilibre entre le but légitime visé et les droits des requérants au titre de l’article 8 de la Convention. Il n’y a donc aucune apparence de violation de cette disposition en l’espèce.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

E. Grief tiré de l’article 8 de la Convention et ayant trait à la détention des requérants

Invoquant l’article 8 de la Convention (cf. supra), les requérants allèguent une violation de leur droit au respect de la vie privée lors de leur détention, et ce, tant à Riga qu’à Olaine. A cet égard, ils se plaignent du fait qu’ils avaient été placés dans une seule et même cellule et que des personnes étrangères à leur famille avaient été détenues avec eux.

1. Arguments des parties

Le Gouvernement soutient que les allégations des requérants quant au placement d’autres personnes dans leur cellule sont mensongères. A l’appui de sa thèse, il se réfère à la lettre du chef de la direction régionale des forces garde-frontière du 19 juin 2004 (cf. supra), dont il ressort que le nombre effectif des personnes détenues dans les deux établissements à l’époque des faits était largement inférieur au nombre des places disponibles ; il n’y avait donc aucune raison de mettre quelqu’un d’autre dans la cellule des requérants. Qui plus est, à Olaine, ces derniers étaient détenus dans le « quartier des femmes et des familles », dans lequel des hommes seuls ne sont jamais placés.

Les requérants, quant à eux, insistent sur la véracité de leurs allégations. A cet effet, ils fournissent un plan du quartier de détention assorti de leurs explications sur ce point. Tout comme sur le terrain de l’article 3 de la Convention (cf. supra), ils se réfèrent aux témoignages éventuels de leurs codétenus dont ils ne révèlent pas les noms pour l’instant.

2. Observations du tiers intervenant

Le gouvernement russe se rallie aux thèses des requérants.

3. Appréciation de la Cour

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

F. Grief tiré de l’article 14 de la Convention

Les requérants s’estiment victimes d’une discrimination prohibée par l’article 14 de la Convention, dont les parties pertinentes se lisent comme suit :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) la langue, (...) l’origine nationale (...), l’appartenance à une minorité nationale (...) ou toute autre situation. »

1. Arguments des parties

Le Gouvernement rappelle que l’article 14 n’a point d’existence indépendante et qu’il n’entre en jeu que si au moins une des clauses normatives de la Convention ou de ses Protocoles est applicable. Or, les requérants ont omis d’expliquer quel serait le droit protégé par la Convention et dans l’exercice duquel les requérants auraient subi une discrimination. Le Gouvernement rappelle également que la mesure litigieuse s’applique indistinctement à tous les anciens membres du personnel militaire russe visés par le traité et l’accord russo-lettons ; au demeurant, elle a été opérée conformément à la loi et poursuivait un but légitime. Il n’y a donc aucune apparence d’une discrimination prohibée par l’article 14 de la Convention.

Dans leurs observations présentées en réponse, les requérants précisent qu’ils ont subi une discrimination dans l’exercice de leurs droits au titre de l’article 8 de la Convention. Cette discrimination consiste dans le fait qu’ils ont été expulsés à cause du statut d’ancien militaire du premier d’entre eux, Sergueï Vikoulov. En effet, plus de dix de ses camarades de service se trouvant dans les mêmes conditions que lui se virent délivrer des permis de séjour en Lettonie au motif que leurs proches y résidaient à titre légal et permanent. Or, nonobstant le fait que les requérants avaient eux aussi de telles attaches familiales en Lettonie, leur séjour ne fut pas régularisé. S’agissant plus particulièrement de la deuxième requérante, elle s’estime victime d’une discrimination fondée sur sa situation familiale en tant qu’épouse d’un ex-militaire russe.

2. Observations du tiers intervenant

Selon le gouvernement russe, les requérants ont bel et bien été victimes d’une discrimination à caractère xénophobe, leur expulsion s’inscrivant dans le contexte d’une large « purification ethnique » du pays, opérée par les autorités lettonnes.

