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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
20.7.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE RADU c. ROUMANIE

(Requête no 13309/03)

ARRÊT

STRASBOURG

20 juillet 2006

DÉFINITIF

20/10/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Radu c. Roumanie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
M. David Thór Björgvinsson,
Mme I. Ziemele, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 juin 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13309/03) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet Etat, ayant également la nationalité suisse, M. Alexandru Radu et Mme Elena-Ligia Radu (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 mars 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme B. Ramaşcanu.

3. Le 6 septembre 2005, la Cour (troisième section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants sont nés respectivement en 1937 et 1943 et résident à Genève (Suisse).

5. En 1983, en vertu d’une décision administrative fondée sur le décret no 223/1974, l’Etat prit possession de l’appartement des requérants, situé au quatrième étage de l’immeuble sis au no 135-145, boulevard Calea Dorobantilor à Bucarest, sans aucune indemnisation, au motif que les intéressés n’étaient pas rentrés en Roumanie à la fin de leur séjour en Suisse.

A. Démarches administratives des requérants tendant à la restitution de l’appartement et vente de celui-ci par l’Etat

6. Le 9 avril 1996, en vertu de la loi no 112/1995 sur le régime juridique de certains immeubles nationalisés (« la loi no 112/1995 »), les requérants demandèrent à la commission administrative compétente la restitution de l’appartement en question. Selon les intéressés, la commission ne leur a envoyé aucune réponse. S’appuyant sur un paragraphe de l’arrêt du 12 septembre 2002 de la cour d’appel de Bucarest (§ 15 cidessous), le Gouvernement soutient que la commission a rendu une décision de rejet de la demande des requérants, qui ne l’ont pas contestée. Néanmoins, il n’y a pas dans le dossier de l’affaire des documents prouvant la communication de la décision susmentionnée aux requérants.

7. Le 5 décembre 1996, en tant que mandataire de la mairie de Bucarest, la société R. vendit l’appartement en question, en vertu de la loi no 112/1995, à la famille S., locataires de la mairie dans cet appartement. Les requérants ne furent pas informés par la mairie de la vente de l’appartement aux locataires.

B. Action en revendication contre l’Etat

8. Le 21 août 1997, les requérants saisirent le tribunal de première instance de Bucarest d’une action en revendication de l’appartement en question, dirigée contre la mairie de Bucarest.

9. Par un jugement du 10 octobre 1997, le tribunal accueillit leur action, jugeant que la décision administrative de 1983 par laquelle l’Etat était entré en possession de l’appartement était entachée de nullité, compte tenu de ce que le décret no 223/1974, abrogé en décembre 1989, méconnaissait les dispositions légales internes en vigueur à l’époque, ainsi que les traités internationaux auxquels la Roumanie était partie. Le tribunal considéra la décision administrative précitée comme inexistante et dépourvue de tout effet juridique, et jugea que les requérants étaient les propriétaires de l’appartement, qui ne pouvait pas faire l’objet de la loi no 112/1995, dans la mesure où l’Etat n’avait pas de titre valable.

10. En l’absence de recours, ce jugement devint définitif et fut revêtu de la formule exécutoire.

11. Par une décision du 11 mai 1998, le maire de Bucarest ordonna la restitution de l’immeuble en question à la requérante. A une date non précisée, lors de la conclusion du procès-verbal ayant pour l’objet la mise en possession des requérants de l’appartement en question, ces derniers furent informés par le service locatif auprès de la mairie de Bucarest que, en vertu de la loi no 112/1995, la société R., gérante des biens immobiliers de la mairie, avait vendu l’appartement à la famille S.

C. Action en annulation du contrat de vente

12. Par une action introduite le 11 mai 1998, les requérants saisirent le tribunal de première instance de Bucarest d’une action en annulation du contrat de vente du 5 décembre 1996. Ils firent valoir que, selon ce qui ressortait du jugement du 10 octobre 1997, l’Etat n’avait jamais eu de titre valable sur l’appartement, qui ne pouvait donc pas faire l’objet d’un contrat de vente en vertu de la loi no 112/1995, et que, dans le cadre de la procédure en revendication, la mairie n’avait à aucun moment précisé qu’elle avait vendu l’appartement en question.

