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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ROUX c. FRANCE
(Requête no 16022/02)
ARRÊT
STRASBOURG
25 avril 2006
DÉFINITIF
25/07/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Roux c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. I. Cabral Barreto, président,
J.-P. Costa,
R. Türmen,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 avril 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16022/02) dirigée contre la République française, et dont deux ressortissants de cet Etat, Monsieur et Madame Roux ainsi qu’une société civile immobilière « la Châtaigneraie » (« les requérants »), ont saisi la Cour le 2 avril 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me Patrick Levy, avocat au barreau de Lyon. Le gouvernement défendeur est représenté par son agent, Madame Edwige Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le 26 novembre 2004, la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requérants sont deux ressortissants français nés en 1921 et résidant à Simandres – les époux Roux – ainsi qu’une société civile immobilière de droit français, « la Châtaigneraie », dont M. Roux est le gérant.
5. Le 21 août 1998, le préfet du Rhône-Alpes déclara d’utilité publique un projet de construction par la commune de Vénissieux en son centre ville d’une médiathèque et l’aménagement d’un espace public à usage de parking. Le même jour, les immeubles nécessaires à l’exécution des travaux projetés furent déclarés immédiatement cessibles au profit de ladite commune. Parmi ces immeubles figurait un ensemble immobilier appartenant aux trois requérants, d’une superficie de 2300 m² et composé d’un terrain constructible de 1200 m², d’un bâtiment industriel et de ses dépendances loués par un bail commercial à une société qui y exploitait un fonds de commerce de garage, ainsi que d’une maison d’habitation avec jardin, également louée à des particuliers.
6. Le 9 septembre 1998, le juge de l’expropriation pour le département du Rhône prit une ordonnance d’expropriation emportant transfert de propriété au profit de la commune de Vénissieux.
7. Le 12 mai 1999, à défaut d’accord amiable sur le montant de l’indemnité d’expropriation, la commune de Vénissieux, autorité expropriante représentée par son maire en exercice, saisit le juge de l’expropriation. Celui-ci, par ordonnance du 22 juin 1999, fixa au 21 octobre 1999 la date de transport sur les lieux ainsi que celle de l’audience publique. A des dates non précisées, les parties déposèrent leurs mémoires ; le représentant du directeur des services fiscaux du département du Rhône, agissant également en sa qualité de commissaire du Gouvernement, fut entendu en ses explications. L’autorité expropriante proposa une indemnité globale de 1 218 500 FRF, soit environ 185 747 euros (EUR), couvrant une indemnité principale et une autre de remploi, alors que les requérants demandaient pour leur part une indemnité de 2 197 750 FRF (environ 335 022 EUR), y incluant une compensation du préjudice financier résultant d’une perte de loyers ; le commissaire du Gouvernement, quant à lui, proposa une indemnité globale de 1 311 000 FRF (environ 199 847 EUR).
8. Par un jugement du 3 février 2000, le juge de l’expropriation du tribunal de grande instance de Lyon fixa l’indemnité due par la commune de Vénissieux à 1 387 050 FRF (environ 211 440 EUR). Le juge, après avoir décrit de façon détaillée les biens expropriés, fonda sa décision sur une analyse des termes de comparaison applicables aux biens immobiliers considérés, ainsi que par référence aux transactions et acquisitions récentes effectuées par la commune de Vénissieux. S’agissant de la demande des requérants relative à une indemnisation du préjudice financier prétendument subi, le juge considéra qu’elle devait être rejetée comme étant incompatible avec la réparation complète des opérations d’expropriation nécessairement exclusives de toute poursuite de perception de revenus sur les biens expropriés.
9. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement, reprenant leurs demandes formées en première instance.
Par un arrêt du 6 juillet 2000, la chambre des expropriations de la cour d’appel de Lyon, après rectification d’une erreur de calcul intervenue sur le montant de l’indemnité de remploi concernant le terrain d’aisance, confirma le jugement entrepris. Elle fixa en conséquence l’indemnité d’expropriation à 1 377 050 FRF (soit environ 209 916 EUR).
10. Les requérants se pourvurent en cassation. Dans le cadre de leur pourvoi, ils alléguaient tout d’abord une violation de leur droit à un procès équitable résultant d’une rupture de l’égalité des armes entre les parties, dénonçant d’une part la position privilégiée du commissaire du Gouvernement à la procédure et, d’autre part, l’impossibilité pour le juge de l’expropriation de désigner un expert privé et indépendant. Invoquant leur droit au respect de leurs biens, les requérants se plaignaient également de n’avoir pas reçu une juste et préalable indemnité d’expropriation.
