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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE CARACAS c. ROUMANIE
(Requête no 78037/01)
ARRÊT
STRASBOURG
29 juin 2006
DÉFINITIF
11/12/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Caracas c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
L. Caflisch,
C. Bîrsan,
V. Zagrebelsky,
Mme A. Gyulumyan,
M. David Thór Björgvinsson, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juin 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 78037/01) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet Etat, Mmes Eufrosina Caracas et Victoria Cristina Caracas et M. Dimitrie Victor Caracas (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 avril 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Me Eugenia Crângariu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme B. Rămăşcanu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants alléguaient en particulier que le rejet par la cour d’appel de Bucarest, le 20 octobre 1998, de leur seconde action en revendication avait méconnu leur droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. En outre, ils se plaignaient que cet arrêt avait porté atteinte à leur droit au respect des biens tel que reconnu par l’article 1 du Protocole no 1.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 1er septembre 2005, la Cour a déclaré la requête recevable, en joignant au fond l’exception du Gouvernement quant à la compétence de la Cour ratione materiae pour examiner le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Les requérants, membres de la même famille, sont nés respectivement en 1915, 1947 et 1943 et résident à Bucarest. Par une lettre du 4 mars 2004, les deux derniers requérants ont informé la Cour que leur mère, Mme Eufrosina Caracas est décédée le 22 octobre 2001 et qu’il sont ses uniques héritiers.
7. En 1950, en vertu du décret de nationalisation no 92/1950, l’immeuble sis à Bucarest no 26 rue Romniceanu, propriété de B.V., devint propriété de l’Etat.
8. B.V. décéda en 1962 et légua ses biens par testament, y compris l’immeuble susmentionné, qu’elle considérait comme abusivement nationalisé, aux deux premières requérantes et à C.F.
A. La première action en revendication
9. Le 29 novembre 1993, les deux premières requérantes et C.F., en leur qualité d’héritiers de B.V., introduisirent contre le conseil local de Bucarest et contre la société H., gérante de l’immeuble, une action en revendication de l’immeuble en cause. Ils firent valoir qu’en vertu du décret no 92/1950, les biens des retraités ne pouvaient pas être nationalisés et que B.V. était retraitée au moment de la nationalisation de l’immeuble.
10. Par un jugement du 7 avril 1994, le tribunal de première instance de Bucarest fit droit à leur demande et ordonna aux parties défenderesses de mettre les requérantes et C.F. en possession de l’immeuble.
11. Sur appel du conseil local, le tribunal départemental annula le jugement, au motif que la signature d’un juge manquait au dispositif et renvoya l’affaire devant le même tribunal de première instance.
12. Par un jugement du 13 novembre 1995, le tribunal accueillit pour la deuxième fois l’action.
13. Sur appel du conseil local, ce jugement fut confirmé par un arrêt du 7 juin 1996 du tribunal départemental de Bucarest.
14. Le recours du conseil local contre l’arrêt du 7 juin 1996 fut accueilli par un arrêt du 14 octobre 1996 de la cour d’appel de Bucarest, qui rejeta l’action comme irrecevable et annula les décisions précédentes. La cour motiva l’arrêt par l’impossibilité de revendiquer l’immeuble avant qu’une procédure administrative fondée sur la loi no 112/1995 concernant la situation juridique de certains immeubles nationalisés n’ait atteint son terme.
B. La procédure administrative en restitution de l’immeuble en vertu de la loi no 112/1995
15. Le 22 juillet 1996, les deux premières requérantes et C.F. introduisirent auprès de la commission du 1er arrondissement de Bucarest pour l’application de la loi no 112/1995, une demande de restitution de l’immeuble en question.
16. Le 4 mars 1998, la commission les informa qu’elle avait renvoyé leur demande à la commission départementale de Bucarest, avec un avis négatif, au motif que l’immeuble avait été nationalisé sans titre valable et que la loi no 112/1995 ne s’appliquait qu’aux immeubles légalement nationalisés.
17. La commission départementale n’a pas rendu de décision à ce jour.
C. La seconde action en revendication
18. Le 24 octobre 1996, les deux premières requérantes et C.F. introduisirent auprès du tribunal de première instance de Bucarest une action en constatation de l’illégalité de la nationalisation de l’immeuble. Le 3 mars 1997, ils précisèrent leur action dans ce sens qu’ils demandèrent au conseil local et à la société H., gérante de l’immeuble, de les mettre en possession de l’immeuble.
19. A la suite du décès de C.F, le 8 mai 1997, son héritier, M. Dimitrie Victor Caracas, le troisième requérant, continua l’instance.
