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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
13.6.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÇAĞLAR ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 57647/00)

ARRÊT

STRASBOURG

13 juin 2006

DÉFINITIF

13/09/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Çağlar et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57647/00) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État, M. Şevket Çağlar, M. Ahmet Şimşek, Mme Dudu Aslan, M. Duran Kekeç et M. Mustafa Karaman (« les requérants »), ont saisi la Cour le 19 avril 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Mes Tekin Akıllıoğlu et Adil Aktay avocats à Ankara. Dans la présente affaire, le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Invoquant les articles 6 de la Convention et 1 du Protocole no 1, les requérants se plaignent notamment du retard pris par l’État dans le paiement des indemnités complémentaires d’expropriation.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement).

5. Le 21 novembre 2002, la Cour (troisième chambre) a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a également décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

6. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée.

7. Le 14 novembre 2005, les requérants ont présenté leurs observations sur leur demande de satisfaction équitable, en dehors du délai impartie à cet égard. Le président de la Chambre a décidé que celles-ci soient versées au dossier en application de l’article 60 § 2 du règlement. Le Gouvernement s’est vu offrir la possibilité d’y répondre.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. En 1993, la Direction générale des routes nationales (« la direction ») procéda à l’expropriation des terrains appartenant aux requérants, pour la construction d’une voie périphérique à İskenderun.

9. Les requérants, en désaccord avec les montants payés par la direction, introduisirent des recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance d’İskenderun (« le tribunal »).

10. En 1997, le tribunal leur accorda des indemnités complémentaires d’expropriation assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an, à calculer à partir de la date de cession des terrains à la direction.

11. En 1998, ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation et devinrent définitifs.

12. En 1999, la direction versa aux requérants les indemnités complémentaires.

Des détails figurent dans le tableau suivant :

NOMS DES REQUERANTS

DATE DU JUGEMENT

MONTANT DE L’INDEMNITE COMPLEMENTAIRE (en livres turques (TRL) -les intérêts et les frais d’avocat ne sont pas inclus)

DATE DE L’ARRET DE LA COUR DE CASSATION

DATE DU PAIEMENT

MONTANT DE L’INDEMNITE COMPLEMENTAIRE ASSORTIE D’INTERETS MORATOIRES

Şevket Çağlar

29.12.1997

3 873 081 000

29.06.1998

11.11.1999

9 519 635 000

Ahmet Şimsek

29.12.1997

2 524 202 000

15.06.1998

11.11.1999

6 021 367 000

Dudu Aslan

02.12.1997

19 656 000 000

06.07.1998

11.11.1999

47 448 601 000

Duran Kekeç

29.12.1997

7 162 204 000

29.06.1998

11.11.1999

17 113 119 000

Mustafa Karaman

29.12.1997

900 620 000

15.06.1998

11.11.1999

2 147 037 000

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

13. Pour le droit et la pratique internes pertinents en matière d’expropriation, voir Akkuş c. Turquie (arrêt du 9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, pp. 1305-1306, §§ 13-16) et Aka c. Turquie (arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998VI, pp. 26742676, §§ 17-25).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 DE LA CONVENTION

14. Les requérants allèguent une violation de l’article 1 du Protocole no 1, sous deux volets. En premier lieu, ils font remarquer que les indemnités initiales, fixées en 1993, ne leur ont été versées qu’en 1996, après la cession effective du terrain à l’État. Puis, ils dénoncent le retard dans les paiements des indemnités complémentaires jugés à l’issue des procédures ultérieures. A ce sujet, ils soutiennent que ce retard ne fut pas compensé du fait de l’absence d’un quelconque intérêt moratoire quant au premier volet, et du fait de l’insuffisance des intérêts accordés eu égard au taux d’inflation très élevé en Turquie, quant au second.

L’article 1 du Protocole no 1 se lit comme suit :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

15. S’agissant du premier volet du grief, la Cour note que les requérants n’ont pas été en mesure de démontrer qu’ils ont subi un quelconque préjudice disproportionné, durant les trois premières années écoulées après l’inscription de la décision d’expropriation au registre foncier. Quoi qu’il en soit, cette partie du grief se heurte au motif de non-épuisement, aucune démarche n’ayant été effectuée par les requérants devant les instances nationales pour la faire valoir. Partant, la Cour examinera l’affaire, seul sous son volet tiré du retard dans le paiement de l’indemnité complémentaire.

