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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE İHSAN BİLGİN c. TURQUIE
(Requête no 40073/98)
ARRÊT
STRASBOURG
27 juillet 2006
DÉFINITIF
27/10/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire İhsan Bilgin c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
D. Jočienė, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40073/98) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. İhsan Bilgin (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 29 décembre 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me S. Özevin, avocat à Batman. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier que son père avait été tué par des gardes de village ayant eu recours à la force, de manière non nécessaire d’après lui, et que l’enquête menée sur ce décès n’avait pas été effective.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. Elle a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision partielle du 29 août 2000, la première section a écarté le grief tiré de l’article 6 de la Convention et ajourné le restant de la requête.
7. Les 1er novembre 2001 et 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
8. Par une décision du 28 janvier 2003, la chambre a déclaré la requête recevable.
9. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Le requérant, İhsan Bilgin, est un ressortissant turc né en 1965 et résidant à Batman. Il est le fils de Mehmet Mihdi Bilgin (« M.M. Bilgin »), tué le 27 août 1994 par des gardes de village.
11. D’après le requérant, sa famille et lui-même avaient déménagé dans le centre de Batman après la destruction par les forces de l’ordre en 1992 du hameau (Dutveren, province de Batman) et de la maison où ils vivaient. N’ayant pu s’adapter à son nouvel environnement, son père, alors âgé de cinquante deux ans, avait pris l’habitude d’errer sur les routes et dans les villages aux alentours.
12. Le rapport dressé le 27 août 1994 et signé par six gendarmes et A.T., garde de village en chef, indiquait qu’à cette même date, vers 23 heures, on avait entendu des coups de feu en provenance des postes de garde[1] (mevzî) de Beşpınar. A.T., contacté par la gendarmerie, s’était renseigné par talkie-walkie auprès des gardes de ces postes. Ceux-ci lui avaient répondu qu’ils avaient tiré sur un individu et que ce dernier était blessé. Les gendarmes arrivés sur les lieux à pied avaient découvert à même le sol un homme paraissant âgé de 55-60 ans, vêtu d’une chemise bleue en jean, d’un pantalon orange en lin et de chaussures de sport. L’homme avait été blessé par balles au niveau du flanc droit, du coude gauche et des deux chevilles. Après avoir reçu les premiers secours sur place, le blessé, qui ne portait aucune pièce d’identité, avait été transféré à l’hôpital de Batman où il était décédé quelques heures plus tard. Le rapport contenait également le passage suivant :
« lors des recherches effectuées le matin du 28 août 1994 ont été trouvées 17 douilles de calibre 7,62 x 43 tirées par un pistolet-mitrailleur de type kalachnikov ».
13. D’après le rapport de l’examen médicolégal daté du 28 août 1994, les gendarmes avaient informé le procureur de la République de Beşiri (« le procureur ») de l’incident vers 1 heure du matin. A 10 heures, le procureur avait fait examiner le corps au dispensaire de Beşiri. Le rapport décrivait le cadavre comme étant celui d’un homme mesurant 1,75 mètres, pesant environ 65 kg, portant un pantalon vert et étant torse nu. Le médecin avait constaté une plaie causée par l’entrée d’une balle sur la partie supérieure du foie ainsi qu’une plaie provoquée par la sortie d’une balle du côté gauche ; cet impact avait fait éclater les intestins et la rate et la même balle avait probablement aussi blessé la partie inférieure du bras gauche. Des plaies causées par l’entrée et la sortie d’une balle furent observées sur les deux chevilles. Le médecin avait conclu que la cause de la mort avait sans conteste été l’hémorragie provoquée par les blessures au foie, à la rate et aux intestins, et qu’il n’était pas nécessaire de procéder à une autopsie classique.
14. Le 1er septembre 1994, le frère du requérant, Şakir Bilgin, demanda au procureur de lui délivrer copie du rapport d’autopsie et déposa une plainte pénale contre les auteurs de l’homicide.
15. Le même jour, le procureur adressa au commandement de la gendarmerie de Beşiri une lettre par laquelle il requit l’identification et la convocation des gardes impliqués dans l’incident du 27 août 1994.
16. Aucune suite n’ayant été donnée à sa demande, le procureur dut la réitérer le 26 octobre 1994, puis les 14 janvier et 14 mars 1995.
17. Le 18 avril 1995, la gendarmerie de Beşiri fit comparaître devant le procureur trois gardes de village : F.Y. en tant qu’auteur de l’homicide, et B.G. et H.G. en tant que témoins. Elle adressa également au procureur leurs dépositions écrites datées du 28 août 1994.
18. Dans sa déposition à la gendarmerie, F.Y. affirmait que, le 26 août 1994, le sous-officier H.Y., commandant de la gendarmerie, les avait alertés du risque d’assaut par un groupe d’une cinquantaine de terroristes appartenant au PKK[2], et leur avait demandé d’être vigilants. Le soir de l’incident, F.Y., B.G. et H.G. avaient ainsi été déployés au poste d’observation no 1. F.Y. exposa ainsi le cours des événements :
« Vers 23 heures, nous avons aperçu un individu s’approcher en courant en zigzag et en s’accroupissant de temps en temps. Il tenait un objet long, qui ressemblait à un fusil. Nous l’avons vu s’approcher encore. Nous l’avons sommé de s’arrêter, d’abord en turc puis en kurde. Il a continué. Nous l’avons à nouveau sommé et lui avons ordonné de s’allonger. Lorsqu’il fut à cent mètres du poste, j’ai d’abord tiré une fois en l’air. Il ne s’est pas arrêté, j’ai alors tiré à nouveau, sur ses pieds. Nous l’avons vu courir encore, vers nous. Comme j’ai vu qu’il était dans le périmètre de la portée d’une grenade, j’ai tiré encore. Il s’est écroulé. Nous avons pu le voir avec des lampes de poche. Nous avons constaté que c’était un homme ; il parlait en gémissant. Nous avons tout de suite averti le chef des gardes. Une équipe du poste de gendarmerie est arrivée. Contre tout risque de piège [à la bombe], nous avons attaché l’individu et l’avons tiré [à l’aide d’une corde] loin du poste. Nous avons constaté qu’il tenait un bâton dans la main. Nous l’avons interrogé sur son identité, mais il tenait des propos incohérents. Lorsque nous lui avons demandé d’où il venait, pourquoi il était là, il a répondu : ‘je m’appelle la terre, tout le monde aime ma chair, tout le monde veut en manger’. Nous l’avons alors transporté dans la maison la plus proche avec le sous- officier de la gendarmerie [le sergent H.E.]. Celui-ci et son épouse, qui était l’infirmière du dispensaire de Beşpınar, ont apporté les premiers secours au blessé. Ils l’ont ensuite transféré à l’hôpital, avec le médecin qui est arrivé de Beşiri. Nous sommes retournés à nos postes (...) Je ne sais s’il s’agissait d’un individu ordinaire ou d’un militant du PKK. Nous avions entendu que le PKK administrait parfois à des gens des stupéfiants tels que de l’héroïne, et les laissait aller vers les forces de l’ordre pour découvrir les postes d’observation et l’emplacement de l’artillerie lourde. Nous n’avons fait que notre devoir, nous avons tiré pour protéger nos familles au village et nous-mêmes ».