20. Par un jugement du 27 octobre 1997, le tribunal, considérant que la nationalisation avait été faite sans titre valable, fit droit à l’action et ordonna aux parties défenderesses de mettre les requérants en possession de l’immeuble.
21. Le conseil local et la société H. interjetèrent appel du jugement et soulevèrent l’exception de l’autorité de la chose jugée de l’arrêt du 14 octobre 1996 de la cour d’appel de Bucarest qui avait rejeté la première action en revendication.
22. Par un arrêt du 19 mai 1998, le tribunal départemental de Bucarest accueillit l’appel. Il rejeta l’action comme irrecevable, au motif qu’un litige identique s’était déroulé auparavant entre les mêmes parties et que, dès lors, il y avait autorité de la chose jugée de l’arrêt du 14 octobre 1996 de la cour d’appel de Bucarest.
23. Les requérants formèrent un recours contre cette décision, faisant valoir qu’il n’y avait pas d’identité entre les deux actions, car la première était une action en revendication, tandis que la seconde était principalement une action en constatation de leur droit de propriété.
24. Le 20 octobre 1998, la cour d’appel de Bucarest confirma l’existence de l’autorité de la chose jugée et rejeta leur recours, au motif que les deux litiges s’étaient déroulés entre les mêmes parties, qu’ils avaient eu le même objet, à savoir la restitution de l’immeuble en question, et qu’ils s’étaient fondés sur les mêmes dispositions légales.
D. La demande en restitution de l’immeuble en vertu de la loi no 10/2001
25. En avril 2001, en vertu de la nouvelle loi no 10/2001 concernant le régime juridique des immeubles nationalisés, les requérants introduisirent une demande en restitution de l’immeuble auprès de la mairie de Bucarest.
26. A ce jour, la procédure est toujours pendante.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Code civil
27. L’article 1201 dispose :
« L’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. »
B. Code de procédure civile
28. L’article 111 est ainsi libellé :
« La partie intéressée peut introduire une action en constatation de l’existence ou de l’inexistence d’un droit. L’action en constatation est irrecevable si la partie a à sa disposition une action en réalisation du droit en question. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
29. Les requérants allèguent une violation de leur droit d’accès à un tribunal, en raison du rejet de leur seconde action en revendication. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui se lit ainsi dans sa partie pertinente :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...), par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Le Gouvernement admet que les requérants se sont vu opposer un refus d’accès au tribunal, mais estime que, faute d’avoir précisé les circonstances de leur seconde action et démontré la différence entre les deux actions, ce refus leur était imputable.
30. Pour leur part, les requérants exposent que la seconde action visait principalement la constatation de l’illégalité du titre de propriété de l’Etat et que son rejet par le tribunal départemental et la cour d’appel au motif qu’il existait une triple identité de parties, d’objet et de cause avec leur première action en revendication, était le résultat d’une erreur de droit. En outre, ils soulignent qu’aucune décision n’a été rendue dans les procédures administratives de restitution, fondées sur les lois nos 115/1995 et 10/2001.
31. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à des droits et obligations de caractère civil (Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36).
32. Certes, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. Il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat. En élaborant pareille réglementation, les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi d’autres, F.E. c. France, arrêt du 30 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, p. 3349, § 44, et Yagtzilar et autres c. Grèce, no 41727/98, § 23, CEDH 2001-XII).
33. En l’espèce, la Cour constate que les requérants ont emprunté les voies de recours qu’offrait le système judiciaire interne, à savoir une première action en revendication, suivie d’une action en contestation de la validité du titre de propriété de l’Etat, qui a été déclarée irrecevable au motif qu’il y avait autorité de la chose jugée de l’arrêt du 14 octobre 1996 ayant mis fin à leur première action en revendication.
34. La Cour estime d’emblée que l’exception de l’autorité de la chose jugée poursuivait un but légitime car elle visait, sans nul doute, à assurer la sécurité des rapports juridiques en matière civile.
35. En soi, cela ne satisfait pas nécessairement aux impératifs de l’article 6 § 1 : encore faut-il examiner, à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’affaire, si la manière dont les juridictions nationales ont rejeté la seconde action des requérants, en appliquant les dispositions de la loi concernant l’autorité de la chose jugée, a respecté leur droit d’accès à un tribunal, eu égard au principe de la prééminence du droit dans une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Lungoci c. Roumanie, no 62710/00, § 37, 26 janvier 2006).
36. La Cour note que les parties ont des points de vue divergents quant à l’application du principe de l’autorité de la chose jugée : les requérants allèguent que le rejet de leur seconde action était le résultat d’une erreur de droit, alors que le Gouvernement expose que la responsabilité du rejet leur incombe faute d’avoir précisé les circonstances de leur deuxième action.
