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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
8.6.2006
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE V.M. c. BULGARIE

(Requête no 45723/99)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juin 2006

DÉFINITIF

08/09/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire V.M. c. Bulgarie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

M. P. Lorenzen, président,
Mme S. Botoucharova,
MM. K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
MM. R. Maruste,
J. Borrego Borrego, juges,
et de Mme C. Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mai 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45723/99) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet Etat, V.M. (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme le 22 avril 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la chambre a accédé à la demande de nondivulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 3 du règlement).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me Y. Grozev, avocat à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme M. Kotzeva, du ministère de la Justice.

3. Le requérant alléguait une violation de son droit d’accès à un tribunal en raison de son impossibilité de payer les taxes judiciaires élevées dues pour l’introduction d’une instance civile.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).

6. Par une décision du 9 décembre 2004, la Cour a déclaré la requête recevable.

7. Le requérant a déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement), mais non le Gouvernement (article 59 § 1 du règlement).

8. Le 1er avril 2006, la requête a été attribuée à la cinquième section nouvellement constituée (articles 25 § 5 et 52 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Le requérant est né en 1947 et réside à Sofia.

10. Le requérant avait conclu, en date du 28 mars 1994, un contrat de prestation de services par lequel il s’était engagé à fournir une assistance juridique à une jeune femme X. dans le cadre des procédures judiciaires engagées par celle-ci et visant la restitution de plusieurs biens immobiliers. Il était convenu que le requérant serait rémunéré à hauteur de 10 % des revenus des propriétés restituées.

11. X. n’ayant pas effectué les paiements auxquels le requérant croyait avoir droit, ce dernier déposa au tribunal de la ville de Sofia (Софийски градски съд) une demande introductive d’instance qui fut enregistrée le 29 décembre 1997 sous le no 19319/29.12.1997. Il réclamait un paiement partiel de 5 300 000 levs bulgares (BGL), équivalant à environ 3 000 dollars (USD) selon les taux de l’époque, calculé sur la base des loyers que X. aurait perçus pendant une période donnée de trois immeubles restitués.

12. Le requérant demanda au tribunal à être exonéré du paiement de la taxe judiciaire et des frais de la procédure en raison de l’absence de ressources suffisantes. Il joignit à sa demande une déclaration sur sa situation matérielle, dans laquelle il précisait être divorcé avec un enfant mineur auquel il versait une pension alimentaire, être propriétaire d’un logement de 48 m2, disposer d’une somme équivalant à 9 USD sur ses comptes bancaires, être sans emploi et ne percevoir aucun revenu.

13. Le 20 janvier 1998, le juge refusa l’exonération sollicitée par une ordonnance non motivée. Le requérant interjeta appel de cette décision le 26 janvier 1998, en mettant en avant que même s’il était propriétaire de son appartement, il ne disposait d’aucun revenu, et qu’une taxe qui s’élevait à plus de 210 000 BGL (environ 115 USD), sans compter les frais de la procédure, était au-dessus de ses moyens. Par une ordonnance du 24 mars 1998, la Cour suprême de cassation rejeta le recours, considérant :

« Des éléments écrits présentés par [le requérant] il ne peut être établi qu’il ne dispose pas de ressources suffisantes pour verser la taxe judiciaire due, calculée sur la valeur en litige. [Le requérant] est âgé de cinquante ans, il est apte au travail, il est propriétaire de son logement et n’a pas d’obligations alimentaires. La circonstance qu’il ne travaille pas ne justifie pas qu’il soit « récompensé » par une exonération de la taxe judiciaire. »

14. Le requérant retira alors son action.

15. Quelques semaines après la première action, le requérant introduisit devant le tribunal de district de Sofia (Софийски районен съд) une nouvelle demande sur le fondement du même contrat avec X., qui fut enregistrée le 3 février 1998 sous le no 1583/3.02.1998. Il réclamait de nouveau un paiement partiel de sa créance, cette fois d’un montant de 3 500 000 BGL (environ 2 000 USD), calculé sur la base des revenus perçus par X. de deux des immeubles restitués.

16. Il demanda au tribunal à être exonéré du paiement de la taxe judiciaire et des frais de procédure et joignit la déclaration sur sa situation matérielle.

