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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE CÂRSTEA ET GRECU c. ROUMANIE
(Requête no 56326/00)
ARRÊT
STRASBOURG
15 juin 2006
DÉFINITIF
23/10/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cârstea et Grecu c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
L. Caflisch,
C. Bîrsan,
Mme A. Gyulumyan,
MM. E. Myjer,
David Thór Björgvinsson, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section.
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56326/00) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissantes de cet État, Mme Rodica Cârstea et Veronica Grecu (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 28 janvier 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérantes sont représentées par Mme Eugenia Crângariu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Béatrice Rămăşcanu, directrice au ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérantes se plaignent en particulier de la méconnaissance de leur droit à un procès dans un délai raisonnable et de l’absence de continuité de la formation de jugement, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 12 octobre 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6. Tant les requérantes que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Les requérantes, Mmes Rodica Cârstea et Veronica Grecu, sont des ressortissantes roumaines, nées respectivement en 1956 et 1959 et résidant à Bucarest.
A. Genèse de l’affaire
8. En 1991, les requérantes étaient employées par l’Agence nationale de presse Rompres (« l’Agence »), aux postes d’opératrices et secrétaires au service « téléimprimeur ».
9. Le 16 octobre 1991, par une seule et même décision, l’Agence résilia les contrats de travail des requérantes. Cette décision, qui fut communiquée aux intéressées respectivement les 6 et 7 novembre 1991, était ainsi motivée :
« Le directeur de l’Agence nationale de presse Rompres, nommé par arrêté du Gouvernement no 105/1990,
Vu le référé du chef du service transmission, télex, téléfax, enregistré sous le no 1664 du 3 octobre 1991, ainsi que les déclarations écrites de plusieurs employés du service ;
Vu les dispositions des articles 17 et 27 du règlement de l’Agence publique de presse Rompres ;
Vu le procès-verbal de la réunion commune du conseil d’administration de Rompres et du service transmission, télex, téléfax, de 15 octobre 1991 ;
Vu l’article 130, §1, i) du code du travail [...], sur la base de la décision du Gouvernement no 1066/1990, décide :
1. A partir du 16 octobre 1991, le contrat de travail de Mme Cârstea Rodica, secrétaire d’émission au service transmission, télex, téléfax, est résilié en vertu de l’article 130 § 1 (i) du code du travail, pour faute disciplinaire grave, à savoir pour la violation des articles 17, avant dernier et dernier alinéas, et 27 §§ 4, 5 et 9 du règlement de l’Agence et pour avoir incité des employés à l’insubordination et au non-respect de la discipline du travail ;
2. A partir du 16 octobre 1991, le contrat de travail de Mme Grecu Veronica, secrétaire d’émission au service transmission, télex, téléfax, est résilié en vertu de l’article 130 § 1 (i) du code du travail, pour faute disciplinaire grave, à savoir pour avoir provoqué et entretenu des discussions non conformes à la bonne conduite sur le lieu de travail, pour avoir provoqué des querelles et des altercations violentes à l’intérieur de l’Agence, ainsi que pour avoir proféré des injures à l’adresse de plusieurs membres de la direction de l’Agence. »
B. Le déroulement de la procédure avant le 20 juin 1994
10. Le 29 novembre 1991, considérant que la décision de licenciement prise par l’Agence n’avait pas respecté la procédure légale prévue par la loi no 1/1970, notamment le droit à la défense des requérantes et le principe de responsabilité individuelle, et qu’elle portait atteinte à leur liberté d’expression, les requérantes introduisirent une action devant le tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest.
11. Le 15 janvier 1992, le tribunal accueillit la demande des requérantes d’entendre vingt-sept témoins et celle de la partie adverse d’entendre cinq témoins. Les 19 février et 11 mars 1992, le tribunal entendit respectivement six ou sept témoins proposés par les requérantes. Huit autres témoins proposés par les requérantes, parmi lesquels les dirigeants de l’Agence, furent cités en vain, ceux-ci refusant de comparaître.