19. Le gardes H.G. et B.G. firent des dépositions presque identiques à celle de F.Y.
20. Le 20 avril 1995, F.Y., B.G. et H.G. comparurent devant le procureur. F.Y. réitéra les déclarations qu’il avait faites à la gendarmerie : il aurait été le premier à avoir ouvert le feu sur M.M. Bilgin après l’avoir sommé de s’arrêter et avoir tiré en l’air. Il précisa qu’ils avaient été trois, avec B.G. et H.G., à tirer à partir de la même position pour immobiliser M.M. Bilgin et le tuer lorsqu’il avait pénétré dans le périmètre à risque de 15 à 20 mètres. Il ajouta par ailleurs que d’autres tirs avaient été déclenchés à partir de deux autres postes d’observation se trouvant à 150-200 mètres à droite et à gauche du leur. De leur côté, B.G. et H.G. admirent avoir tiré en même temps que F.Y. avec l’intention de tuer l’individu qui tenait un bâton et qu’ils avaient pris pour un terroriste armé, car il n’avait pas obéi à leur sommation de s’arrêter et s’était dangereusement approché d’eux.
21. Toujours le 20 avril 1995, un autre garde, H.Y., fut également entendu par le procureur. Il affirma qu’il effectuait la patrouille de nuit et était chargé de la coordination entre les postes. Au moment des faits, il s’était trouvé dans la position la plus lointaine de l’individu, au poste no 3, aux côtés de N.K. et C.Y., et avait lui-même tiré une seule balle. Il affirma que tous les gardes avaient ouvert le feu, mais que les tirs provenant de la position de F.Y., B.G. et H.G. avaient été les plus intenses. Il expliqua qu’ils avaient cru être face à un terroriste et avaient tiré pour le tuer, dans les circonstances décrites ci-dessus. Il ressort de sa description qu’il y avait douze gardes impliqués, positionnés dans quatre postes.
22. Le 21 avril 1995, six autres gardes, İ.E., B.E. A.G., B.K., A.B. et M.C.E., comparurent à leur tour. Le premier déclara avoir aperçu l’individu à 150 mètres et tiré cinq à six balles dans sa direction. Le deuxième indiqua avoir fait de même, à 250 mètres, sans apercevoir l’individu mais en pensant qu’il y avait eu un assaut de terroristes. Quant aux quatre derniers, ils déclarèrent tous avoir tiré avec des Kalachnikov mises à leur disposition par la gendarmerie, sans préciser dans quel but et selon quelles instructions.
23. Toujours le 21 avril 1995, le procureur demanda à la gendarmerie de lui fournir un croquis détaillé indiquant l’emplacement des postes d’où les tirs avaient été déclenchés ; il ordonna par ailleurs qu’un examen balistique fût effectué par le laboratoire criminalistique de la direction de sûreté de Diyarbakır sur les douilles trouvées sur les lieux de l’incident ainsi que sur les armes employées par les gardes mis en cause.
24. Deux croquis avaient été établis par H.E., sous-officier de la gendarmerie, au lendemain des faits. Selon les déclarations faites par ce dernier le 15 mai 1996 devant le tribunal, l’envoi du croquis et d’autres documents du dossier avait été retardé à la demande de M.P., commandant de la gendarmerie.
Les croquis réalisés sur les lieux de l’incident et sur la base des informations fournies par les gardes impliqués indiquaient l’emplacement de trois postes d’observation. Les premières traces de sang se trouvaient à 75 mètres de l’endroit où la victime était tombée à terre. L’homme marchait sur la route entre le village de Beşiri et celui de Beşpınar, et se dirigeait visiblement vers ce deuxième. Des traits reliant chacun des trois postes à différents points du trajet effectué par la victime avaient été tracés pour indiquer les distances. Les postes étaient situés des deux côtés de la route : le plus avancé par rapport à la route (poste no 1) se trouvait sur le côté droit (par rapport à la direction prise par la victime), à dix mètres du corps. Un deuxième poste (poste no 4), toujours sur le côté droit et plus en retrait par rapport à la route, était à 120 mètres des premières traces de sang. Ce poste était éclairé par deux projecteurs : le premier tout près du poste et le deuxième à mi-chemin vers la route. Enfin, un troisième poste (poste no 2), sur le côté gauche et à une distance de 105 mètres d’un point situé au milieu du trajet parcouru par la victime, entre les premières traces de sang et le lieu où elle était tombée. Il était éclairé par deux projecteurs, dont l’un était à 16,5 mètres de l’endroit où la victime était tombée à terre. Le croquis indiquait que chacun des trois postes était occupé par trois gardes, et que des douilles vides avaient été trouvées dans chacune des tranchées. Le poste no 3 ne figurait pas sur le croquis.
25. Le 8 mai 1995, le commandant de la gendarmerie confirma au parquet que les gardes impliqués en l’espèce avaient agi dans l’exercice de leurs fonctions.
26. Le 9 juin 1995, le procureur transmit le dossier d’enquête au procureur de la République de Batman. Le 24 janvier 1996, celui-ci mit dix gardes, à savoir A.G., M.C.E., B.K., A.B., F.Y., H.Y., H.G., B.G., İ.E. et B.E., en accusation devant la cour d’assises de Batman (« la cour d’assises ») pour homicide volontaire sur la personne de M.M. Bilgin, précisant qu’il était néanmoins impossible d’identifier le principal responsable de la mort.
27. Saisie de l’affaire, la cour d’assises demanda à la gendarmerie de Beşpınar de remettre au parquet de Batman les 17 douilles mentionnées dans le rapport du 27 août 1994. Le 29 juin 1995, le procureur de Batman les sollicita de son côté de la gendarmerie de Beşiri.