17. Par une ordonnance non motivée du 4 février 1998, le juge du tribunal de district rejeta la demande d’exonération.

18. Le requérant interjeta appel. Par une ordonnance du 16 mars 1998, le tribunal de la ville de Sofia rejeta le recours aux motifs suivants :

« Eu égard à la situation patrimoniale [du requérant], telle qu’indiquée dans la déclaration jointe [...], et rapportée à la valeur en litige (3 500 000 BGL), la taxe judiciaire due n’est pas excessive. La protection demandée et la nature du droit, objet du litige, ne sont pas d’un caractère impératif et d’une importance qui justifieraient l’exonération de la taxe judiciaire. »

19. Le requérant renonça à son action.

20. Il introduisit plusieurs autres demandes en justice fondées sur le même contrat avec X. concernant d’autres propriétés restituées. Dans un certain nombre de cas, ses demandes d’exonération des taxes et frais de procédure furent rejetées. En particulier, une ordonnance de la Cour suprême de cassation du 25 mai 2000 justifia le refus d’exonération par le fait que le requérant n’établissait pas être dans l’incapacité de travailler et de se procurer des revenus ; dans une ordonnance du 29 décembre 2000, la même juridiction releva que le requérant n’avait pas mentionné dans sa déclaration les revenus qu’il avait perçu au titre de son activité de consultant, ni indiqué que cette activité ne lui procurait pas de revenus, alors qu’il ressortait de l’objet de l’action introduite qu’il effectuait des services juridiques contre rémunération ; une ordonnance du 22 mars 2001 estima que le requérant avait la capacité de percevoir des revenus, notamment par le biais de l’activité de consultant qu’il exerçait, et qu’en outre le montant de la taxe due dans la procédure en question n’était pas significatif.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La taxe judiciaire et les frais de procédure

21. L’article 55, alinéa 1 a) du Code de procédure civile (CPC) dispose que la taxe judiciaire est calculée en fonction de la valeur en litige. Pour les demandes de nature pécuniaire celle-ci correspond aux montants réclamés.

22. Par un décret du Conseil des ministres, le taux de la taxe est fixé à 4 % de la valeur en litige.

23. Selon les articles 59 à 62 CPC, les frais de procédure sont notamment les frais liés à la citation et à la rémunération des témoins et experts, ainsi que ceux liés à un transport du tribunal sur les lieux.

B. Versement des taxes et frais

24. En vertu des articles 99 et 100 CPC, le demandeur doit verser la taxe judiciaire et les frais correspondant aux actes d’instruction qu’il sollicite au moment de l’introduction de la demande au tribunal. Si tel n’est pas le cas, le tribunal fixe un délai pour qu’il soit remédié à cette lacune ; à défaut de versement à l’expiration du délai, la demande introductive d’instance est retournée au demandeur sans que le tribunal n’y donne suite.

25. L’article 63 prévoit les hypothèses dans lesquelles le demandeur est exonéré du versement des taxes et frais de procédure. Les salariés, pour les actions dérivant du contrat de travail, les membres d’une coopérative, pour les demandes de rémunération de leur travail par la coopérative, et les demandeurs de pensions alimentaires sont toujours exonérés du paiement des taxes et frais de justice (article 63 alinéa 1 a) CPC et article 5 de la loi sur les taxes publiques (Закон за държавните такси)).

26. Sont également exonérés les demandeurs pour lesquels le président du tribunal régional ou le juge de district compétents ont considéré, sur la base d’une déclaration concernant leur situation matérielle, qu’ils ne disposaient pas de moyens suffisants pour le paiement des taxes et frais (article 63 alinéa 1 б) CPC).

27. La jurisprudence considère généralement que les ordonnances refusant une exonération du paiement de la taxe judiciaire sont susceptibles d’un recours (частна жалба) en application des articles 213 et suivants CPC, devant la juridiction d’appel, qui statue sans tenir d’audience, excepté dans les cas où elle juge nécessaire de tenir une audience publique.

28. A l’issue du procès, le tribunal détermine dans son jugement à la charge de quelle partie seront laissés les frais (article 189 CPC). La taxe judiciaire reste à la charge de la partie qui succombe.

C. Eléments statistiques

29. Selon les données de l’Institut statistique national, le salaire moyen en Bulgarie en janvier 1998 s’élevait à environ 180 000 BGL (100 USD).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

30. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal, tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, qui est libellé comme suit en ses parties pertinentes :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »

A. Arguments des parties

31. Le requérant soutient qu’en refusant de l’exempter du paiement de la taxe judiciaire et des frais de procédure, les juridictions internes ont porté une atteinte injustifiée et disproportionnée à son droit de présenter sa cause devant un tribunal.