16. A cet égard, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes : les requérants n’auraient ni soulevé cette doléance devant les juridictions internes ni exercé le recours offert par l’article 105 du code des obligations.

Les requérants contestent cette thèse.

17. La Cour reconnaît que s’agissant des griefs tels que ceux des requérants la seule voie de recours disponible en théorie est celle prévue par l’article 105 du code des obligations. Cependant, pour les motifs ayant déjà conduit la Cour à conclure au caractère ineffectif dudit recours (Aka, précité, pp. 2678-2679, §§ 34-37) l’exception formulée à ce titre doit être rejetée.

18. La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir notamment Akkuş, précité) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que cette partie du grief doit faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en effet que celle-ci ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

19. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Akkuş, précité, p. 1310, §§ 30-31, et Aka, précité, p. 2682, §§ 50-51).

20. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate que le retard pris dans le paiement de l’indemnité complémentaire accordée par les juridictions internes est imputable à l’administration expropriante, qui a fait subir aux propriétaires un préjudice distinct s’ajoutant à l’expropriation de leurs biens. C’est ce retard, doublé de la durée effective totale de la procédure en question, qui amène la Cour à considérer que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde du droit au respect des biens.

21. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

22. Les requérants se plaignent également de ce que la durée de la procédure d’expropriation, qui débuta en 1993 avec l’inscription au registre foncier de la décision d’exproprier et qui prit fin avec le paiement de l’indemnité complémentaire en novembre 1999, a méconnu l’article 6 § 1 de la Convention.

23. La Cour estime que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a non plus été relevé. Cependant, eu égard à sa conclusion sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour n’estime pas nécessaire de réexaminer la question de célérité de plus sous l’angle de l’article 6 § 1.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

24. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages et frais et dépens

25. Dans leurs observations écrites du 9 décembre 2003 et 14 novembre 2005 les requérants réitèrent leurs prétentions déjà formulées dans leur requête. Ainsi, ils réaffirment devoir être dédommagés seulement pour leur préjudice matériel qu’ils évaluent respectivement à 5 533, 3 763, 26 802, 9 327 et 1 544 dollars américains (USD).

En revanche, dans leur formulaire de requête, ils réclamaient en outre la réparation d’un dommage moral ainsi que le remboursement des frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour, sans pour autant chiffrer leurs prétentions.

26. Les requérant n’ayant pas présenté leurs demandes de satisfaction équitable dans le délai qui leur était imparti, le Gouvernement prie la Cour de rejeter lesdites demandes conformément à sa jurisprudence bien établie.

27. Considérant le mode de calcul adopté dans l’arrêt Akkuş (précité, p. 1311, §§ 35-36 et 39) et à la lumière des données économiques pertinentes, la Cour accorde aux requérants au titre du dommage matériel les sommes suivantes, équivalant respectivement à 5 533 USD, 3 763 USD, 26 802 USD, 9 327 USD et 1 544 USD :

4 332 euros (EUR) à M. Şevket Çağlar,

2 946 EUR à M. Ahmet Şimşek,

20 984 EUR à Mme Dudu Aslan,

7 302 EUR à M. Duran Kekeç et

1 208 EUR à M. Mustafa Karaman.

28. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.

29. Pour ce qui est des frais et dépens, la Cour rappelle que, sur le terrain de l’article 41 de la Convention, elle rembourse uniquement les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II).

En l’espèce, bien que leur demande ne soit pas dûment documentée, la Cour estime qu’en vertu de l’article 60 de son règlement, il convient d’accorder aux requérants, conjointement, 1 000 EUR, tous frais confondus.

B. Intérêts moratoires

30. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevables le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1, en tant qu’il porte sur le paiement tardif de l’indemnité complémentaire, ainsi que le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;

2. Déclare la requête irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le bien-fondé du grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;

5. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable pour le préjudice moral ;

6. Dit

a) que lÉtat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du versement :

i. 4 332 EUR (quatre mille trois cent trente-deux euros) à M. Şevket Çağlar, 2 946 EUR (deux mille neuf cent quarante-six euros) à M. Ahmet Şimşek, 20 984 EUR (vingt mille neuf cent quatre-vingt-quatre euros) à Mme Dudu Aslan, 7 302 EUR (sept mille trois cent deux euros) à M. Duran Kekeç et 1 208 EUR (mille deux cent huit euros) à M. Mustafa Karaman pour dommage matériel ;

ii. 1 000 EUR (mille euros) aux requérants conjointement pour frais et dépens ;

iii. plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juin 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président