11. Le 3 octobre 2001, la Cour de cassation rejeta ledit pourvoi par un arrêt ainsi motivé :
« (...) ;
Sur le moyen unique, pris en sa première branche (...) :
Attendu, d’une part, que le commissaire du gouvernement ne participant pas à la décision du juge de l’expropriation, l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’est pas applicable ;
Attendu, d’autre part, que si la juridiction de première instance ne peut pas désigner d’expert, elle peut se faire assister par un notaire lors de la visite des lieux précédant obligatoirement le jugement de fixation des indemnités d’expropriation et peut désigner une personne qui lui paraît qualifiée pour l’éclairer en cas de difficultés d’ordre technique portant sur la détermination du montant des indemnités ; qu’il n’est pas interdit à la chambre des expropriations d’ordonner une expertise ;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;
Sur le moyen unique, pris en ses deuxième, troisième et quatrième branches, réunies :
Attendu qu’après avoir souverainement choisi parmi les termes de comparaison qui lui étaient proposés par les parties et qu’elle a analysés, ceux qui lui sont apparus les mieux appropriés, compte tenu des caractéristiques et de la situation des biens expropriés, la cour d’appel, qui relève par motifs adoptés que l’occupant de l’atelier avait déjà été indemnisé, a sans se contredire ni violer les textes visés par le moyen, pratiqué un abattement, dont elle a souverainement fixé le taux, sur le montant de l’indemnité pour tenir compte de cette occupation et justement retenu que les expropriés ne pouvaient prétendre recevoir à la fois le capital représentant la valeur du bien et le revenu de ce bien ;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;
Sur le moyen unique, pris en sa cinquième branche (...) :
Attendu que les biens expropriés ne constituant pas des terrains réservés par un plan d’occupation des sols au sens du (...) Code de l’urbanisme (...), le moyen est sans portée ;
(...). »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
12. Le droit et la pratique internes pertinents sont exposés et décrits dans l’affaire Yvon c. France (arrêt du 24 avril 2003, no 44962/98, §§ 15-22, CEDH 2003‑V).
13. Le 2 juillet 2003, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a rendu un arrêt, s’analysant en un revirement de sa jurisprudence antérieure. La Haute juridiction a statué comme suit :
« (...) ;
Vu l’article 6, alinéa 1er, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Attendu que l’arrêt attaqué (Grenoble, 15 février 2002) fixe les indemnités revenant aux consorts X... à la suite de l’expropriation au profit du département de la Drôme d’une parcelle leur appartenant au vu des conclusions de l’expropriant, des expropriés, ainsi que de celles du commissaire du Gouvernement ;
Qu’en statuant ainsi, alors qu’il résulte des dispositions des articles R. 13-32, R. 13-35, R. 13-36 et R. 13-47 du code de l’expropriation relatives au rôle tenu par le commissaire du Gouvernement dans la procédure en fixation des indemnités d’expropriation et des articles 2196 du code civil, 38-1 et 39 du décret no 55-1350 du 14 octobre 1955, que celui-ci, expert et partie à cette procédure, occupe une position dominante et bénéficie, par rapport à l’exproprié, d’avantages dans l’accès aux informations pertinentes publiées au fichier immobilier ; qu’en appliquant ces dispositions génératrices d’un déséquilibre incompatible avec le principe de l’égalité des armes, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;
(...) »
14. Au journal officiel du Ministère de la Justice du 15 mai 2005 parut le décret no 2005-467 du 13 mai 2005 portant modification du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique. Il fut suivi par une circulaire y relative, publiée au bulletin officiel du Ministère de la Justice no 100 (1er octobre au 31 décembre 2005). Ces deux documents tiennent compte de l’arrêt Yvon c. France précité, que le second cite expressément.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
15. Les requérants allèguent une violation de leur droit à un procès équitable dans le cadre de la procédure en fixation des indemnités devant les juridictions de l’expropriation.
Ils se plaignent d’abord des modalités de la participation du commissaire du Gouvernement tout au long de la procédure et estiment que, compte tenu du rôle déterminant et de la position privilégiée de ce magistrat, ils ont été placés dans une situation désavantageuse par rapport à ce dernier : ils soulignent sur ce point l’impossibilité pour le juge de l’expropriation de désigner un expert indépendant, et le fait que le juge est tenu de motiver spécialement le rejet de conclusions aboutissant à une évaluation inférieure à celle retenue par l’expropriant.