13. Par un jugement du 8 juillet 1999, le tribunal rejeta l’action des requérants, au motif que le contrat de vente en litige avait été conclu dans le respect des dispositions de la loi no 112/1995.

14. Par un arrêt du 14 mars 2002, le tribunal départemental de Bucarest rejeta l’appel des requérants contre le jugement précité, en vertu de l’article 46 § 2 de la loi no 10/2001 sur la restitution des biens nationalisés abusivement (« la loi no 10/2001 »), qui avait remplacé la loi no 112/1995. Le tribunal jugea que les parties au contrat de vente avaient respecté les dispositions de la loi no 112/1995 et que les tiers acquéreurs avaient été de bonne foi lors de la conclusion du contrat.

15. Par un arrêt du 12 septembre 2002, la cour d’appel de Bucarest rejeta le recours des requérants, aux motifs que l’Etat avait la possession de l’appartement en litige en vertu d’un titre qui rendait la loi no 112/1995 applicable en l’espèce, à savoir la décision administrative fondée sur le décret no 223/1974, que les tiers acquéreurs avaient été de bonne foi et que le jugement du 10 octobre 1997 ne leur était pas opposable.

D. Demande de restitution introduite en vertu de la loi no 10/2001

16. Le 9 août 2002, en vertu de la loi no 10/2001, les requérants déposèrent auprès de la mairie de Bucarest une demande de restitution en nature de l’appartement qui avait fait l’objet du jugement définitif du 10 octobre 1997 du tribunal de première instance de Bucarest.

17. Par une lettre du 9 janvier 2006, la mairie de Bucarest informa l’agent du Gouvernement que le dossier concernant la demande des requérants n’était pas en état, en raison de l’absence de quelques documents à fournir par ces derniers, à savoir des copies authentifiées de leur actes d’identité, du contrat de construction de l’appartement et de l’historique fiscal de celui-ci.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

18. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-44), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 1926, 21 juillet 2005), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 3853, 1er décembre 2005) et Porteanu c Roumanie (no 4596/03, §§ 23-25, 16 février 2006).

19. Les documents nécessaires à l’examen des demandes de restitution ou de dédommagement introduites en vertu de la loi no 10/2001 sont, selon les dispositions d’application de cette loi, notamment ceux qui prouvent la qualité des requérants d’héritiers de l’ancien propriétaire du bien du moment de la nationalisation ainsi que la manière abusive de la nationalisation. Le délai prévu pour le dépôt de ces documents a expiré le 1er juillet 2003. Après cette date, conformément aux informations publiées par la préfecture de Bucarest, c’est n’est que la commission chargée de l’examen des demandes qui peut encore solliciter des requérants des documents supplémentaires, si elle l’estime nécessaire, et cela jusqu’à l’issue de la procédure administrative.

20. La loi no 247/2005 modifiant la loi no 10/2001 prévoit que l’indemnisation à laquelle auront droit les personnes qui ne se voient pas restituer leur bien immeuble nationalisé, et dont le montant sera fixé à l’issue d’une procédure administrative par une commission centrale, sera constituée d’une participation à un organisme de placement de valeurs mobilières, organisé sous la forme de la société par actions Proprietatea (Proprietatea). En principe, les bénéficiaires d’une telle indemnité recevront des titres de valeur qui seront transformés en actions, une fois que Proprietatea est cotée en bourse. Par ailleurs, l’article 3 de la loi susmentionnée précise que les titres de valeur ne peuvent pas être vendus avant leur conversion en actions.