32. Il considère que les juridictions saisies de ses demandes d’exonération n’ont pas examiné tous les éléments pertinents et n’ont pas répondu à ses arguments. Il souligne en particulier que les tribunaux n’ont pas pris en compte le fait qu’il versait une pension alimentaire à sa fille mineure, pourtant mentionné dans sa déclaration. De manière générale, ils n’auraient pas examiné les questions déterminantes pour apprécier la justification de la limitation imposée à son droit de saisir un tribunal, à savoir le montant de la taxe à la lumière des circonstances de l’espèce, l’importance de l’enjeu pour l’intéressé et sa capacité de payer compte tenu de ses moyens financiers. Les tribunaux auraient au contraire fondé leurs décisions sur des faits étrangers à la question, telle que son aptitude à travailler. Il considère que ce défaut de motivation est un élément dont la Cour doit tenir compte pour apprécier la justification de la restriction imposée à son droit d’accès à un tribunal.

33. Concernant le montant de la taxe due en l’espèce, le requérant considère que celui-ci était considérable dans la mesure où à cette époque il ne disposait pas de revenus, vivait des aides sociales et de l’aide de ses proches. Il fait également valoir que les procédures qu’il a tenté d’introduire représentaient un enjeu important pour lui, les litiges portant sur la rémunération de services effectués et pouvant à ce titre être apparentés à des salaires.

34. Le requérant soutient par ailleurs que la réglementation interne ne prévoit pas de procédure et des critères clairs, de manière à permettre à un justiciable de prévoir avec suffisamment de certitude s’il peut bénéficier d’une exonération de taxes ; il fait valoir à cet égard que la loi est rédigée en des termes généraux et que la jurisprudence existante n’est pas uniforme et demeure difficilement accessible car non publiée.

35. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant et considère que le refus des tribunaux de l’exonérer du paiement des taxes n’a pas enfreint son droit d’accès à un tribunal de manière injustifiée. Il met en avant que le requérant n’a pas été en mesure d’établir devant les autorités nationales qu’il ne disposait pas de revenus suffisants pour payer la taxe judiciaire et n’a pas présenté au tribunal d’autres pièces que la déclaration sur sa situation matérielle, alors qu’il avait la possibilité d’établir par tout moyen de preuve écrit son absence de ressources ou ses obligations alimentaires.

36. Le Gouvernement reprend l’argumentation de la Cour suprême de cassation et soutient que le fait que le requérant était au chômage n’était pas un motif suffisant pour le dispenser du paiement des taxes dans la mesure où il n’était pas inapte à travailler. Il expose en particulier que le requérant, informaticien et mathématicien de formation, se serait vu proposer par le bureau du travail un poste d’enseignant en informatique en 1997, puis un stage de requalification en 2002, qu’il aurait refusés.

37. Le Gouvernement ajoute que l’intéressé avait la possibilité d’introduire une demande partielle avec une valeur en litige inférieure, ce qui aurait eu pour effet de diminuer la taxe due, puis, en cas d’issue favorable, introduire une action pour la totalité de sa créance.

38. En réponse aux arguments du Gouvernement, le requérant expose que le seul document exigé par la loi pour introduire une demande d’exonération est une déclaration sur sa situation matérielle, qu’il a présentée, dûment remplie. Au demeurant, il lui était impossible d’établir par des documents écrits qu’il ne percevait pas de revenus. Dans la mesure où le Gouvernement suggère par son argumentation qu’il aurait dissimulé des revenus, il explique qu’il recevait de l’aide de ses proches qu’il n’y avait pas lieu de mentionner dans la déclaration de ressources.

39. S’agissant de la possibilité d’introduire une demande partielle, il souligne que sa demande était déjà partielle et qu’en tout état de cause, en utilisant un tel procédé, il courrait le risque de voir le reste de sa créance éteint par la voie de la prescription de cinq ans.