Ils dénoncent ensuite la « confusion des genres » qui marque l’intervention du commissaire du Gouvernement au côté de l’expropriant, tant en amont de la phase contentieuse qu’au cours de celle-ci, pour procéder à l’évaluation préalable des biens à exproprier ; ils considèrent ainsi que sa fonction, doublée de celle de directeur des services fiscaux hiérarchiquement subordonné au Ministre de l’économie et des finances, accentue le déséquilibre entre les parties au litige. Ils en concluent que la procédure d’expropriation méconnaît, d’une part, le principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire par rapport à l’exécutif et, d’autre part, le principe de l’égalité des armes. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
16. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
17. Le Gouvernement indique tout d’abord que dans un arrêt du 2 juillet 2003 (voir supra § 13), la Cour de cassation a opéré un revirement de sa jurisprudence, dont le raisonnement a été par la suite appliqué de manière constante (il cite et produit à cet égard une série d’arrêts rendus par la troisième chambre civile de la haute juridiction les 11 janvier, 1er, 15 et 30 mars 2005). Il note que dans un arrêt du 9 juin 2004, la Cour de cassation a admis que le moyen d’une personne expropriée fondé sur l’atteinte au principe de l’égalité des armes en raison des prérogatives du commissaire du gouvernement pendant l’instance est un moyen de pur droit, pouvant être invoqué pour la première fois devant la Cour « dès lors qu’il n’est fondé sur aucun fait qui n’ait été constaté par les juges du fond ». Il porte à la connaissance de la Cour qu’un projet de décret, modifiant les modalités du commissaire du gouvernement à la procédure d’expropriation, est en cours de rédaction.
18. Le Gouvernement relève ensuite que dans l’affaire Yvon c. France précitée, le requérant avait déjà relevé au stade de la procédure devant les juridictions de fond les difficultés relatives notamment à la consultation du fichier immobilier, au caractère non contradictoire de la procédure, à l’impossibilité de demander une expertise au juge de l’expropriation ainsi qu’au poids des conclusions du commissaire du gouvernement, alors que les époux Roux se sont contentés de faire valoir leurs griefs uniquement devant la Cour de cassation. En outre, dans l’affaire Yvon, le commissaire du gouvernement était issu de la même administration que l’autorité expropriante, à savoir de la direction des services fiscaux, alors que dans le cadre de la présente requête, il n’y a pas la même confusion des rôles dès lors que l’autorité expropriante est la commune de Vénissieux. Ainsi, le Gouvernement est d’avis qu’un des arguments soulevés dans la présente affaire devient inopérant dans la mesure où la Cour considère que le fait qu’un point de vue semblable est défendu par plusieurs parties à une instance juridictionnelle ne met pas nécessairement la partie adverse dans une situation de net désavantage pour la présentation de sa cause.
19. En revanche, le Gouvernement estime que les autres points relevés dans l’affaire Yvon ayant conduit la Cour à constater l’iniquité de la procédure en fixation d’indemnité d’expropriation sont applicables au cas d’espèce. Il s’agit de l’accès au fichier immobilier, des formalités particulières (l’absence de notification des écritures du commissaire du gouvernement en première instance et la prise de parole de celui-ci en dernier), de la question de l’expertise et du poids des conclusions de ce magistrat. Sur ce dernier point, le Gouvernement rappelle que la Cour avait souligné le poids particulier que revêtent les conclusions déposées par ledit magistrat lorsqu’elles tendent à une évaluation inférieure du bien exproprié par rapport à la somme proposée par l’autorité expropriante. La Cour avait considéré que cette règle avait pour effet de lier dans une certaine mesure le juge qui n’avait pas nécessairement la même pratique de l’évaluation domaniale que le directeur des services fiscaux. Relevant que la Cour avait souligné ce point dans l’affaire Yvon alors même que le commissaire n’avait pas proposé une somme inférieure à celle de l’autorité expropriante (la somme était identique), le Gouvernement estime dès lors que le fait que la somme proposée en l’espèce par le commissaire du gouvernement fut supérieure à celle proposée par l’autorité expropriante est inopérant. De même, bien que les époux Roux se soient fait assister d’un expert de leur choix pour procéder à l’évaluation de leurs biens, le Gouvernement note que la Cour a relevé dans l’arrêt Yvon c. France que si l’exproprié a la possibilité de produire à ses frais sa propre expertise, le juge n’est pas tenu de la prendre en compte de la même manière que les conclusions du commissaire du Gouvernement.