12. Le 18 septembre 1992, le tribunal accueillit leur action, et constata la nullité absolue de la décision de licenciement pour absence d’enquête préalable exigée par la loi no 1/1970. Il ordonna, dès lors, la réintégration des requérantes dans leurs postes antérieurs.
13. Les deux parties formulèrent un recours contre la décision du tribunal, les requérantes se plaignant que le tribunal avait omis de se prononcer sur leurs demandes de dommages et intérêts et de dommages comminatoires pour chaque jour de retard dans l’exécution de la décision de réintégration. Sur recours de la partie adverse, le 29 janvier 1993, le tribunal départemental de Bucarest constata que l’enquête préalable avait été accomplie lors de la réunion du 15 octobre 1991, mais il fit droit aussi aux requérantes constatant que le tribunal de première instance ne s’était pas prononcé sur tous les griefs de ces dernières. Dès lors, le tribunal accueillit le recours des deux parties, cassa la décision du tribunal de première instance et renvoya l’affaire devant le même tribunal pour un nouveau jugement.
14. Le 18 mars 1994, la cour d’appel de Bucarest rejeta un nouveau recours formé par les requérantes contre la décision du 29 janvier 1993, voie de recours ouverte après la modification du code de procédure civile.
C. Le déroulement de la procédure après le 20 juin 1994
15. Lors de l’audience tenue le 30 juin 1994 devant le tribunal départemental de Bucarest, les requérantes déclarèrent qu’elles n’insistaient plus pour l’audition des huit témoins proposés, qui, en dépit des convocations répétées, ne s’étaient pas présentés devant le tribunal pour déposer.
16. Le 14 juillet 1994, statuant après renvoi, le tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest rejeta l’action des requérantes, en considérant que leur licenciement était légal et justifié par des fautes disciplinaires qu’elles avaient commises. Le tribunal jugeait que la première requérante, Mme Cârstea, avait détruit des documents de travail et qu’elle avait commenté les ordres de ses supérieurs et tenté de s’y opposer. Pour ce qui était de la deuxième requérante, Mme Grecu, le tribunal considérait, entre autres, qu’elle avait agressé verbalement et physiquement un supérieur hiérarchique. Les preuves prises en considération par le tribunal furent un procès verbal de la réunion du 15 octobre 1991, ainsi que les déclarations des témoins proposés par l’Agence, à savoir, des collègues et proches collaborateurs des requérantes. Pour ce qui était des témoins proposés par ces dernières, le tribunal écarta leurs déclarations notant qu’ils travaillaient dans d’autres services de l’Agence, sans avoir la possibilité de connaître directement l’attitude des requérantes sur le lieu de travail et l’atmosphère qu’elles avaient créée.
17. L’appel des intéressées fut rejeté par le tribunal départemental de Bucarest le 14 avril 1995. Auparavant, à savoir le 22 février 1995, ce tribunal leur avait refusé une demande d’entendre des témoins.
Les intéressées formèrent recours, qui fut accueilli par la cour d’appel de Bucarest le 6 novembre 1995. Tout en rejetant les critiques des requérantes quant aux divers aspect relatifs à la procédure de licenciement et au bien fondé de la décision de licenciement, la cour d’appel accueillit leur recours au motif que le tribunal départemental ne s’était pas prononcé à l’égard d’un des motifs soulevés et qu’il avait rejeté sans motivation la demande présentée en appel par ces dernières d’entendre des témoins. Le motif de recours en question était tiré de la légalité du licenciement quant à sa forme. Par conséquent, la cour d’appel cassa la décision du 14 avril 1995 et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental de Bucarest.
18. Le 17 mai 1996, le tribunal accueillit l’appel des requérantes, cassa la décision du 14 juillet 1994 et renvoya l’affaire devant le tribunal de première instance pour un nouveau jugement sur le fond, au motif que les juges compétents en première instance n’avaient pas ordonné une expertise pour établir le montant des dommages et intérêts correspondant au préjudice matériel allégué par les requérantes. Par ailleurs, le tribunal considérait que le jugement du 14 juillet 1994 était le résultat d’une appréciation erronée des faits.