37. La Cour n’estime pas nécessaire de trancher cette controverse. En effet, force est de constater que depuis l’introduction, le 29 novembre 1993, de leur première action en revendication, les demandes formulées par les requérants, aussi bien auprès des juridictions que des autorités administratives, afin d’obtenir la reconnaissance de leur qualité de propriétaires de l’immeuble litigieux et sa restitution, n’ont jamais fait l’objet d’un examen sur le fond.
38. A cet égard, la Cour relève que la première action en revendication a été déclarée irrecevable par l’arrêt définitif du 14 octobre 1996 de la cour d’appel de Bucarest au motif que les requérants n’avaient pas parcouru toutes les étapes de la procédure administrative de restitution de l’immeuble, prévue par la loi no 112/1995. Or, la demande administrative de restitution de l’immeuble est restée à ce jour sans réponse de la commission départementale d’application de la loi no 112/1995.
39. En outre, la Cour note que la demande de restitution de l’immeuble fondée sur la loi no 10/2001 est toujours pendante devant les autorités administratives.
40. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le simple fait que les requérants ont eu accès à un tribunal, mais seulement pour entendre déclarer leur seconde action irrecevable par le jeu des dispositions concernant l’autorité de la chose jugée, ne satisfaisait pas aux impératifs de l’article 6 § 1 de la Convention. Dès lors, elle conclut que les requérants ont été privés de toute possibilité claire et concrète d’accès à un tribunal pour statuer sur leur demande de restitution de l’immeuble litigieux (voir, mutatis mutandis, Lungoci précité, §§ 42 - 43).
41. En conclusion, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
42. Les requérants considèrent que la nationalisation de l’immeuble qui leur a été légué a été illégale et qu’à présent, le refus de restitution les prive du droit de jouir de leur droit de propriété sur cet immeuble. Ils s’estiment victimes d’une atteinte à leur droit au respect des biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
43. Le Gouvernement expose que les requérants n’ont ni « un bien » ni « une espérance légitime » au sens de la jurisprudence de la Cour, d’obtenir la jouissance du droit de propriété sur cet immeuble, dès lors qu’il est sorti en 1950 du patrimoine de leur auteur et que, depuis, ils n’ont obtenu aucune décision définitive ordonnant sa restitution.
44. Les requérants maintiennent que le rejet de leur seconde action et l’absence de décision de la part des autorités administratives les ont privés du droit de jouir de cet immeuble.
45. La Cour rappelle, en premier lieu, qu’elle ne peut examiner une requête que dans la mesure où elle se rapporte à des événements s’étant produits après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Partie contractante concernée. En l’espèce, le bien litigieux a été nationalisé en 1950, soit bien avant le 20 juin 1994, date à laquelle la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Roumanie. La Cour n’est donc pas compétente ratione temporis pour examiner les circonstances de la nationalisation de l’immeuble litigieux.
46. Par conséquent, les requérants ne peuvent se plaindre d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les procédures qu’ils incriminent se rapportaient à des « biens » dont ils seraient titulaires, au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles les requérants peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (Kopecky c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, 28 septembre 2004).
47. En l’espèce, la Cour note qu’en formulant les demandes de restitution auprès des juridictions internes et des autorités administratives, les requérants cherchaient à se voir reconnaître un droit de propriété sur l’immeuble litigieux. Dès lors, la Cour conclut que ni ces demandes ni les procédures qu’elles ont engendrées ne se rapportaient à un « bien actuel » des requérants.
48. Il reste à examiner s’ils pouvaient avoir au moins « une espérance légitime » de se voir reconnaître un droit de propriété sur cet immeuble.
49. Sur ce point, la Cour a déjà jugé qu’une créance ne peut être considérée comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’elle a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecky, précité, § 52).
50. En l’espèce, la Cour note que la créance en restitution dont les requérants pouvaient éventuellement se prévaloir était, dès le départ, une créance conditionnelle parce que la question de la réunion des conditions légales pour se voir restituer l’immeuble devait être tranchée dans le cadre des procédures judiciaires et administratives qu’ils ont engagées. Par conséquent, la Cour estime qu’au moment de la saisine des juridictions internes et des autorités administratives, cette créance ne pouvait pas être réputée suffisamment établie pour s’analyser en une « valeur patrimoniale » appelant la protection de l’article 1 du Protocole no 1 (Kopecky, précité, § 58).
