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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
4.5.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE MEHMET ERTUĞRUL YILMAZ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 41676/98)

ARRÊT

STRASBOURG

4 mai 2006

DÉFINITIF

04/08/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Mehmet Ertuğrul Yılmaz et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
G. Bonello,
R. Türmen,
K. Traja,
S. Pavlovschi,
Mme L. Mijović, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 avril 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41676/98) dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet Etat, MM. Mehmet Ertuğrul Yılmaz, Murat Han, Gültekin Açık et Mme Çiçek Han (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 24 juin 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Me Z.S. Özdoğan, avocate à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent dans la procédure devant la Cour.

3. Le 18 mai 1999, la première section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.

4. Les 1er novembre 2001 et 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

5. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, le 1er avril 2003, la Cour a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants MM. Mehmet Ertuğrul Yılmaz, Murat Han, Gültekin Açık et Mme Çiçek Han sont nés respectivement en 1969, 1970, 1973 et 1970. Ils sont détenus aux prisons d’İzmir et d’Uşak.

7. Le 16 décembre 1996, soupçonnés d’appartenir à l’organisation illégale « TKP/ML-B » (Türkiye Komünist Partisi / Marksist-Leninist Birlik - Parti communiste de Turquie - Union marxiste-léniniste), les requérants, à l’exception de Mme Çiçek Han, furent arrêtés par des policiers de la brigade anti-terroriste de la Direction de sûreté d’Isparta.

8. Mme Çiçek Han, qui était enceinte à l’époque des faits, fut arrêtée le 18 décembre 1996 par des policiers de la même brigade.

9. Le procès-verbal d’arrestation concernant chaque requérant/e, signé par l’intéressé/e, contenait le motif de cette arrestation, à savoir le soupçon d’appartenance au « TKP/ML-B ».

10. A la demande du procureur de la République d’Isparta et par une décision rendue le 20 décembre 1996 par le tribunal de paix de cette même ville, la garde à vue des requérants fut prolongée jusqu’au 24 décembre 1996. A cette dernière date, le juge du tribunal de paix d’Isparta ordonna leur détention provisoire.

11. Par un acte d’accusation du 6 février 1997, le procureur près la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir requit la condamnation de Gültekin Açık en vertu des articles 168 et 169 du code pénal, ainsi que de l’article 5 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme, pour appartenance à une bande armée et soutien à une organisation illégale.

12. Par un acte d’accusation du 6 mars 1997, le procureur près la cour de sûreté de l’Etat d’Erzincan requit la condamnation des trois autres requérants en vertu des mêmes dispositions.

13. Les requérants bénéficièrent de visites régulières de leurs avocats lors de leur détention et furent tous assistés de ceux-ci lors de la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat.

14. La cour de sûreté de l’Etat d’İzmir rendit son arrêt le 13 novembre 1997 et condamna M. Açık à cinq ans d’emprisonnement ferme ainsi qu’à une interdiction de la fonction publique pendant trois ans. Dans sa décision, la cour de sûreté de l’Etat mentionna parmi les preuves divers procès-verbaux d’état de lieux et de perquisition, des publications de l’organisation illégale trouvées à son domicile ainsi que des témoignages. Cette condamnation fut confirmée par un arrêt de la Cour de cassation rendue le 2 juillet 1998. Le requérant était assisté de son avocate devant la Cour de cassation.

15. Par un arrêt du 12 mars 1999, la cour de sûreté de l’Etat d’Erzurum acquitta M. Murat Han et Mme Çiçek Han, au motif d’insuffisance de preuves à leur charge.

16. M. Mehmet Ertuğrul Yılmaz fut condamné à douze ans et six mois d’emprisonnement par le même arrêt. Dans les motifs de celui-ci, la cour de sûreté de l’Etat mentionna les aveux du requérant au stade de l’instruction, ainsi qu’un fusil kalachnikov lui appartenant, qui avait été saisi. A une date non précisée, la condamnation de M. Yılmaz fut confirmée par la Cour de cassation, devant laquelle l’intéressé était également assisté d’un avocat.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

17. Les requérants se plaignent de la durée excessive de leur garde à vue. Ils y voient une violation de l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A. Sur la recevabilité

18. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

19. Le Gouvernement fait notamment valoir la régularité des gardes à vue imposées en l’espèce, dont les durées n’ont pas dépassé les limites prévues par la loi. A cet effet, il attire l’attention sur les difficultés et la spécificité des enquêtes relatives aux infractions terroristes, telles que reprochées aux requérants et soutient que pareilles infractions « nécessitent un long délai lors de l’instruction préliminaire pour la préparation du dossier en raison de la difficulté du rassemblement des preuves ».

20. La Cour a déjà admis à plusieurs reprises par le passé que les enquêtes au sujet d’infractions terroristes confrontent indubitablement les autorités à des problèmes particuliers (voir, entre autres, Brogan et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 29 novembre 1988, série A no 145-B, § 61 ; Murray c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1994, série A no 300-A, § 58 ; Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996VI, § 78 ; Sakık et autres c. Turquie, arrêt du 26 novembre 1997, Recueil 1997-VII , § 44 ; Demir et autres c. Turquie, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-IV, § 41 ; et Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 64, CEDH 2000-VIII). Cela ne signifie pas, toutefois, que celles-ci ont carte blanche, au regard de l’article 5, pour arrêter et placer en garde à vue des suspects, à l’abri de tout contrôle effectif par les tribunaux internes et, en dernière instance, par les organes de contrôle de la Convention, chaque fois qu’elles choisissent d’affirmer qu’une infraction terroriste est constatée (voir mutatis mutandis, Murray, précité, § 58).