3. Appréciation de la Cour

La Cour rappelle d’emblée que l’article 14 de la Convention n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Elle rappelle également qu’il y a « discrimination », au sens de l’article 14, lorsque l’État fait subir, sans justification objective et raisonnable, un traitement différent à des personnes se trouvant dans des situations analogues ou comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000IV). En outre, pour être qualifiée de « discrimination », cette différence doit se fonder soit sur un ou plusieurs critères expressément énumérés dans l’article 14, soit sur d’autres critères similaires désignés par l’expression « toute autre situation » (voir, par exemple, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, § 28, CEDH 1999IX). Enfin, dans chaque affaire portée devant elle sous l’angle de l’article 14, la Cour doit s’assurer, sur la base des éléments de fait et de droit déférés devant elle, si une différence de traitement a vraiment eu lieu et si elle a été opérée en fonction des critères visés par cet article. Une simple supposition ou suspicion de la part de l’intéressé ne suffit pas à cet effet (voir Harlanova c. Lettonie (déc.), no 57313/00, 3 avril 2003).

Au demeurant, la Cour a jugé qu’en règle générale, les dispositions de la Convention n’empêchent pas les États contractants d’introduire des programmes de politique générale au moyen de mesures législatives en vertu desquelles une certaine catégorie ou un certain groupe d’individus sont traités différemment des autres, sous réserve que l’ingérence dans l’exercice des droits de l’ensemble de cette catégorie ou de ce groupe définis par la loi puisse se justifier au regard de la Convention (voir Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 112, CEDH 2006-...).

Dans la présente affaire, il ressort des observations des requérants que leur allégation de discrimination se rapporte à leur éloignement en tant que tel, et qu’ils s’estiment donc discriminés dans l’exercice de leurs droits garantis par l’article 8 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle que l’ingérence litigieuse avait pour fondement le traité et l’accord russo-lettons, les requérants étant directement visés par ces textes. Or, le premier requérant n’appartenait pas simplement à la catégorie générale des militaires d’active russes visés par le traité ; il était membre du contingent militaire limité rattaché au radar de Skrunda et autorisé à demeurer en Lettonie pour assurer le fonctionnement temporaire de cet appareil. Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que, d’un point de vue objectif, la situation des requérants était très spécifique ; elle n’était ni analogue ni même comparable à celle des autres, qu’il s’agît des civils, des anciens militaires soviétiques démobilisés avant l’éclatement de l’URSS ou, éventuellement, d’autres groupes de personnes. La même conclusion s’impose au regard de la deuxième requérante qui s’estime victime d’une discrimination fondée sur sa situation familiale. De même, aucun élément à la disposition de la Cour ne lui permet de conclure que l’origine ethnique, la langue maternelle ou un critère similaire eût joué un rôle dans l’application du traité, de l’accord et de la législation lettonne à l’égard des requérants.

Enfin, et dans la mesure où le premier requérant mentionne la situation de plusieurs de ses camarades de service qui, eux, ont été autorisés à rester en Lettonie, il y a lieu de noter qu’il n’a jamais soulevé cet argument devant les juridictions nationales ; même devant la Cour, il ne fournit aucun renseignement concret concernant ces personnes. Dans ces conditions, la Cour ne voit pas dans quelle mesure leur situation était comparable à la sienne, et comment, éventuellement, les critères de distinction visés par l’article 14 de la Convention ont pu entrer en jeu.

En résumé, la Cour ne voit en l’espèce aucune apparence d’une discrimination prohibée par l’article 14 de la Convention. Ce grief doit donc également être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

G. Grief tiré de l’article 34 de la Convention

Les requérants se plaignent des questions prétendument posées par les gardes-frontière lors de leur arrestation, le 3 septembre 2003 et ayant trait à leur requête pendante devant la Cour. Ils invoquent à cet égard la dernière phrase de l’article 34 de la Convention, ainsi libellé :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

1. Arguments des parties

Le Gouvernement explique que la seule occasion où les autorités ont eu une conversation avec les requérants au sujet de leur requête a été leur arrestation le 3 septembre 2003. Les gardes-frontière leur demandèrent la raison pour laquelle ils s’obstinaient à refuser de se conformer aux arrêtés d’expulsion ; les requérants invoquèrent leur requête introduite devant la Cour européenne des Droits de l’Homme ; il leur fut alors répondu que ce fait ne suspendait pas l’exécution des arrêtés. Le Gouvernement estime qu’à la lumière de la jurisprudence de la Cour, cela ne constitue pas une « entrave » prohibée par l’article 34 de la Convention.