28. Le 18 janvier 1996, la gendarmerie de Beşiri répondit qu’aucune douille n’avait été trouvée sur les lieux. Par une lettre du 27 février 1996, la gendarmerie de Beşpınar fit savoir que les douilles ne se trouvaient pas en leur possession. A ce sujet, elle communiqua la transcription des informations données au téléphone par le lieutenant H.E. et selon lesquelles les douilles en question n’avaient été ni récupérées par la gendarmerie ni remises avec les procès verbaux envoyés au parquet.
29. Selon le récépissé du 18 janvier 1996 signé par le procureur, les preuves saisies étaient neuf fusils de type kalachnikov, dont les numéros de série furent mentionnés, et un bâton qui ressemblait à un manche de pelle.
30. Lors de l’audience du 29 février 1996 devant la cour d’assises, l’accusé F.Y. affirma que le lieutenant H.E., arrivé sur les lieux après l’incident, leur avait conseillé d’imputer le crime à un seul d’entre eux. A cette fin, le lieutenant aurait procédé à un tirage au sort entre trois gardes, F.Y., H.G. et B.G, qui avaient occupé la position la plus proche de la victime. C’est ainsi que F.Y. aurait été désigné en tant que responsable présumé du tir mortel, et de fausses déclarations dans ce sens auraient été signées. A l’audience, H.G. et B.G. confirmèrent cette version des faits.
31. Les trois hommes précisèrent que ce n’étaient pas les gendarmes qui avaient ramassé les douilles dispersées, mais eux-mêmes ; ils les avaient mélangées avec d’autres douilles vides avant d’amener le tout à la gendarmerie pour se procurer de nouvelles cartouches.
32. Le 17 mars 1997, le requérant se constitua partie intervenante, en réservant son droit civil à réparation. Au cours de la procédure, le frère du requérant informa la cour d’assises que leur père souffrait d’une maladie mentale.
33. A la demande de la cour d’assises et par un acte d’accusation du 30 juin 1997, H.E., cinq autres officiers et soldats de la gendarmerie, ainsi que le chef des gardes de village furent renvoyés devant cette juridiction pour avoir dressé un faux rapport, dissimulé des preuves, abusé de leurs fonctions et entravé l’enquête pénale.
34. Par une ordonnance du 11 septembre 1997, la cour d’assises décida de suspendre la procédure contre les gardes de village mis en cause, considérant qu’en vertu de l’article 74 de la loi no 442 sur les villages les gardes ayant commis un délit pendant l’exercice de leurs fonctions devaient être jugés selon la loi régissant les poursuites dirigées contre les fonctionnaires. Par conséquent, elle conclut que la continuation de la procédure judiciaire dépendait de l’aval du comité administratif de Beşiri.
35. Le 24 octobre 1997, le requérant forma opposition contre cette ordonnance devant la cour d’assises de Midyat. Invoquant notamment les articles 2 et 13 de la Convention, il fit remarquer que les gardes avaient inutilement recouru à la force meurtrière. Il ajouta que la disposition en question de la loi no 442 ne prévoyait pas que les gardes fussent soumis à la loi sur les poursuites contre les fonctionnaires. Il argua aussi de la nécessité de considérer l’acte criminel en cause comme ayant été commis dans le cadre d’une « fonction judiciaire », étant donné que celui-ci visait à arrêter un suspect afin de le traduire devant une autorité judiciaire. D’après le requérant, les gardes devaient donc être poursuivis et jugés selon le droit commun. Il souligna qu’à cause des manœuvres illicites des forces de l’ordre, les coupables n’avaient pu être mis en accusation que seize mois après le meurtre.
36. Le 4 novembre 1997, la cour d’assises de Midyat rejeta l’opposition du requérant, soulignant que la qualification de « fonctionnaire » donnée aux gardes en cause était fondée sur le fait que les salaires de ceux-ci étaient inclus dans le budget du ministère de l’Intérieur.
37. Le 27 août 1998, compte tenu du rapport de l’enquête administrative établi par un inspecteur, officier de gendarmerie, le comité administratif de Beşiri décida qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales contre les gardes.
38. Le 14 septembre 1998, saisi d’office en vertu de la loi, le tribunal administratif régional de Diyarbakır confirma cette décision, au motif que les allégations d’homicide volontaire n’étaient pas étayées et qu’il n’existait pas suffisamment de preuves susceptibles de justifier l’introduction d’une action publique contre les gardes mis en cause.
39. Par un jugement du 8 octobre 1998, H.E. et les six coaccusés furent acquittés des chefs d’entrave à la justice, faute de preuves à charge.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
40. A l’époque des faits, si l’auteur présumé d’une infraction était un agent de la fonction publique et si l’acte avait été commis pendant l’exercice de ses fonctions, l’instruction préliminaire de l’affaire relevait de la loi de 1914 sur les poursuites contre les fonctionnaires. Cette loi limitait la compétence ratione personae du ministère public quant à cette phase de la procédure : l’enquête préliminaire était alors du ressort exclusif du comité administratif local concerné (celui du district ou du département, selon le statut de l’intéressé) et l’ouverture de poursuites pénales dépendait de son autorisation préalable. Une fois cette autorisation délivrée, il incombait alors au procureur de la République d’instruire l’affaire.
Les décisions de ces comités étaient susceptibles de recours devant les juridictions administratives régionales ou le Conseil d’Etat ; la saisine était d’office en cas de décision de non-lieu.
En vertu de l’article 4, alinéa i) du décret no 285 du 10 juillet 1987 sur l’autorité du gouverneur de la région soumise à l’état d’urgence (olağanüstü hal valisi), la loi de 1914 s’appliquait également aux membres des forces de l’ordre dépendant dudit gouverneur.
La loi no 4483, promulguée le 2 décembre 1999, a abrogé l’ancienne loi no 1329. L’autorisation de poursuivre, qui auparavant relevait de la compétence des comités administratifs, a été confiée aux préfets et aux sous-préfets. Par ailleurs, le délai d’opposition contre les décisions rendues par ces instances a été fixé à dix jours, au lieu de cinq. Cette nouvelle loi a été amendée par la loi no 4778 du 11 janvier 2003. Depuis cette modification essentielle, la poursuite des fonctionnaires pour mauvais traitements sur autrui, au sens des articles 243 et 245 du code pénal, ne dépend plus d’une autorisation préalable de leurs supérieurs hiérarchiques. La loi no 5232 du 17 juillet 2004 a apporté à la loi no 4483 une seconde série d’amendements qui ont pour but de définir notamment le contenu des dénonciations et des plaintes visant les agents de l’Etat et les missions des procureurs saisis de telles dénonciations ou plaintes.