40. Concernant les allégations du Gouvernement dans le sens qu’il aurait refusé des emplois proposés par le bureau du travail, il soutient qu’il n’avait pas pu accepter le poste d’enseignant car il n’avait pas la qualification pédagogique requise par la loi et conteste le fait qu’il aurait refusé un stage de qualification. Toutefois, il estime que ces circonstances ne sont pas pertinentes pour l’exonération de la taxe judiciaire et n’ont au demeurant pas été relevées par les juridictions qui se sont prononcées sur cette question. Il considère en outre qu’il n’appartient pas aux tribunaux dans le cadre d’une demande d’exonération de taxes de juger si un individu se retrouve sans emploi par sa faute ou pour des raisons indépendantes de sa volonté.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

41. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. Il consacre ainsi le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect. Ce droit n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation de l’Etat. Toutefois, alors que les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Kreuz c. Pologne, no 28249/95, § 53, CEDH 2001VI et, mutatis mutandis, Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14-16, § 26).

42. La Cour a ainsi admis, dans un certain nombre d’affaires, que l’accès à un tribunal pouvait faire l’objet de limitations de nature diverse, y compris financière (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, arrêt du 19 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997VIII, p. 2955, § 33 ; Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, arrêt du 13 juillet 1995, série A no 316B, pp. 80-81, § 61 et suiv.). S’agissant en particulier de l’exigence de payer aux juridictions civiles une taxe judiciaire relative aux demandes dont elles ont à connaître, la Cour a considéré qu’une telle restriction au droit d’accès à un tribunal n’était pas, en soi, incompatible avec l’article 6 § 1 de la Convention (Kreuz, précité, § 60).

43. Dans l’ensemble de ces affaires, la Cour a toutefois vérifié si les limitations appliquées n’avaient pas restreint l’accès ouvert au justiciable d’une manière ou à un point tels que le droit s’en était trouvé atteint dans sa substance même.

44. A cet égard, la Cour réitère qu’une limitation de l’accès à une cour ou à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Kreuz, précité, §§ 54-55 ; Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 10 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1660, § 72). En particulier, en ce qui concerne les frais ou taxes judiciaires dont un justiciable est redevable, leur montant, apprécié à la lumière des circonstances particulières d’une affaire donnée, y compris la solvabilité de l’intéressé et la phase de la procédure à laquelle la restriction en question est imposée, sont des facteurs à prendre en compte pour déterminer si un requérant a bénéficié de son droit d’accès à un tribunal (Kreuz, précité, § 60 ; Podbielski et PPU Polpure c. Pologne, no 39199/98, § 64, 26 juillet 2005)

45. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit d’apprécier le respect des critères susmentionnés, il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux autorités internes compétentes pour déterminer quels sont les meilleurs moyens de réglementer l’accès à la justice, ou pour évaluer les faits qui ont conduit ces autorités à adopter telle décision plutôt que telle autre. Son rôle est de contrôler, au regard de la Convention, les décisions prises par ces autorités dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation et de vérifier la conformité à la Convention des conséquences qui en découlent (Kreuz, précité, § 56 ; Tolstoy-Miloslavsky, précité, p. 79, § 59 ; Brualla Gómez de la Torre, précité, p. 2955, §§ 31-32).

2. Application de ces principes au cas d’espèce

46. Dans la présente espèce, la Cour constate qu’à deux reprises le requérant a renoncé à poursuivre les actions en paiement qu’il entendait engager, en raison de l’impossibilité de s’acquitter de la taxe judiciaire due pour l’introduction de telles actions.

47. La tâche de la Cour consiste donc à déterminer si, dans les circonstances particulières de la cause, le montant de la taxe demandée au requérant, de même que le refus des juridictions internes de l’exempter du paiement de cette taxe, ont constitué une restriction de son droit d’accès à un tribunal qui a porté atteinte à la substance même de ce droit.

48. Dans la mesure où le requérant soutient que la réglementation manque de précision et de prévisibilité, la Cour examinera d’abord si les modalités procédurales prévues en droit interne relativement à l’imposition et à l’exonération de taxes judiciaires peuvent passer pour suffisamment prévisibles aux yeux d’un justiciable (Levages Prestations Services c. France, arrêt du 23 octobre 1996, Recueil 1996V, p. 1543, § 42).

49. La Cour relève à cet égard que les règles pertinentes du droit interne prévoient clairement les hypothèses dans lesquelles une taxe est due, les modalités de son calcul et les conséquences en cas de non-versement, ainsi que la possibilité d’obtenir une exonération pour les personnes ne disposant pas de ressources suffisantes. Le requérant pouvait donc raisonnablement s’attendre à l’application de ces règles. Quant à la latitude laissée aux juridictions compétentes pour estimer, dans chaque cas concret, la capacité d’un demandeur à verser la taxe dont il est redevable, la Cour estime acceptable et raisonnable le pouvoir d’appréciation laissé par la loi aux autorités internes compétentes dans pareil domaine. Elle note au demeurant que cette tâche est confiée aux autorités judiciaires et que les personnes concernées disposent d’une recours devant la juridiction supérieure.