51. Certes, les 13 novembre 1995 et 7 juin 1996, le tribunal de première instance de Bucarest et le tribunal départemental de Bucarest ont respectivement donné gain de cause aux requérants. Toutefois, la Cour note que ces décisions n’ont pas acquis force de chose jugée du fait qu’elles ont été ultérieurement infirmées par l’arrêt du 14 octobre 1996 de la cour d’appel de Bucarest. En outre, la Cour constate qu’à l’époque des faits, le raisonnement de la cour d’appel pour déclarer la première action en revendication irrecevable suivait une jurisprudence constante des tribunaux internes qui rejetaient les actions en revendication au motif que la loi spéciale no 112/1995 était applicable (voir, sur ce point, la réglementation pertinente concernant la situation de certains immeubles nationalisés et la jurisprudence en la matière décrites dans les décisions Constantinescu c. Roumanie, no 61767/00, 14 septembre 2004 et Iorgulescu c. Roumanie, no 59654/00, 13 janvier 2005). Par conséquent, le jugement du tribunal de première instance et l’arrêt du tribunal départemental ne suffisaient pas pour engendrer un intérêt patrimonial s’analysant en une « valeur patrimoniale » (voir, mutatis mutandis, Kopecky, précité, § 59 et Iorgulescu (déc.), précitée).
52. Dans ces conditions, la Cour estime que, dans le contexte de leurs demandes en restitution, les requérants n’avaient pas un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, les garanties de cette disposition ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce.
53. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
55. Les requérants demandent, rapport d’expertise à l’appui, 462 983 euros (EUR) représentant la valeur de l’immeuble. Ils demandent également 87 300 EUR correspondant à des dommages et intérêts pour le défaut de jouissance du bien entre novembre 2002 et la date de réalisation du rapport d’expertise, à savoir novembre 2005.
56. Par ailleurs, ils demandent 10 000 EUR au titre du dommage moral pour les désagréments et les frustrations que leur ont causés les juridictions internes et les autorités administratives en rejetant leurs demandes de restitution de l’immeuble.
57. Le Gouvernement considère que la somme réclamée au titre du préjudice matériel ne représente pas la valeur réelle de l’immeuble. Selon un rapport d’expertise qu’il produit, cette valeur a été estimée à 213 003 EUR. Quant au défaut de jouissance du bien, le Gouvernement souligne que, selon la jurisprudence de la Cour en la matière, aucune réparation ne doit être octroyée aux requérants à ce titre.
58. S’agissant du dommage moral, le Gouvernement estime que la somme sollicitée est excessive et qu’aucun lien de causalité n’a été établi entre le préjudice allégué et une éventuelle violation du droit des requérants d’accès à un tribunal. A son avis, un éventuel constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention constituerait en soi une réparation équitable satisfaisante.
59. La Cour note qu’en l’espèce, la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside dans le fait que les requérants n’ont pas bénéficié d’un droit d’accès à un tribunal pour revendiquer un bien immobilier en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
60. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la seconde action en révendication aurait abouti si la violation de la Convention n’avait pas eu lieu. Il n’y a donc pas lieu d’accorder aux requérants une indemnité à ce titre (voir, mutatis mutandis, Lungoci précité).
61. Quant au préjudice moral, la Cour estime que les requérants ont vraisemblablement subi une frustration en raison du rejet de leur seconde action en revendication. Statuant en équité, la Cour leur octroie conjointement la somme de 5 000 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
62. Les requérants demandent le remboursement de 39 950 276 lei roumains (ROL) au titre des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour la présentation de leur requête à la Cour. Ils fournissent plusieurs quittances concernant notamment des frais de traduction et des honoraires pour l’expertise réalisée pour la détermination du préjudice matériel.
63. Le Gouvernement ne s’oppose pas au remboursement des frais, à condition qu’ils soient justifiés, nécessaires et raisonnables. Cependant, il expose que les requérants ont omis de demander aux juridictions internes le remboursement des frais engagés dans le cadre des procédures internes. S’agissant des frais afférents à la procédure devant la Cour, le Gouvernement estime que, mis à part le rapport d’expertise, les quittances fournies ne prouvent pas les frais engagés en liaison directe avec la requête présentée à la Cour.
64. La Cour rappelle qu’au regard de l’article 41 de la Convention seuls peuvent être remboursés les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont d’un montant raisonnable.
65. Compte tenu des éléments en sa possession, ainsi que de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable d’octroyer conjointement aux requérants, qui ont également bénéficié de l’assistance judiciaire du Conseil de l’Europe, la somme de 1 000 EUR tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
66. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros) pour dommage moral et 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 juin 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président