41. Quant au droit et à la pratique internationaux pertinents, ils sont exposés aux paragraphes 28-32 de l’arrêt Makaratzis c. Grèce ([GC], no 50385/99, CEDH 2004‑...).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
42. Le requérant allègue que les gardes de village qui ont tué son père ont eu recours à une force meurtrière non nécessaire et dénonce les lacunes dans la procédure pénale concernant le meurtre. Il invoque l’article 2 de la Convention, qui dispose dans ses passages pertinents :
Article 2
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière (...) ;
(...) »
A. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
43. Dans ses observations additionnelles du 3 janvier 2005, le Gouvernement réitèrent les arguments qu’il a exposés au stade de la recevabilité. Ces observations se résument ainsi.
Le Gouvernement expose d’abord la situation de conflit armé dans la région concernée et justifie ainsi le recours au système des gardes de village : les habitants des villages ayant refusé d’apporter de l’aide au PKK avaient systématiquement été la cible d’attaques terroristes. Au vu de cette situation alarmante, il était nécessaire, selon le Gouvernement, de prendre certaines mesures pour protéger la vie des citoyens, parmi lesquelles l’instauration du système de gardes de village. Ainsi, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, des civils avaient été désignés en tant que gardes de village, conformément au statut prévu à l’article 74 de la loi sur les villages. Ces personnes, rémunérées par l’Etat, voire bénévoles, collaboraient avec les forces de l’ordre sous le contrôle du commandement général de la gendarmerie, dans le cadre des fonctions qui pouvaient leur être attribuées d’office, à titre temporaire.
44. Concernant le cas d’espèce, le Gouvernement souligne que le village de Beşeri se trouvait dans une région hautement sensible et rappelle que, du fait de leur refus de soutenir le PKK, les habitants de ce village avaient déjà subi une attaque terroriste en janvier 1994, ce qui prouvait l’existence d’un danger réel. A cet égard, le Gouvernement indique qu’avant l’incident les gardes du village de Beşeri avaient été avertis, par leur commandement, d’un risque d’attaque par un groupe d’environ quarante terroristes.
45. Le comportement dangereux adopté par le père du requérant nonobstant les sommations qui lui avaient été adressées ont justifié, selon le Gouvernement, les tirs effectués par les gardes.
Le Gouvernement soutient que le recours à la force par les gardes de village contre M.M. Bilgin était absolument nécessaire, et donc compatible avec l’article 2 de la Convention, car il poursuivait l’un des objectifs énumérés dans le deuxième paragraphe de cette disposition, à savoir l’état de légitime défense. Il s’agissait pour les gardes de prendre une décision sur-le-champ afin de protéger la vie des villageois ainsi que la leur. Le Gouvernement estime que, s’il est accepté que les gardes ont considéré de bonne foi et de manière raisonnable que l’homme était sur le point de déclencher une grenade, force est de considérer qu’ils n’avaient pas d’autre solution que de tirer. A ce sujet, il se réfère à l’arrêt McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995 (série A no 324, §§ 191-200).
46. Le Gouvernement argue de plus que d’après les déclarations faites devant les autorités judiciaires par les proches du requérant, le défunt souffrait d’une maladie mentale. Si cela n’avait pas été le cas, l’intéressé n’aurait jamais tenté de pénétrer dans cette zone extrêmement dangereuse, surtout de nuit ; il aurait obéi aux sommations des gardes, sachant qu’agir autrement mettait sa vie en péril.
2. Le requérant
47. Le requérant combat la thèse du Gouvernement selon laquelle la mort de son père est résultée d’un recours à la force nécessaire et proportionné. Il met en cause la réaction démesurée des gardes, qu’il estime dénuée de bonne foi et de bon sens.
Le requérant souligne en premier lieu qu’une partie des gardes ont tiré, comme l’indiquent leurs propres dépositions recueillies par le procureur, avec l’intention de tuer et non pas seulement d’immobiliser le suspect (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). Le requérant conteste l’argument selon lequel son père serait entré dans la zone en question car il souffrait d’une maladie mentale. Il explique que l’incident a eu lieu sur une route départementale, ouverte au public et nullement qualifiée de zone de sécurité.
Le requérant soutient que la route était éclairée par des projecteurs et qu’en cette période-là de l’année il n’y avait aucun facteur, tel que le brouillard, de nature à réduire la visibilité. Les gardes ont donc vu, ou auraient dû voir que son père ne portait pas d’arme. Du reste, le fait qu’une personne montât à l’assaut en marchant au milieu d’une route départementale éclairée serait contraire à un comportement normal. Le requérant conteste en outre la version des gardes selon laquelle M. M. Bilgin marchait en zigzaguant et en s’accroupissant avant qu’ils ne commencent à tirer sur lui. Il estime que pour marcher ainsi son père a dû essayer de se protéger de ces tirs très denses dont il fut la cible. Il ne juge pas crédible les affirmations selon lesquelles les gardes auraient sommé son père de s’arrêter, et tiré en l’air avant de tirer sur lui.
De plus, contrairement aux affirmations du Gouvernement, il n’y avait pas de villageois à protéger dans la zone de l’incident, située loin du village. Quant aux gardes eux-mêmes, ils étaient déjà protégés dans leur tranchée.
Le requérant fait enfin observer que la tenue que portait son père au moment du meurtre n’était pas caractéristique de celle des militants du PKK.
48. Il rappelle que la lutte contre le terrorisme est un domaine exigeant de l’expertise, et que travailler dans ce domaine nécessite une formation bien spécifique. Or les gardes de village opérant dans la région seraient des personnes sans aucune formation, souvent illettrées. L’Etat aurait failli à son obligation de former et de responsabiliser ces gardes dans le cadre d’un tel travail. Le requérant cite à cet égard le paragraphe 150 de l’arrêt McCann et autres c. Royaume-Uni et souligne l’importance de la préparation et du contrôle des actes des agents de l’Etat pouvant avoir recours à la force meurtrière.