La version des faits des requérants est sur ce point essentiellement la même que celle du Gouvernement. Ils ajoutent encore que, lors de l’entretien litigieux, le fonctionnaire compétent leur a dit qu’une fois hors du territoire letton, il leur serait loisible d’envoyer des requêtes et des recours où bon leur semblerait. Selon eux, il leur déclara également que personne en Lettonie ne serait régi par les arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme, et que la même attitude fut adoptée par l’agente du Gouvernement lors d’un entretien télévisé.

2. Observations du tiers intervenant

Le gouvernement russe ne se prononce pas séparément sur ce point.

3. Appréciation de la Cour

La Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré par l’article 34 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec la Cour, sans que les autorités ne les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs (voir, par exemple, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 130, CEDH 2000VII).

Par le mot « presse[r] », il faut entendre non seulement la coercition directe et les actes flagrants d’intimidation contre le requérant, sa famille ou ses représentants légaux, mais aussi les actes ou contacts indirects et de mauvais aloi tendant à dissuader ou à décourager l’intéressé de se prévaloir du recours qu’offre la Convention. Pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant déclaré ou potentiel constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l’article 34, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause. A ce propos, il faut envisager la vulnérabilité du plaignant et le risque que les autorités ne l’influencent (voir, par exemple, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 130, CEDH 1999 IV). En particulier, l’interrogatoire, par les autorités de l’État défendeur, d’un requérant au sujet de sa requête introduite devant la Cour, peut constituer un manquement aux obligations découlant de l’article 34 de la Convention (voir, parmi d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil 1996IV, p. 1219, § 105, et Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 407, 18 juin 2002).

Dans la présente affaire, les parties s’accordent à dire qu’au moment de leur arrestation, le 3 septembre 2003, les requérants ont invoqué la présente requête introduite devant la Cour comme obstacle à leur éloignement et comme la raison pour laquelle ils n’avaient pas quitté la Lettonie avant la date fixée ; les gardes-frontière leur ont alors répondu que l’existence d’un tel recours n’était pas de nature à suspendre l’exécution des arrêtés d’expulsion pris à leur encontre. A la lumière des explications des requérants, il apparaît que c’est essentiellement cette partie de la conversation en cause qu’ils estiment contraire aux exigences de l’article 34 de la Convention. Cependant, aux yeux de la Cour, la réponse des gardes-frontière n’est manifestement pas de nature à être qualifiée de « pression » ou d’« intimidation » prohibée par cette disposition.

S’agissant de l’allégation des requérants selon laquelle le fonctionnaire compétent leur aurait déclaré que « personne en Lettonie ne serait régi par les arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme », et à supposer que cette allégation soit exacte, la Cour admet qu’une telle déclaration d’un représentant de l’État serait incompatible avec le devoir de loyauté et de coopération établi par l’article 46 § 1 de la Convention, douteuse du point de vue de la déontologie du service public et éventuellement susceptible, dans certains cas, d’aboutir à un constat de violation de l’article 34 (voir, mutatis mutandis, Petra c. Roumanie, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998VII, p. 2855, § 44). Toutefois, vu le contexte général dans lequel se déroulait la conversation litigieuse, la Cour n’estime pas que cette déclaration puisse, à elle seule, constituer une « intimidation ».

Il est vrai que le refus des autorités nationales de se conformer à une mesure provisoire – surtout dans le domaine des extraditions et des expulsions – indiquée par la Cour en vertu de l’article 39 de son règlement, peut aboutir à un constat de violation de la dernière phrase de l’article 34 de la Convention (voir Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 129, CEDH 2005...). Toutefois, dans la présente affaire, aucune mesure de ce genre n’avait été appliquée par la Cour ; bien au contraire, le 28 mai 2003, le président de la chambre compétente avait rejeté la demande présentée par les requérants en ce sens.

Dans ces conditions, la Cour n’estime pas que l’État défendeur ait manqué à ses obligations au titre de la dernière phrase de l’article 34 de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour,

à la majorité,

Déclare irrecevable le grief des requérants tiré de l’article 8 de la Convention et portant sur leur éloignement du territoire letton ;

à l’unanimité,

Déclare recevables, tous moyens de fond réservés, les griefs des requérants tirés des articles 3 et 5 § 1 f) de la Convention, ainsi que le grief tiré de l’article 8 de la Convention et concernant certains aspects de la détention des requérants ;

Déclare le restant de la requête irrecevable pour le surplus.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président