19. Par un arrêt no 767/1997 du 16 avril 1997, la cour d’appel de Bucarest rejeta le recours formé par l’Agence contre la décision du tribunal départemental de Bucarest du 17 mai 1996, réitérant les conclusions de ce dernier. Elle considérait que l’enquête interne préalable au licenciement n’avait pas été accomplie.
20. Le 9 juillet 1997, saisi de l’affaire après renvoi, le tribunal de première instance du 1er arrondissement de Bucarest prit note que les requérantes avaient renoncé à demander l’audition des témoins, compte tenu des conclusions de la cour d’appel, dans sa décision du 16 avril 1997, au sujet du non accomplissement de l’enquête préalable. Le tribunal conclut, en effet que cette preuve n’était pas pertinente. Par ailleurs, une expertise comptable fut ordonnée en l’affaire.
21. Les requérantes demandèrent à quatre reprises le changement des dates des audiences dans le sens de l’accélération de la procédure. Le tribunal y fit droit.
22. Le 14 octobre 1998, le tribunal de première instance accueillit l’action des requérantes, annula la décision de licenciement du 16 octobre 1991, ordonna la réintégration des requérantes dans leurs postes et leur octroya des dommages et intérêts. Il releva que l’Agence avait fourni à de nombreuses reprises aux tribunaux des explications variées quant aux motifs de licenciement, et qu’en outre, ces explications ne correspondaient pas aux motifs énoncés dans la décision de licenciement. En outre, les motifs du licenciement n’avaient jamais été portés à la connaissance des intéressées avant leur licenciement, ainsi que l’exigeait l’article 13 de la loi no 1/1970, et l’enquête interne préalable, telle qu’exigée par ladite loi, n’avait pas été effectuée, de sorte que le licenciement était frappé de nullité absolue.
23. Sur appel des deux parties, le tribunal départemental de Bucarest, siégeant dans un collège de deux juges, P.L. et C.V., tint une audience publique, le 1er avril 1999. Lors de cette audience, les parties déclarèrent « ne pas avoir à proposer des preuves nouvelles ». Le 8 avril 1999, le tribunal départemental cassa la décision du tribunal de première instance et, statuant sur le fond, rejeta l’action des requérantes. Les juges P.L. et C.V. composaient le collège qui prononça la décision.
24. Se rapportant aux faits consignés par le procès-verbal d’une réunion du 15 octobre 1991 ainsi qu’à un rapport du 3 octobre 1991, le tribunal jugea que les requérantes avaient commis des fautes graves en troublant le climat d’ordre et discipline et en enfreignant le règlement intérieur de l’Agence, qui imposait « les principes de la communication, du dialogue et du comportement civilisé ». Le tribunal ajouta que la gravité des fautes découlait également du caractère spécifique de l’activité de presse de l’Agence et que, compte tenu de ces éléments, cette dernière était en droit de prendre la sanction la plus grave, à savoir, le licenciement. A l’égard de l’accomplissement de l’enquête préalable, le tribunal constatait que celle-ci avait eu lieu lors de la réunion du 15 octobre 1991.
25. Quant à l’indication contenue dans la décision de la cour d’appel de Bucarest du 16 avril 1997, d’entendre les témoins proposés par les requérantes, le tribunal prit note de la position de ces dernières, qui avaient renoncé à demander leur audition et décida qu’en tout état de cause, cette preuve n’était pas pertinente, compte tenu également du délai qui s’était écoulé depuis les faits produits en 1991.
26. Les requérantes formèrent un recours contre la décision du 8 avril 1999. Dans leur recours, elles alléguaient que le constat du tribunal selon lequel elles avaient méconnu le règlement intérieur n’avait été aucunement motivé, car le tribunal n’avait fait aucune référence aux éléments de fait qui auraient pu justifier une telle conclusion.
27. En outre, les requérantes critiquaient la décision du tribunal pour avoir fait référence de manière inexacte ou incomplète aux décisions de justice prononcées antérieurement dans l’affaire. Les conclusions reprises prétendument de façon erronée par le tribunal départemental visaient notamment l’irrégularité de la procédure de licenciement, à savoir l’absence d’enquête préalable et le non-respect du principe de la gradation des sanctions en droit du travail. Elles visaient aussi l’irrégularité de la décision de licenciement, pour le motif que celle-ci faisait référence à des accusations génériques. Les requérantes reprochaient également au tribunal départemental d’avoir retenu de façon erronée les conclusions des juridictions qui s’étaient prononcé auparavant au sujet de l’audition des témoins qu’elles avaient proposés.