49. Par ailleurs, le requérant attire l’attention sur de nombreuses lacunes dans l’instruction de l’affaire : les 17 douilles vides des balles ayant causé la mort de M. M. Bilgin ont été dissimulées ; aucune question n’a été posée aux forces de l’ordre sur le changement de vêtements du défunt entre le moment du meurtre et l’autopsie, ni sur ce qu’il était advenu des vêtements qu’il portait à l’origine (paragraphes 12 et 13 ci-dessus). Le requérant souligne que ces vêtements constituaient des pièces précieuses qui auraient pu servir à évaluer la distance des tirs.
Concernant l’autopsie effectuée, le requérant soutient en premier lieu que celle-ci n’a pas été faite par un médecin légiste. L’heure des tirs, celle de la mort et la distance des tirs étaient autant d’informations qui manquaient dans le rapport d’autopsie. De plus, le procureur n’a pas transféré le corps et les preuves à l’institut médico-légal et n’a donc pas bénéficié de l’examen et de l’avis de spécialistes.
Ni le parquet de Beşiri ni la cour d’assises de Batman n’ont effectué une visite sur les lieux qui aurait permis d’éclaircir les faits, et notamment de déterminer le champ de visibilité des gardes.
50. Le requérant souligne le délai de huit mois mis à entendre l’accusé et les témoins ainsi que le délai de seize mois qui s’est écoulé avant la mise en accusation. Le parquet aurait laissé l’initiative de mener l’enquête à la gendarmerie, autorité à laquelle sont hiérarchiquement rattachés les gardes de village.
51. Enfin, le requérant critique le caractère partial et dépendant du comité administratif et soutient que c’est l’administration elle-même qui a protégé les agents ayant falsifié et dissimulé des preuves, qui devrait passer pour avoir empêché que justice soit rendue.
B. L’appréciation de la Cour
1. Principes généraux
52. La Cour doit guider son interprétation de l’article 2 sur le fait que l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives. Il faut également garder à l’esprit que l’article 2 garantit non seulement le droit à la vie mais expose les circonstances dans lesquelles infliger la mort peut se justifier ; il se place à ce titre parmi les articles primordiaux de la Convention, auquel aucune dérogation ne saurait être autorisée, en temps de paix, en vertu de l’article 15. Combiné à l’article 3 de la Convention, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, notamment, l’arrêt McCann et autres, précité, §§ 146-147).
53. La Cour estime que les exceptions définies au deuxième paragraphe montrent que l’article 2 vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais que ce n’est pas son unique objet. Le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c). A cet égard, l’emploi des termes « absolument nécessaire » figurant au deuxième paragraphe de l’article 2 indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au titre du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2 (McCann et autres, arrêt précité, §§ 148-149).
54. Pour déterminer si la force utilisée est compatible avec l’article 2, la Cour doit examiner très attentivement non seulement la question de savoir si la force utilisée par les forces de l’ordre était rigoureusement proportionnée à la défense d’autrui contre la violence illégale, mais également celle de savoir si l’opération anti-terroriste a été préparée et contrôlée par les autorités de façon à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours à la force meurtrière (McCann et autres, arrêt précité, § 194 ; Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 136, CEDH 2005‑... (extraits) ; et Ergi c. Turquie, arrêt du 28 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, p. 1776, § 79).
55. L’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête efficace lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’Etat, a entraîné mort d’homme (voir, entre autres, Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998‑I, p. 324, § 86).
56. Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les cas impliquant des agents ou organes de l’Etat, de garantir que ceux-ci aient à répondre des décès se produisant sous leur responsabilité. Quant à savoir quelle forme d’enquête est de nature à permettre la réalisation de ces objectifs, cela peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités retenues, les autorités doivent agir d’office dès que la question est signalée à leur attention. Elles ne sauraient laisser à l’initiative des proches de la victime le dépôt d’une plainte formelle ou la responsabilité d’engager une procédure d’enquête (voir, par exemple, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 69, CEDH 2002‑II).
57. Pour qu’une enquête menée au sujet d’un homicide commis par des agents de l’Etat puisse passer pour effective, on peut considérer, d’une manière générale, qu’il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (voir, par exemple, les arrêts Güleç c. Turquie du 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1733, §§ 81-82 ; et Oğur c. Turquie [GC], no 21954/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III). Cela suppose non seulement l’absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance pratique (voir, par exemple, l’arrêt Ergi, précité, §§ 83-84 ; Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 120, CEDH 2001-III (extraits) ; et Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 114, 4 mai 2001).
58. L’enquête menée doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de déterminer si la force utilisée était ou non justifiée dans les circonstances (voir, par exemple, l’arrêt Kaya précité, p. 324, § 87) et de conduire à l’identification et au châtiment des responsables (arrêt Oğur précité, § 88). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident, notamment les déclarations des témoins oculaires, les relevés de police technique et scientifique et, le cas échéant, une autopsie fournissant un descriptif complet et précis des lésions subies par la victime, ainsi qu’une analyse objective des constatations cliniques, en particulier de la cause du décès (voir, par exemple, les arrêts Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH 2000‑VII ; Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 109, CEDH 1999-IV ; et Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Tout défaut de l’enquête propre à nuire à sa capacité à établir la cause du décès de la victime ou à identifier la ou les personnes responsables peut faire conclure à son ineffectivité (Paul et Audrey Edwards, arrêt précité, § 71).
59. Eu égard à l’importance du droit en jeu, il faut se rappeler qu’en la matière les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie des personnes. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’Etat de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux, ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004-XII).
Dans ce contexte, la Cour rappelle la présomption fondée sur le critère de preuve « au-delà de tout doute raisonnable » dont bénéficient les Etats au regard du volet substantiel de l’article 2 (voir, par exemple, Abdurrahman Orak c. Turquie, no 31889/96, § 69, 14 février 2002). Cependant, pour que ce critère puisse jouer, spécialement dans un cas où est allégué un homicide illicite commis par des agents de l’Etat, il faut qu’il y ait eu une enquête effective, faute de quoi le requérant supporterait de façon excessive le fardeau de la preuve.
Une telle enquête doit obéir à plusieurs exigences : il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées (voir, par exemple, Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 394, CEDH 2001‑VII (extraits), ainsi que la jurisprudence citée au paragraphe 57 ci‑dessus) ; l’enquête doit aussi permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances (ibidem, et la jurisprudence citée au paragraphe 58 ci-dessus) ; elle doit enfin être menée avec une célérité et une diligence raisonnable : même s’il y a des obstacles et des difficultés, une réponse rapide (et, du reste, adéquate) des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Avşar, arrêt précité, § 395).