Le 29 décembre 2005, Proprietatea a été inscrite au Registre du commerce de Bucarest. Afin que les titres de valeurs puissent être convertis en actions émises par Proprietatea et que ces actions puissent par la suite faire l’objet des transactions sur le marché financier, il faut tout d’abord suivre la procédure d’agrément par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM »). Selon le calendrier prévisionnel de Proprietatea, qui a été modifié à plusieurs reprises, l’entrée effective en bourse est prévue pour la fin de l’année 2006.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

21. Les requérants allèguent que la vente de leur appartement par l’Etat à des tiers, validée par l’arrêt du 12 septembre 2002 de la cour d’appel de Bucarest, a porté atteinte à leur droit de propriété protégé par l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

22. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

23. Le Gouvernement souligne les difficultés liées à la règlementation de la question des immeubles nationalisés et fait une présentation des lois adoptées successivement par l’Etat après 1989 en la matière. A ce titre, il résume les objectifs de la loi no 112/1995 portant sur les logements nationalisés sur titre, de la loi no 10/2001, qui a été la première loi à réglementer de manière globale la question des immeubles nationalisés tout en tendant à l’équilibre entre l’exigence de réparation et la sécurité des rapports juridiques, et enfin de la loi no 247/2005, qui a modifié et complété la loi no 10/2001 en mettant en place le cadre institutionnel et financier pour une application plus effective de cette dernière loi.

24. Le Gouvernement considère que les autorités nationales bénéficient d’un large pouvoir discrétionnaire non seulement quant au choix des mesures visant à garantir le respect des droits patrimoniaux ou à réglementer en matière de droit de propriété, mais également pour prendre le temps nécessaire à leur mise en œuvre. Il estime que la dernière réforme en la matière, à savoir la loi no 247/2005, pose le principe de l’octroi des dédommagements équitables et non plafonnées, fixés par une décision de la commission administrative centrale sur la base d’une expertise, et accélère la procédure de restitution ou d’indemnisation. Cette loi prévoit que, dans le cas où la restitution de l’immeuble n’est pas possible, l’indemnisation se fera par l’émission de titres de participation à un organisme collectif de valeurs mobilières (Proprietatea), à hauteur de la valeur du bien établie par expertise.

25. Le Gouvernement conclut que l’indemnisation prévue par la législation roumaine répond aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1 et que le retard de quatre ans enregistré dans l’octroi des dédommagements aux requérants ne rompt pas le juste équilibre à ménager entre les intérêts en présence, compte tenu également des circonstances exceptionnelles entourant la réglementation en la matière.

26. Les requérants contestent l’approche du Gouvernement. Ils soulignent que, dans le jugement définitif du 10 octobre 1997, qui n’a jamais été contesté ou remis en cause par l’Etat, le tribunal de première instance de Bucarest a jugé qu’ils sont propriétaires de l’appartement en cause et que la nationalisation abusive du bien par l’Etat est dépourvue de tout effet juridique. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour dans les affaires Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, 1er décembre 2005) et Porteanu c. Roumanie (no 4596/03, 16 février 2006), les requérants estiment que l’incohérence et le caractère contradictoire de la législation et de la jurisprudence pertinentes les ont mis dans l’impossibilité de récupérer la possession de leur bien, restitué par le jugement précité.

27. Pour ce qui de la possibilité d’obtenir une indemnité, les requérants considèrent que les lois nos 10/2001 et 247/2005 ne prennent pas en compte le cas des propriétaires dont l’immeuble, restitué en vertu d’un jugement définitif, a été vendu par l’Etat à des tiers. De toute manière, la perspective de se voir octroyer effectivement des dédommagements n’est pas prévisible, au vu du stade atteint par le processus d’application de ces lois et du fait que jusqu’à présent leur demande de restitution déposée en 2002 n’a même pas été soumise à l’examen des autorités administratives compétentes.

28. La Cour rappelle que, dans une affaire récente, elle a considéré que la vente par l’État d’un bien d’autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu’elle est antérieure à la confirmation en justice d’une manière définitive du droit de propriété d’autrui, s’analyse en une privation de bien. Une telle privation, combinée avec l’absence totale d’indemnisation, est contraire à l’article 1 du Protocole no 1 (Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 39, 43 et 59, 21 juillet 2005).