21. La Cour observe que les délais de garde à vue ont été de sept jours pour Mme Çiçek Han et de neuf jours pour les trois autres requérants.

22. Elle rappelle avoir jugé, dans l’arrêt Brogan et autres, qu’une période de garde à vue de quatre jours et six heures sans que l’intéressé ait été traduit devant un juge allait au-delà des strictes limites de temps fixées par l’article 5 § 3, même quand elle a pour but de prémunir la collectivité dans son ensemble contre le terrorisme (Brogan et autres, précité, p. 33, § 62).

23. La Cour ne saurait donc admettre qu’il ait été nécessaire de détenir les requérants pendant sept et neuf jours avant qu’ils ne soient « traduits devant un juge. »

24. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 a) DE LA CONVENTION

25. Les requérants allèguent n’avoir pas été informés dans le plus court délai de la nature et de la cause de l’accusation portée contre eux. Ils dénoncent à cet égard l’iniquité de la procédure pénale engagée à leur encontre.

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

(...)

Sur la recevabilité

26. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il fait valoir que les requérants ont bien été informés de la nature et de la cause de l’accusation portées contre eux, dès leur arrestation.

27. La Cour observe que les procès-verbaux d’arrestation signés par les requérants (paragraphe 9 ci-dessus), comportent bien la nature et la cause de l’accusation portée contre eux. Ce grief est donc manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 c) DE LA CONVENTION

28. Les requérants allèguent n’avoir pas bénéficié d’un procès équitable, du fait qu’ils n’ont pas été assistés d’un avocat lors de la phase de l’instruction. Ils invoquent l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, qui se lit en ses parties pertinentes :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ; (...) »

Sur la recevabilité

29. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il souligne que tous les requérants ont été représentés par un avocat, aussi bien devant la cour de sûreté de l’Etat que devant la Cour de cassation.

30. La Cour observe en premier lieu que deux des requérants, Çiçek Han et Murat Han, furent acquittés à la fin de la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat (paragraphe 15 ci-dessus). Ils ne sauraient donc être considérés victimes au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

31. Quant aux requérants Mehmet Ertuğrul Yılmaz et Gültekin Açık, qui ont été condamnés à des peines de prison, la Cour rappelle que le droit énoncé au paragraphe 3 c) de l’article 6 constitue un élément, parmi d’autres, de la notion de procès équitable en matière pénale, contenue au paragraphe 1 (voir Imbrioscia c. Suisse, arrêt du 24 novembre 1993, série A no 275, p. 13, §§ 36-37). S’il reconnaît à tout accusé le droit de « se défendre lui-même ou par l’intermédiaire d’un défenseur (...) », l’article 6 § 3 c) n’en précise pas les conditions d’exercice. Il laisse ainsi aux Etats contractants le choix des moyens propres à permettre à leur système judiciaire de le garantir ; la tâche de la Cour consiste à rechercher si la voie qu’ils ont empruntée cadre avec les exigences d’un procès équitable (voir Quaranta c. Suisse, arrêt du 24 mai 1991, série A no 205, p. 16, § 30). La Cour souligne aussi que les modalités d’application de l’article 6 §§ 1 et 3 c) durant l’instruction dépendent des particularités de la procédure et des circonstances de la cause ; pour savoir si le résultat voulu par l’article 6 – un procès équitable – a été atteint, il faut prendre en compte l’ensemble des procédures internes dans l’affaire considérée (Imbrioscia, précité, p. 14, § 38).

32. La Cour observe que les requérants étaient assistés de leur représentant autant devant la cour de sûreté de l’Etat que devant la Cour de cassation (voir paragraphes 13, 14 et 16 ci-dessus).

33. Les requérants ont été condamnés au terme d’une procédure contradictoire au cours de laquelle ils ont été en mesure de présenter leurs observations, de produire des éléments de preuve et de faire entendre des témoins. En outre, afin d’établir la culpabilité des requérants, les juridictions internes se sont notamment fondées sur les dépositions des co-accusés, le procès-verbal de reconstitution des lieux et sur des preuves matérielles.

Ainsi, au vu des éléments du dossier et de l’examen global de la procédure, la Cour estime que les requérants n’ont pas été privés de leur droit à un procès équitable. Dans ces circonstances, l’examen de cette partie de la requête ne permet de déceler aucune apparence de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention (voir, par exemple, Yılmaz Karakaş c. Turquie (déc.), no 68909/01, 9 Novembre 2004).

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

34. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

35. Les requérants réclament chacun 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 6 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils auraient subis.

36. Le Gouvernement juge cette demande excessive et considère qu’en cas de constat de violation par la Cour, celui-ci constituerait une réparation suffisante.

37. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle relève que les requérants ont subi une garde à vue de sept et neuf jours et estime qu’il est fort probable que ce fait leur a causé un préjudice moral. Prenant en compte les différents aspects de la cause et statuant en équité, conformément à l’article 41, la Cour alloue à la requérante Çiçek Han la somme de 1 500 EUR, et à chacun des trois autres requérants la somme de 2 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

38. Les requérants demandent également, conjointement, 3 500 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour.

39. Le Gouvernement estime cette somme excessive.

40. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des éléments en sa possession, des critères susmentionnés et de la somme de 630 EUR déjà versée par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire, la Cour estime raisonnable la somme de 870 EUR tous frais confondus et l’accorde conjointement aux requérants.

C. Intérêts moratoires

41. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

3. Dit

a) que lEtat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) à Mme Çiçek Han et 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) à chacun des requérants MM. Yılmaz, Açık et Han pour dommage moral, ainsi que, aux quatre requérants conjointement, la somme de 870 EUR ( huit cent soixante-dix euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 mai 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président