2. Application de ces principes aux circonstances de l’espèce
a. Volet matériel
60. La Cour observe en premier lieu qu’il n’est pas contesté que M. Mihdi Bilgin a été abattu par des gardes de village alors qu’il n’était pas armé. Ce recours à la force meurtrière entre assurément dans le cadre de l’article 2, qui exige d’un tel acte qu’il poursuive l’un des buts énoncés au second paragraphe et soit absolument nécessaire pour l’atteindre.
61. La Cour prend acte des observations du Gouvernement selon lesquelles le recours des gardes de village à la force était absolument nécessaire et compatible avec l’article 2 de la Convention. Elle doit cependant se former une opinion en examinant de façon extrêmement attentive les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsque l’on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’Etat ayant eu recours à la force mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (voir l’arrêt McCann et autres précité, p. 46, §§ 148-150).
62. La Cour constate d’emblée que plusieurs gardes ont affirmé avoir tiré pour tuer (paragraphes 20 et 21 ci-dessus), et que ces déclarations n’ont jamais été démenties.
63. Elle observe également que la version des faits du requérant et celle du Gouvernement sont contradictoires, notamment sur les questions de savoir si le meurtre a été commis dans une zone connue pour être un périmètre « de sécurité », et dans quelles conditions de visibilité se trouvaient les tireurs. Elle constate que parmi les documents du dossier, le seul qui donne quelques indications sur ces points essentiels à l’examen de l’affaire est le croquis établi le lendemain de l’homicide (paragraphe 24 ci-dessus), même s’il ne contient aucune information sur le troisième des quatre postes d’observation.
64. La Cour note la déposition des gardes affirmant qu’ils ont opéré dans un certain ordre : ils ont d’abord adressé une sommation verbale, puis tiré un coup de feu en l’air, suivi de tirs vers les chevilles, et enfin un coup de feu mortel sur l’abdomen (paragraphes 18 et 19 ci-dessus). Cependant, s’il est établi que M. M. Bilgin a été touché aux deux chevilles, au bras gauche et à l’abdomen par deux balles provenant des 17 tirs, aucun élément du dossier ne vient confirmer les déclarations sur l’ordre de ces tirs.
65. La Cour relève également la déclaration troublante des gardes ayant occupé les postes les plus éloignés : ceux-ci affirment avoir tiré dans la direction dans laquelle les autres gardes avaient ouvert le feu, sans aucune visibilité, en croyant à un assaut des terroristes (paragraphes 21 et 22 ci‑dessus).
Mises à part les deux balles ayant touché la victime et celle prétendument tirée en l’air, force est de constater que quatorze balles ont été tirées dans un réflexe de panique, certes humain, mais sans toutes les précautions dans le maniement des armes à feu que l’on est en droit d’attendre de responsables de l’application des lois dans une société démocratique, même lorsqu’il s’agit de l’immobilisation de dangereux terroristes (McCann et autres, arrêt précité, § 212). La Cour considère que le comportement des gardes demeure injustifiable, même dans le « feu de l’action », étant donné qu’ils n’avaient essuyé aucun tir, ni fait l’objet d’une autre menace comparable de la part du suspect. Selon toute vraisemblance, leur recours à la force meurtrière n’était fondé que sur la peur, une ombre perçue, et des suppositions.
66. D’autre part, lorsque la Cour examine les déclarations et le croquis, il lui est difficile d’imaginer que la victime ait pu parcourir, en courant, un trajet d’environ 75 mètres alors qu’elle était touchée aux deux chevilles. En outre, pour la Cour, il est surprenant que les gardes aient pu viser et toucher d’une seule balle les deux chevilles de l’homme qui courait, en cible mobile, à une distance d’environ quatre-vingt mètres, alors que ces mêmes gardes auraient manqué de la visibilité qui leur aurait permis de distinguer, à une dizaine de mètres, un homme errant d’un militant dangereux, et un bâton d’un fusil.
67. Outre ces nombreuses contradictions flagrantes dans la version des faits donnée par les autorités, la Cour constate que le dossier ne comporte aucune indication sur d’éventuels instructions, écrites ou orales, qui seraient adressées aux gardes de village dans le cadre de leurs fonctions, notamment lorsqu’il s’agit d’arrêter des suspects, comme dans le cas d’espèce. Le dossier ne comporte pas non plus de précisions quant au matériel (jumelles infra-rouges et talkie-walkies par exemple) dont disposaient les gardes de village, à part des lampes de poche dont ils se sont servi pour voir la victime une fois celle-ci à terre. Si cette pénurie de moyens logistiques et d’encadrement normatif explique le désarroi des gardes face au danger supposé, et semble ainsi plaider en leur faveur, elle fait surtout ressortir de graves lacunes dans la préparation et le contrôle des actes des agents de l’Etat autorisés à recourir à la force meurtrière et armés à cette fin (McCann et autres, arrêt précité, §§ 148-150).
68. A supposer même que la route où la victime a été tuée fût une zone de sécurité, comme l’affirme le Gouvernement, où une personne qui ne soit ni membre des forces de l’ordre ni terroriste ne songerait à pénétrer qu’à condition de ne pas être saine d’esprit, les agissements des gardes peuvent difficilement se justifier sur le terrain de l’article 2 de la Convention. La Cour considère en outre que si le meurtre a eu lieu dans une zone de sécurité, les lacunes mentionnées au paragraphe ci-dessus ne peuvent que s’en trouver aggravées.
69. La Cour estime que le recours à la force par des agents de l’Etat pour atteindre l’un des objectifs énoncés au deuxième paragraphe de l’article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable au moment des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’Etat et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer au dépens de leur vie et de celle d’autrui (ibidem, § 200).
Dans le cas de l’espèce, à supposer même que les actes des gardes ne suffisent pas en eux-mêmes à donner lieu à une violation de l’article 2, eu égard au dilemme devant lequel ils se trouvaient, se posent les questions de savoir si l’opération dans son ensemble a été contrôlée et organisée de manière à respecter les exigences de l’article 2 et si les instructions y afférentes ont pris dûment en considération le droit à la vie du suspect (ibidem, §§ 200 et 201).
70. Au vu de ce qui précède (notamment du paragraphe 67 ci-dessus), la Cour n’est pas convaincue que la mort de M. Mihdi Bilgin ait résulté d’un recours à la force rendu absolument nécessaire pour assurer la défense d’autrui contre la violence illégale, au sens du deuxième paragraphe de l’article 2 de la Convention.