29. De surcroît, dans l’affaire Păduraru précitée, la Cour a constaté que l’Etat a manqué à son obligation positive de réagir en temps utile et avec cohérence face à la question d’intérêt général que constitue la restitution ou la vente des immeubles entrés en sa possession en vertu des décrets de nationalisation. Elle a également considéré que l’incertitude générale ainsi créée s’est répercutée sur le requérant, qui s’est vu dans l’impossibilité de recouvrer l’ensemble de son bien alors qu’il disposait d’un arrêt définitif condamnant l’Etat à le lui restituer (Păduraru, précité, § 112).

30. En l’espèce, la Cour n’aperçoit pas de motif de s’écarter de la jurisprudence précitée, la situation de fait étant sensiblement la même. A l’instar des affaires Păduraru et Porteanu, dans la présente affaire, des tiers sont devenus propriétaires de l’appartement avant que le droit de propriété des requérants sur ce bien ne soit confirmé définitivement avec effet rétroactif. Et comme dans ces affaires, ainsi que dans l’affaire Străin, les requérants ont en l’espèce été reconnus propriétaires légitimes, les tribunaux ayant jugé incontestable leur titre de propriété, eu égard à la nationalisation abusive.

31. La Cour note que la vente par l’Etat du bien des requérants, en vertu de la loi no 112/1995 qui ne permettait de vendre que les biens nationalisés de manière légale, les empêche de jouir de leur droit, et qu’aucun dédommagement ne leur a été octroyé pour cette privation. En effet, bien qu’ayant déposé le 9 août 2002 une demande de restitution du bien en vertu de la loi no 10/2001, entre temps complétée par la loi no 247/2005, les requérants n’ont reçu à ce jour aucune réponse, ni au sujet de la restitution sollicitée, ni à l’égard de l’indemnisation à laquelle le Gouvernement soutient qu’ils auraient droit. A ce titre, la Cour constate que l’absence d’indemnisation ne saurait être imputée au manque de diligence des requérants dans la production des documents nécessaires pour l’examen de leur demande, compte tenu du fait que, tel qu’il ressort du droit et de la pratique interne pertinente, les documents prévus par la loi à leur charge ont dû être déposés au dossier avant le 1er juillet 2003, faute de quoi leur demande aurait été rejetée comme non étayée, ce qui n’a pas été le cas.

32. La Cour observe que le 22 juillet 2005 a été adoptée la loi no 247/2005 modifiant la loi no 10/2001. Cette nouvelle loi prévoit que les personnes dont les biens immeubles sont entrés de manière abusive dans le patrimoine de l’État entre 1945 et 1989 ont droit à une indemnisation à hauteur de la valeur marchande du bien qui ne peut pas être restitué. Pour les personnes n’ayant pas la possibilité d’obtenir la restitution de leur bien en nature, la loi propose de leur octroyer une indemnisation sous la forme d’une participation à un organisme de placement de valeurs mobilières, organisé sous la forme de la société par actions Proprietatea. En principe, les personnes ayant vocation à recevoir une indemnisation par cette voie recevront des titres de valeur qui seront transformés en actions, une fois que Proprietatea est cotée en bourse.

33. Le Cour note que, le 29 décembre 2005, Proprietatea a été inscrite au Registre du commerce de Bucarest. Afin que les actions émises par Proprietatea puissent faire l’objet d’une transaction sur le marché financier, il faut tout d’abord suivre la procédure d’agrément par le Conseil national des valeurs mobilières (« CNVM »). Par ailleurs, ce n’est qu’après l’obtention de cet agrément du CNVM et la conversion des titres de valeur en actions cotées en bourse que les personnes qui se sont vu indemnisées par de tels titres peuvent vendre leurs actions de manière légale. La Cour constate que ces opérations, préalables à l’octroi d’une indemnisation effective, n’ont pas abouti jusqu’à présent. Ainsi, selon le calendrier prévisionnel de Proprietatea, l’entrée effective en bourse est prévue pour la fin de l’année 2006.