28. Les requérantes alléguaient que le tribunal avait méconnu l’autorité de la chose jugée de l’arrêt de la cour d’appel de Bucarest rendu le 16 avril 1997, qui avait jugé que l’enquête préalable n’avait pas été accomplie.
29. Pour ce qui était du bien-fondé de leur demande, elles faisaient également valoir dans leur recours que la décision de licenciement était nulle, non seulement pour l’absence de l’enquête préalable, mais aussi pour avoir méconnu le principe de la responsabilité individuelle. Elles contestaient aussi la validité du procès-verbal de la réunion du 15 octobre 1991 et les faits y retenus. Elles critiquaient le fait que le tribunal avait fondé son jugement sur une telle preuve, sans en administrer d’autres.
30. La cour d’appel de Bucarest, saisie de ce recours, tint deux audiences. Lors de l’audience du 14 juillet 1999, le tribunal, siégeant en collège de trois juges (C.P.E., M.C.S. et E.T.) ajourna l’examen de l’affaire sur demande de l’Agence.
31. Les débats contradictoires sur le bien-fondé du recours eurent lieu lors de l’audience du 17 août 1999. La cour d’appel siégeait alors dans un collège composé par les juges R.S., I.L.C. et N.F. Le 24 août 1999, le même collège prononça un arrêt par lequel la cour d’appel de Bucarest rejetait le recours des requérantes. La cour d’appel reprenait, pour l’essentiel, les considérants du tribunal départemental. L’arrêt était ainsi rédigé, dans ses parties pertinentes :
« [Le tribunal] a correctement retenu que la décision de licenciement en litige a été rendue dans le respect tant des dispositions de la loi no 1/1970, article 13, que de celles du code du travail.
En l’espèce, les requérantes ont pris connaissance des faits imputés, mais elles ont refusé de se défendre ou de donner des déclarations écrites.
La décision de licenciement concernant les deux requérantes à la fois n’est pas une décision collective, car elle fait référence aux faits imputés à chacune et prévoit, de la même manière, une sanction.
Les faits imputés ont été suffisamment identifiés pour chacune des requérantes, afin qu’elles puissent préparer leur défense.
Les assertions [des requérantes] relatives à l’administration de la preuve des témoins ne sont subordonnées à aucune demande ou critique, de sorte qu’elles ne peuvent pas être encadrées dans un des motifs de recours limitativement prévus par la loi.
[Les requérantes] ont ensuite invoqué l’autorité de la chose jugée à l’égard de l’illégalité et de la nullité de la décision de licenciement en litige, compte tenu du fait que par l’arrêt no 767/1997 de la cour d’appel de Bucarest la question a été tranchée, les autres tribunaux n’ayant plus la possibilité de la réexaminer.
Cette critique est manifestement mal fondée.
L’autorité de la chose jugée ne concerne qu’une décision de justice qui peut être exécutée et qui représente la conclusion du processus juridictionnel, à savoir son dispositif. Or, aucune disposition pareille n’a été donnée pas l’arrêt précité.
La décision attaquée a correctement examiné les fondements légaux applicables en l’espèce et qui sont toujours en vigueur. »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
32. Les dispositions pertinentes du code de procédure civile, en vigueur à l’époque des faits étaient ainsi rédigées :
Article 187
« Le tribunal peut limiter le nombre des témoins proposés. »
Article 188
« (1) Contre le témoin qui s’absente après une première citation, le tribunal peut délivrer un mandat de comparution.
(...)
(3) Si, après le mandat de comparution, le témoin ne comparaît pas, le tribunal peut passer au jugement. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
A. Durée de la procédure
33. Les requérantes allèguent que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. Période à prendre en considération
34. Le Gouvernement estime que la période à prendre en considération a débuté le 20 juin 1994, date de la ratification par la Roumanie de la Convention.