En conséquence, elle constate une violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.
b. Volet procédural
71. Il n’est pas controversé qu’en l’espèce une enquête officielle, sous forme d’investigations tant pénales qu’administratives, a bien été menée sur le sujet du décès de M. Mihdi Bilgin (paragraphes 12 à 38 ci-dessus).
A cet égard, la Cour relève les diverses lacunes (paragraphe 49 ci-dessus) et les retards injustifiés (paragraphe 50 ci-dessus) dans l’instruction de l’affaire, soulignés à juste titre par le requérant. Elle note aussi qu’une partie de ces lacunes et irrégularités ont été soulevées par les juridictions internes dans le cadre d’une procédure pénale (paragraphe 33 ci-dessus), mais que celle-ci n’a pas abouti.
Cependant, au vu de tous les éléments du dossier, la Cour observe que la question essentielle qui se pose sous le volet procédural de l’article 2 dans la présente affaire concerne le système judiciaire dans son ensemble.
72. Dans ce contexte, la Cour estime ne pas devoir s’attarder sur l’une ou l’autre des défaillances susmentionnées, car pour qu’une enquête sur une allégation d’homicide illégal commis par des agents de l’Etat soit effective il faut, avant tout, que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées (paragraphes 57 et 59 ci-dessus).
Ainsi, il suffit de noter que la sous-préfecture de Beşiri, saisie à la suite de la décision de suspendre la procédure, avait chargé un inspecteur d’enquêter sur le meurtre de M. Mihdi Bilgin perpétré par les gardes de village (paragraphe 37 ci-dessus). L’inspecteur, un officier de gendarmerie, relevait de la même hiérarchie locale que les gardes de village sur lesquels il menait son enquête. De plus, le comité administratif de la sous-préfecture, statuant sur la base du rapport d’enquête rédigé par l’inspecteur, a entériné la version des faits telle qu’elle était rédigée dans ce rapport, sans émettre le moindre doute sur ses constats et sa conclusion.
Par ailleurs, cette décision de ne pas poursuivre les gardes a été rendue alors que la procédure contre des membres de la gendarmerie chargés de l’enquête était encore pendante (paragraphes 37-39 ci-dessus). Or vu l’importance du lien entre les objets des deux procédures, et la gravité et le caractère inquiétant des déclarations confirmées (paragraphes 30 et 31 ci-dessus) à la base de la seconde procédure, il aurait été souhaitable que le comité attende le verdict de la cour d’assises.
73. Cela étant, la réaction du système judiciaire turc face aux circonstances entourant le décès de M. Mihdi Bilgin ne peut passer pour effective.
74. Partant, il y a également eu, en l’espèce, violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
75. Le requérant dénonce les défaillances de la justice pénale turque, qui a finalement accordé aux gardes mis en cause une impunité absolue. Il invoque l’article 13 de la Convention ainsi libellé :
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Arguments des parties au litige
1. Le Gouvernement
76. Quant à l’enquête menée par les autorités, le Gouvernement se réfère à la requête no 19664/92 (arrêt Çelebi c. Turquie du 5 juin 2001) dans laquelle la Cour a conclu à l’irrecevabilité d’un grief similaire, considérant que l’enquête en cause avait été menée d’une manière effective et approfondie. Comme dans cette affaire, le Gouvernement soutient qu’en l’espèce le procureur, dès qu’il avait été avisé de l’incident, a ouvert des investigations concernant les gardes de village et fait pratiquer une autopsie. De son côté, la cour d’assises de Batman a ordonné au parquet de Beşiri d’enquêter sur une éventuelle implication des membres de la gendarmerie dans la falsification et la dissimulation des preuves et de soumettre les fusils des gardes et les douilles trouvées sur les lieux à un examen balistique.
2. Le requérant
77. Le requérant réitère les observations qu’il a formulées sous l’angle du volet procédural de l’article 2, et souligne que l’exercice du recours prévu à l’article 13 a été largement entravé dans son cas par les autorités de l’Etat défendeur, qui accorderaient presque systématique l’impunité à leurs agents.
B. Appréciation de la Cour
78. L’article 13 de la Convention exige que l’ordre interne offre un recours effectif habilitant l’instance nationale à connaître du contenu d’un grief « défendable » fondé sur la Convention (Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 108, CEDH 2001-V). L’objet de cette disposition est de fournir un moyen au travers duquel les justiciables puissent obtenir, au niveau national, le redressement approprié des violations de leurs droits garantis par la Convention, avant d’avoir à mettre en œuvre le mécanisme international de plainte devant la Cour (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI).
79. Vu l’importance fondamentale du droit à la protection de la vie et de l’interdiction de la torture, l’article 13 impose des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables de la torture et de la mort, et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête (voir aussi le paragraphe 60 ci‑dessous et l’arrêt Kaya précité, § 107).
80. La Cour a de nombreuses fois constaté une violation de l’article 13 dans des affaires portant sur des allégations d’homicide illégal perpétré par des agents des forces de l’ordre ou avec leur connivence (voir, par exemple, la jurisprudence citée au paragraphe 73 de l’arrêt Kılıç c. Turquie, no 22492/93, CEDH 2000‑III), au motif que les autorités n’avaient pas mené d’enquête approfondie et effective propre à conduire à l’identification et à la punition des responsables (Kaya, arrêt précité, pp. 330-331, § 107). Ces affaires, qui avaient pour origine le conflit qui sévissait dans le Sud-Est de la Turquie dans les années 1990, étaient marquées par l’absence de telles enquêtes sur les griefs des requérants relatifs à l’homicide illégal d’un proche par des agents des forces de l’ordre ou à son décès dans des circonstances suspectes.
C’est précisément cet élément qui a amené la Cour à conclure que dans ces affaires les requérants avaient été privés d’un recours effectif, en ce sens qu’ils n’ont pas eu la possibilité de voir établir les responsabilités pour les faits dénoncés et, en conséquence, de pouvoir réclamer une réparation appropriée, que ce soit en se constituant partie intervenante dans une procédure pénale ou en saisissant les juridictions civiles ou administratives (Öneryıldız, arrêt précité, § 148).
A cet égard, la Cour rappelle en particulier avoir émis de sérieux doutes quant à la capacité des organes administratifs concernés de mener une enquête indépendante, comme le requièrent les articles 2 et 13 de la Convention (voir, en dernier lieu, mutatis mutandis, Sunal c. Turquie, no 43918/98, § 60, 25 janvier 2005).