34. A supposer que la demande de restitution formée par les requérants en vertu de la loi no 10/2001 soit recevable et puisse faire l’objet d’une indemnisation, la Cour observe que Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d’une manière susceptible d’aboutir à l’octroi effectif d’une indemnité aux requérants et que la demande de ces derniers fondée sur la loi susmentionnée n’a fait l’objet d’aucun examen depuis plus de quatre ans. De surcroît, ni la loi no 10/2001 ni la loi no 247/2005 la modifiant ne prennent en compte le préjudice subi du fait d’une absence prolongée d’indemnisation par les personnes qui, comme les requérants, se sont vu privées de leurs biens restitués en vertu d’un jugement définitif (Porteanu c. Roumanie, no 4596/03, § 34, 16 février 2006).

35. Dès lors, la Cour considère que la privation des requérants de leur droit de propriété sur l’appartement en question, combinée avec l’absence totale d’indemnisation depuis presque neuf ans, leur a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de leurs biens garanti par l’article 1er du Protocole no 1.

Partant, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

36. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent du défaut d’impartialité des juridictions ayant jugé leur action en annulation du contrat de vente du 5 décembre 1996, qui serait prouvé par la manière dont les tribunaux ont interpréter les preuves et le droit interne applicable. S’appuyant sur l’article 14 de la Convention, ils estiment également avoir été victimes d’une discrimination de la part des tribunaux en raison de leurs opinions politiques anticommunistes.

37. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.

38. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

39. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

40. Les requérants réclament la restitution de l’appartement en question ou bien l’octroi de 180 000 euros (EUR), dont 100 000 EUR représentant la valeur de celui-ci et 80 000 EUR l’équivalent du manque d’usage depuis octobre 1997. Précisant qu’en raison de la présence des tiers acquéreurs dans l’appartement ils n’ont pas pu réaliser une expertise, les requérants soulignent que leurs prétentions ont été calculées compte tenu des prix de vente et des loyers pratiqués sur le marché immobilier pour un appartement de 86 m2, comme le leur, sis dans le même quartier, et envoient des copies d’annonces immobilières. Les requérants demandent également 20 000 EUR au titre du dommage moral pour les souffrances, l’angoisse et l’incertitude causées par l’ingérence de l’Etat dans leur droit de propriété.

41. Concernant la demande pour préjudice matériel, le Gouvernement considère que la valeur marchande de l’appartement est de 71 958 EUR, et il soumet un rapport d’expertise en ce sens. D’autre part, il considère que la demande tirée du défaut de jouissance de l’appartement devrait être rejetée, mettant en avant que, dans d’autres affaires, lorsqu’elle a ordonné la restitution du bien en vertu de l’article 41 de la Convention, la Cour n’a pas alloué de montant pour le défaut de jouissance, se réservant la possibilité d’en tenir compte lors de l’examen du préjudice moral allégué (Popescu Nasta c. Roumanie, no 33355/96, § 62, 7 janvier 2003). De surcroît, dans une affaire récente la Cour a rejeté la demande au titre des loyers non perçus, estimant qu’elle ne saurait spéculer sur ce point (Buzatu c. Roumanie (satisfaction équitable), no 34642/97, § 18, 27 janvier 2005). Concernant la demande pour préjudice moral, le Gouvernement estime que ce préjudice allégué serait suffisamment compensé par le constat de violation et que, de toute manière, la somme demandée est excessive.

42. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences. Si le droit interne ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, l’article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d’accorder une réparation à la partie lésée par l’acte ou l’omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée. Dans l’exercice de ce pouvoir, elle dispose d’une certaine latitude ; l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent.

43. Parmi les éléments pris en considération par la Cour, lorsqu’elle statue en la matière, figurent le dommage matériel, c’est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée, et le dommage moral, c’est-à-dire la réparation de l’état d’angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation, ainsi que d’autres dommages non matériels (voir, parmi d’autres, Ernestina Zullo c. Italie, no 64897/01, § 25, 10 novembre 2004).