50. Concernant le but légitime poursuivi par la collecte de taxes comme celles de l’espèce, la Cour admet que celle-ci est effectuée dans un but de bonne administration de la justice et vise à la fois à dissuader les demandes abusives et à assurer des fonds pour le fonctionnement de la justice. Elle doit dès lors se pencher sur le caractère proportionnel ou non de la taxe dans le cas du requérant.

51. La Cour relève à cet égard que le montant de la taxe judiciaire pour l’introduction d’une instance civile en Bulgarie est déterminé, lorsqu’il s’agit d’une demande pécuniaire, sous la forme d’un pourcentage de la valeur en litige, fixé à 4 % ; il est donc toujours proportionnel à la somme réclamée par le demandeur.

52. Dans le cas de l’espèce, la taxe due par le requérant s’élevait à environ 115 USD pour la première demande et à environ 78 USD pour la deuxième (en appliquant le taux de 4 % à la valeur en litige de 3 500 000 BGL). A titre de comparaison, le salaire moyen en Bulgarie à l’époque s’élevait à environ 100 USD (paragraphe 29 ci-dessus). La Cour constate dès lors qu’il s’agissait d’un montant qui n’était pas négligeable, mais qui n’apparaît toutefois pas excessif en soi, notamment compte tenu de la nature pécuniaire du litige (voir, à titre de comparaison, les arrêts Kreuz, précité, § 62, Jedamski et Jedamska c. Pologne, no 73547/01, § 61, 26 juillet 2005, où il était question de sommes beaucoup plus importantes).

53. S’agissant de la situation financière du requérant, il ressort de ses déclarations de ressources qu’il n’avait pas d’emploi à cette époque et ne disposait pas de revenus. Il était propriétaire de son logement. Divorcé, il devait une pension alimentaire à sa fille. La Cour relève cependant que malgré le fait qu’il conteste les conclusions des juridictions internes sur ce point (paragraphe 32 ci-dessus), le requérant n’a précisé ni devant ces juridictions, ni dans le cadre de la présente procédure, les montants qu’il aurait réellement versés à ce titre. L’intéressé indique par ailleurs qu’il percevait certaines aides sociales et bénéficiait du soutien financier de ses proches.

54. La Cour observe ensuite que le droit interne prévoit la possibilité de demander l’exonération du paiement de la taxe judiciaire en cas de moyens insuffisants et que le requérant a fait usage de cette possibilité. A l’occasion de chacune des procédures, ses demandes ont été examinées par deux instances judiciaires qui ont rendu, en ce qui concerne les juridictions statuant en appel, des décisions motivées. Après avoir examiné le cas du requérant, les juridictions compétentes ont considéré que sa situation ne justifiait pas une exonération de la taxe.

55. A cet égard, la Cour rappelle que les autorités nationales sont en principe mieux placées que le juge international pour apprécier les éléments de preuve présentés devant elles et, en l’occurrence, pour estimer les capacités du requérant à s’acquitter de la taxe judiciaire due.

56. Dans le cas de l’espèce, même si leur motivation est relativement succincte et aurait mérité d’être plus approfondie, les tribunaux ont pris en compte la situation personnelle du requérant, notamment le fait qu’il était propriétaire de son logement, et ses capacités financières potentielles. Par ailleurs, il ressort de la nature même de l’action que l’intéressé a voulu introduire, qui portait sur une demande de paiement en exécution d’un contrat civil de prestation de services juridiques, que celui-ci exerçait des activités susceptibles de lui procurer des revenus. Cette circonstance a d’ailleurs été relevée par les juridictions internes à l’occasion des demandes d’exonération de taxes concernant les autres actions en justice que le requérant a tenté d’introduire sur le fondement du même contrat (paragraphe 20 ci-dessus).

57. Au vu de ces observations, et après s’être livrée à une appréciation globale des faits de l’espèce, la Cour n’estime pas que l’obligation pour le requérant d’acquitter la taxe judiciaire pour l’introduction de ses actions en paiement ait constitué une restriction disproportionnée ayant porté atteinte à la substance même de son droit d’accès à un tribunal.

58. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juin 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek Peer Lorenzen
Greffière Président