81. Eu égard à la jurisprudence mentionnée, et pour les raisons énoncées ci-dessus (paragraphes 71-74 ci-dessus), l’Etat défendeur ne peut passer pour avoir mené une enquête pénale effective, comme le veut l’article 13 (Kaya, arrêt précité, § 107).
82. Partant, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention quant au grief tiré de l’article 2.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
83. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Arguments des parties
84. Le requérant fait valoir que son père avait une épouse et sept enfants, et qu’il était agriculteur et copropriétaire d’un terrain de 23 hectares. Se fondant sur un rapport d’expertise préparé par un ingénieur agricole, il chiffre les pertes annuelles que sa famille aurait subies entre 1994, l’année du décès de son père, et 2007, l’année des 65 ans de celui-ci, âge estimé de fin de la vie active. Par un calcul qui se base sur le manque à gagner estimé et les taux d’intérêt légaux annuels, il parvient au montant de 191 413 euros (EUR), qu’il demande pour le dommage matériel subi en l’espèce.
Le requérant réclame en outre pour dommage moral un total de 120 000 EUR, dont 30 000 EUR pour sa mère, Mme Rabia Bilgin, 10 000 EUR pour chacun de ses six frères et sœurs, à savoir MM. et Mmes Şakir Bilgin, Mehmetşah Bilgin, Hasina Bilgin, Alaaddin Bilgin, Necla Bilgin et Süphiye Bilgin, et 30 000 EUR pour lui-même.
85. Le Gouvernement rejette ces prétentions, qu’il juge spéculatives et excessives.
2. Appréciation de la Cour
a. Dommage matériel
86. La Cour observe que le requérant et sa famille ont certes été lésés du fait des violations constatées, et qu’un lien de causalité manifeste existe entre celles-ci et les préjudices matériels allégués, lesquels peuvent inclure une indemnité au titre de la perte de sources de revenus (Salman, arrêt précité, § 137, et Z. et autres, arrêt précité, § 119). En l’espèce, les prétentions du requérant à ce titre sont ventilées et chiffrées à partir d’une évaluation objective de pertes de revenus agricoles pour la période de 1994 à 2007. Toutefois, aucun document n’indique les revenus réels provenant de l’exploitation des terres du vivant de M. Mihdi Bilgin. Rien ne permet non plus de savoir quelle est la situation actuelle de ces terres qui, sans conteste, ont été héritées par les ayants droit de l’intéressé. Les préjudices invoqués comportant des éléments qui ne se prêtent pas à un calcul exact, toute évaluation sera en partie spéculative (voir, entre autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède (article 50), arrêt du 18 décembre 1984, série A no 88, p. 14, § 32 ; et Akdivar et autres c. Turquie (article 50), arrêt du 1er avril 1998, Recueil 1998-II, p. 718, § 19).
Comme le veut l’article 41, la Cour appréciera donc en équité les prétentions du requérant pour le dommage matériel résultant de la perte de soutien financier, eu égard à l’ensemble des éléments en sa possession, notamment la circonstance qu’à la date du décès seule l’enfant prénommée Necla était mineure.
Tout bien considéré, la Cour estime qu’il convient d’octroyer à ce titre une somme globale de 15 000 EUR aux ayants droit de M. Mihdi Bilgin, à répartir comme suit : 6 000 EUR pour sa veuve, Mme Rabia Bilgin, 3 000 EUR pour sa fille, Mlle Necla Bilgin – mineure jusqu’en 1999 – et 1 000 EUR à chacun de ses six enfants majeurs, le requérant y inclus.
b. Dommage moral
87. Quant au dommage moral, la Cour reconnaît que le requérant et sa famille ont sans doute souffert des suites des violations constatées des articles 2 et 13 de la Convention. Comme le Gouvernement, elle juge toutefois excessives les sommes réclamées à ce titre.
Tout bien considéré, la Cour décide d’accorder pour le dommage moral découlant de la violation de l’article 2 de la Convention la somme totale de 24 000 EUR à distribuer à parts égales aux ayants droit de M. Mihdi Bilgin, à savoir le requérant İhsan Bilgin, Rabia Bilgin, Şakir Bilgin, Mehmetşah Bilgin, Hasina Bilgin, Alaaddin Bilgin, Necla Bilgin et Süphiye Bilgin.
88. Pour ce qui est du préjudice moral résultant des circonstances ayant entraîné la violation de l’article 13 de la Convention dans le chef du requérant lui-même, la Cour, statuant en équité, estime approprié de lui accorder 5 000 EUR.
B. Frais et dépens
89. Le requérant demande également 6 200 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour. Il soumet à cet égard un protocole d’honoraires signé par lui-même et son avocat, selon lequel le tarif prévu par le barreau de Diyarbakır, qu’il joint en annexe, sera appliqué dans le cadre de la présente affaire. Ce tarif fixe le montant minimum des honoraires à 15 % de la somme allouée par la Cour en vertu de l’article 41 en cas de constat de violation. Le requérant soumet en outre trois factures, dont les deux premières, d’un montant total de 569 250 000 livres turques (TRL), concernent les frais de traduction, et la troisième, d’un montant de 350 000 000 TRL, concerne le rapport d’expertise à la base des demandes de l’intéressé au titre du dommage matériel.
90. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il juge excessives.
91. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession, des critères susmentionnés et des montants déjà versés au titre de l’assistance judiciaire, la Cour estime raisonnable d’allouer au requérant la somme de 3 000 EUR, tous frais confondus (comparer avec Gezici c. Turquie, no 34594/97, 17 mars 2005 ; et Fatma Kaçar c. Turquie, no 35838/97, 15 juillet 2005).
C. Intérêts moratoires
92. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention, sous ses volets matériel et procédural ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. pour les dommages matériel et moral confondus découlant des violations constatées sous l’angle de l’article 2 de la Convention :
- 9 000 EUR (neuf mille euros) à Mme Rabia Bilgin ;
- 6 000 EUR (six mille euros) à Mlle Necla Bilgin, et
- 4 000 EUR (quatre mille euros) à chacun des six enfants majeurs de feu M. Mihdi Bilgin ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros) au requérant pour le préjudice moral qu’il a subi du fait de la violation de l’article 13 de la Convention ;
iii. 3 000 EUR (trois mille euros) pour frais et dépens ;
iv. tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 juillet 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président
[1]. mevzî : sera traduit par « poste d’observation », « poste », ou « tranchée » dans le texte.
[2]. Parti des travailleurs du Kurdistan.