44. En outre, là où les divers éléments constituant le préjudice ne se prêtent pas à un calcul exact ou là où la distinction entre dommage matériel et dommage moral se révèle difficile, la Cour peut être amenée à les examiner globalement (Comingersoll c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV).

45. La Cour estime, dans les circonstances de l’espèce, que la restitution du bien litigieux, telle qu’ordonnée par le jugement définitif du 10 octobre 1997 du tribunal de première instance de Bucarest, placerait les requérants autant que possible dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 n’avaient pas été méconnues. A défaut pour l’État défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu’il devra verser aux l’intéressés, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle de l’appartement.

46. A ce sujet, la Cour note que la loi no 247/2005 portant modification de la loi no 10/2001 sur la restitution des biens nationalisés tant légalement qu’illégalement, entrée en vigueur le 19 juillet 2005, applique les principes exprimés dans la jurisprudence internationale, judiciaire ou arbitrale au sujet des réparations dues en cas d’actes illicites et confirmés d’une manière constante par la Cour dans sa jurisprudence relative aux privations illégales ou de facto (Papamichalopoulos c. Grèce (satisfaction équitable), arrêt du 31 octobre 1995, série A no 330-B, p. 59-61, §§ 36-39, Zubani c. Italie, arrêt du 7 août 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996IV, p. 1078, § 49, et Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) précité, §§ 22 et 23).

En effet, la nouvelle loi qualifie d’abusives les nationalisations opérées par le régime communiste et prévoit l’obligation de restitution d’un bien sorti du patrimoine d’une personne par suite d’une telle privation. En cas d’impossibilité de restitution pour cause par exemple, de vente du bien à un tiers de bonne foi, la loi octroie une indemnité à hauteur de la valeur marchande du bien au moment de l’octroi (titre I, section I, articles 1, 16, et 43 de la loi).

47. En l’espèce, quant à la détermination du montant de l’indemnité pouvant être versée aux requérants, la Cour note que ceux-ci n’ont pas soumis une expertise permettant de déterminer la valeur de l’appartement, invoquant l’impossibilité d’accéder à cet appartement. S’appuyant sur des annonces immobilières concernant des appartements similaires, ils ont estimé la valeur du bien en question à 100 000 EUR. Quant au Gouvernement, il a présenté un rapport fourni par un expert, selon lequel la valeur de l’appartement serait de 71 958 EUR.

48. Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local et des éléments fournis par les parties, la Cour estime la valeur marchande actuelle du bien à 75 000 EUR.

49. Concernant les sommes demandées au titre du manque d’usage de l’appartement, calculées par rapport au prix de location de ce bien, la Cour ne saurait allouer de somme à ce titre, compte tenu, d’une part, du fait qu’elle a ordonné la restitution de l’appartement comme réparation au titre de l’article 41 de la Convention et, d’autre part, de ce que l’octroi d’une somme à ce titre revêtirait en l’espèce un caractère spéculatif, la possibilité et le rendement d’une location étant fonction de plusieurs variables. Néanmoins, elle tiendra compte de la privation de propriété subie par les requérants depuis 1997 à l’occasion de la réparation du préjudice moral (voir, mutatis mutandis, Androne c. Roumanie, no 54062/00, § 70, 22 décembre 2004, et Buzatu précité, § 18).

50. A cet égard, la Cour considère que les événements en cause ont entraîné des atteintes graves au droit des requérants au respect de leur bien, pour lesquelles la somme de 8 000 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi.

B. Intérêts moratoires

51. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit restituer aux requérants l’appartement situé au quatrième étage de l’immeuble sis au no 135-145, boulevard Calea Dorobantilor à Bucarest, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention ;

b) qu’à défaut d’une telle restitution, lÉtat défendeur doit verser aux requérants, dans le même délai de trois mois, 75 000 EUR (soixantequinze mille euros) pour dommage matériel ;

c) qu’en tout état de cause, l’Etat défendeur doit verser aux requérants 8 000 EUR (huit mille euros) pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur les sommes susmentionnées, sommes qui seront à convertir en lei au taux applicable à la date du règlement ;

d) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 juillet 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président