35. Les requérantes rétorquent que cette période a commencé le 29 novembre 1991 avec l’introduction de l’action et a pris fin le 24 août 1999 avec la décision définitive de la cour d’appel de Bucarest.
36. La Cour considère que la procédure a débuté le 29 novembre 1991 avec l’introduction de l’action par les requérantes devant le tribunal de première instance de Bucarest et s’est terminée le 24 août 1999, avec la décision définitive de la cour d’appel de Bucarest. Elle a donc duré sept ans, huit mois et vingt-cinq jours, pour trois instances.
37. Toutefois, la Convention étant entrée en vigueur à l’égard de la Roumanie le 20 juin 1994, la période antérieure à cette dernière date échappe à la compétence ratione temporis de la Cour. De plus, la Cour ne peut prendre en considération que la période de cinq ans et deux mois qui s’est écoulée depuis l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie, le 20 juin 1994, même si elle tiendra compte du stade qu’avait atteint la procédure avant cette date (voir, par exemple, Humen c. Pologne [GC], no 26614/95, §§ 58-59, 15 octobre 1999, et Străin et autres c. Roumanie, no 57001/00, § 63, 21 juillet 2005).
2. Caractère raisonnable de la procédure
38. Le Gouvernement s’oppose à la thèse de violation du principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention. Selon lui, l’affaire présentait un certain degré de complexité, puisqu’elle concernait un litige de travail. Un grand nombre de témoins a été proposé par les requérantes et une expertise s’imposait en l’espèce. En outre, le comportement des requérantes a contribué au prolongement de la procédure, en raison des renvois successifs de l’affaire, sollicités par celles-ci.
Invoquant la jurisprudence Patřičný et Patřičná c. République tchèque ((déc.), no 75135/01, 11 mars 2003) et Kos c. République tchèque, (no 75546/01, 30 novembre 2004), ainsi que le fait que devant chacun des tribunaux la procédure judiciaire a connu des délais raisonnables, le Gouvernement conclut au caractère raisonnable de la durée de la procédure.
39. Les requérantes estiment que la procédure ne présentait aucun élément de complexité et qu’il ne peut leur être reproché d’avoir utilisé les moyens de preuves qu’elles jugeaient utiles, à savoir les dépositions des témoins. Elles contestent l’affirmation du Gouvernement par laquelle celui‑ci leur impute la durée de la procédure, faisant valoir qu’elles ont demandé à maintes reprises le changement des dates des audiences dans le sens de l’accélération de la procédure. En revanche, elles considèrent que la lenteur de la procédure s’explique par les fautes d’ordre procédural des tribunaux, l’ajournement successif de la procédure en raison de l’absence des témoins sans pour autant que les tribunaux émettent des mandats de comparution et l’ajournement excessif du prononcé des décisions.
40. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement des requérantes et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII). La Cour rappelle qu’une diligence particulière s’impose pour le contentieux du travail (Ruotolo c. Italie, arrêt du 27 février 1992, série A no 230-D, p. 39, § 17). En ce sens, un employé s’estimant suspendu ou licencié à tort par son employeur a un important intérêt personnel à obtenir rapidement une décision judiciaire sur la légalité de cette mesure, les litiges du travail appelant par nature une décision rapide, compte tenu de l’enjeu du litige pour l’intéressé, qui perd, du fait du licenciement, ses moyens de subsistance (Obermeier c. Autriche, arrêt du 28 juin 1990, série A no 179, pp. 23-24, § 72, et Caleffi c. Italie, arrêt du 24 mai 1991, série A no 206-B, p. 20, § 17).
41. La Cour estime que ni la complexité de l’affaire ni le comportement des requérantes n’expliquent la durée de la procédure.
42. Quant au comportement des tribunaux nationaux, la Cour constate qu’en l’espèce, le retard dans la procédure a été causé par les cassations et les renvois successifs de l’affaire. Ainsi, l’affaire a été renvoyée trois fois soit devant le tribunal de première instance soit devant le tribunal départemental, suite à l’omission des tribunaux de se prononcer sur certains griefs soulevés en l’espèce. Qui plus est, le renvoi de l’affaire pouvait continuer à l’infini, aucune disposition légale ne pouvant y mettre un terme. Bien que la Cour ne soit pas compétente pour analyser la manière dont les juridictions nationales ont interprété et appliqué le droit interne, elle considère toutefois que les cassations successives avec renvoi sont dues aux erreurs commises par les juridictions inférieures lors de l’examen de l’affaire (Wierciszewska c. Pologne, no 41431/98, 25 novembre 2003, § 46). En outre, la répétition de telles cassations dénote une déficience de fonctionnement du système judiciaire.
43. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
44. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
B. Continuité de la formation de jugement
45. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérantes soutiennent que leur litige a été successivement connu par quatre-vingt-un juges, dont vingt-huit ont prononcé des décisions, tout au long de la procédure. Elles estiment que ces changements répétés ont affecté la capacité des juges de connaître de leur affaire, ce qui a eu comme conséquence des décisions contradictoires, cassées, par la suite et donnant lieu à des renvois répétés. Elles considèrent qu’ainsi l’équité de la procédure a été affectée dès son début jusqu’à sa fin.
46. Le Gouvernement ne conteste pas les changements dans les formations de jugement. Néanmoins, il estime que ces changements n’ont pas affecté l’équité de la procédure. Il relève que la règle de la continuité de la formation de jugement ne peut être absolue, compte tenu du fait que la procédure en cause a été complexe, qu’elle a nécessité plusieurs audiences publiques et que certains juges, qui ont connu de l’affaire, ont quitté la magistrature ou intégré d’autres tribunaux, au cours de la procédure litigieuse.
De plus, en vertu du principe de la continuité de la formation de jugement reconnu en droit roumain, le juge qui a participé aux débats doit être le même que celui qui prononce la décision. Cette solution est justifiée par le fait que toutes les questions et exceptions soulevées devant le tribunal lors des audiences publiques sont notées dans le procès-verbal de l’audience, sous peine de nullité, alors qu’il est impossible de consigner sans omission aucune le contenu des débats, motif pour lequel le principe de l’administration directe de la justice doit être respecté. Ainsi, le Gouvernement fait observer que les juges qui ont rendu les décisions critiquées par les requérantes ont été les mêmes que ceux qui ont participé aux débats.
Qui plus est, le changement de la formation de jugement n’a pas rendu le procès inéquitable et n’a pas affecté la capacité des juges de connaître du litige puisque les requérantes ont eu l’occasion d’exercer leurs droits de défense et de faire entendre leurs arguments et les juges ont eu la possibilité de prendre connaissance des données du dossier. Le Gouvernement invoque en ce sens l’arrêt Pitkänen c. Finlande, (no 30508/96, § 62/65, 9 mars 2004).
47. La Cour rappelle qu’elle s’est prononcée sous l’angle de l’exigence de la durée raisonnable d’un procès, lorsqu’une procédure civile s’est prolongée excessivement à cause de la répétition des audiences devant des formations différentes des juridictions internes, due au fait que certains juges étaient partis à la retraite, avaient démissionné ou avaient été assignés à une autre juridiction (voir Gregoriou c. Chypre, no 62242/00, §§ 26-27, 33-34 et 43, 25 mars 2003).
48. Ce grief étant étroitement lié au grief tiré de la durée de la procédure, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur son bien-fondé.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
49. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
50. La première requérante réclame 109 094, 74 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et moral qu’elle aurait subi. La deuxième requérante réclame 109 909, 56 euros (EUR) au même titre.
51. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
52. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle estime que les requérantes ont subi un tort moral certain. Statuant en équité, elle accorde à chacune 1 400 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
53. Les requérantes demandent également 3 342 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et pour ceux encourus devant la Cour.
54. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
55. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour accorde aux requérantes conjointement la somme de 300 EUR, au titre des frais et dépens de la procédure nationale.
C. Intérêts moratoires
56. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le bien-fondé du grief ayant trait à la continuité de la formation de jugement ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 400 EUR (mille quatre cents euros) pour dommage moral à chacune des requérantes et 300 EUR (trois cents euros) conjointement, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juin 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président