20. Compte tenu de ces éléments, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier le bien fondé du grief.
21. Les requérants ne soumettent aucune observation en réponse à celles du Gouvernement. Ils invitent néanmoins la Cour à conclure à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
22. En l’espèce, les requérants allèguent d’abord une violation du principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire par rapport à l’exécutif du fait que les fonctions du commissaire du Gouvernement sont confiées au Directeur des services fiscaux, lequel est hiérarchiquement subordonné au Ministère de l’Économie et des Finances. La Cour constate d’emblée sur ce point que le commissaire du Gouvernement, en principe et contrairement à ce que semblent soutenir les requérants, n’est pas membre des juridictions de l’expropriation et ne participe pas aux délibérés des formations de jugement. Il est par ailleurs distinct du ministère public (voir les articles R. 13-8 et R. 13-9 du code de l’expropriation) et de l’expropriant dans la mesure où il ne représente pas ce dernier et dépose des conclusions séparées (voir Yvon c. France précité § 30). En sus, elle note que le juge de l’expropriation du tribunal de grande instance de Lyon n’était pas tenu, dans les circonstances de l’espèce, de statuer dans les limites des conclusions du commissaire du Gouvernement puisque celui-ci avait proposé une évaluation de l’indemnité d’expropriation supérieure à celle de l’expropriant (article R. 13-35 a contrario du code de l’expropriation). En tout état de cause, elle relève que le juge n’est pas lié de façon absolue par les écritures du commissaire du Gouvernement dans la mesure où il dispose toujours de la possibilité de rejeter lesdites conclusions tendant à une évaluation inférieure à celle retenue par l’expropriant, en motivant spécialement sa décision. Dans ces conditions, la Cour en déduit qu’aucune question n’est susceptible de se poser sous l’angle de l’indépendance de l’autorité judiciaire par rapport à l’exécutif.
23. La Cour considère en revanche qu’il y a lieu, comme dans l’affaire Yvon c. France précité, de se placer sous l’angle de l’égalité des armes. Elle rappelle que ce principe est l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il exige un « juste équilibre entre les parties » : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (voir, parmi d’autres, les arrêts Ankerl c. Suisse, du 23 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, pp. 1567-1568, § 38, Nideröst-Huber c. Suisse, du 18 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 107-108, § 23, et Kress c. France [GC], no 39594/98, § 72, CEDH 2001-VI).
24. Quant à la rupture alléguée par les requérants de ce juste équilibre résultant de la « confusion des genres » qui marquerait l’intervention du commissaire du Gouvernement tout au long de la procédure, la Cour note tout d’abord que, dans la présente affaire, le commissaire du Gouvernement – et donc a fortiori le Directeur des services fiscaux – était distinct de l’autorité expropriante représentée par la commune de Vénissieux. Elle souligne ensuite qu’en tout état de cause, elle a jugé que « le fait qu’un point de vue semblable [soit] défendu par plusieurs parties à une instance juridictionnelle ne met pas nécessairement la partie adverse dans une situation de « net désavantage » pour la présentation de sa cause » (Yvon c. France précité, § 32). Par conséquent, tel qu’elle est formulée par les requérants, cette partie du grief ne saurait emporter aucune violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
25. Les requérants se plaignent enfin des modalités de la participation du commissaire du Gouvernement tout au long de la procédure en fixation des indemnités d’expropriation et estiment que, compte tenu du rôle déterminant et de la position privilégiée de ce magistrat, ils ont été placés dans une situation désavantageuse par rapport à ce dernier.
26. La Cour prend acte, tout d’abord, de la réforme du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique opérée en droit interne (voir supra § 14), qui tend à se conformer à sa jurisprudence (Yvon c. France précité). Elle constate néanmoins que ces changements, qui n’existaient pas à l’époque des faits litigieux, ne sauraient avoir d’influence sur l’examen de la présente requête.
27. La Cour prend acte, ensuite, des observations du Gouvernement selon lesquelles il déclare s’en remettre à la sagesse de la Cour pour apprécier le bien-fondé du grief soulevé. Elle note par ailleurs qu’il reconnaît que les modalités litigieuses ayant conduit au constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans l’affaire Yvon c. France précitée sont applicables à la présente requête.
28. A cet égard, la Cour rappelle que dans l’arrêt Yvon c. France précité, elle jugea incompatibles avec les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention certains avantages dont jouissait ce magistrat en raison, d’une part, de l’accès privilégié au fichier immobilier contenant des informations pertinentes sur l’état du marché foncier dont il bénéficie par rapport aux requérants expropriés du fait de sa qualité de Directeur des services fiscaux et, d’autre part, de sa position dominante dans la procédure en tant qu’expert en la matière et « partie à l’instance », ainsi que de l’influence importante qu’il exerce sur l’appréciation du juge de l’expropriation quant au montant de l’indemnité (§§ 33-37). Elle estima finalement qu’il existait, au détriment de l’exproprié, un déséquilibre méconnaissant le principe de l’égalité des armes.
29. En l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de la jurisprudence précitée. Elle constate que les requérants se sont trouvés à leurs dépens dans une configuration procédurale méconnaissant le principe de l’égalité des armes, en raison de la position et du rôle du commissaire du Gouvernement dans la procédure d’indemnisation. Elle conclut, par conséquent, à la violation en l’espèce de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE ADDITIONNEL DE LA CONVENTION
30. Les requérants estiment ne pas avoir reçu une juste et préalable indemnité d’expropriation, contestant le montant qui leur a été alloué. Ils se plaignent en particulier de ce que les juridictions n’ont pas tenu compte, dans la fixation de l’indemnité d’expropriation, des revenus que produisaient le bâtiment industriel et la maison d’habitation. Les requérants invoquent l’article 1 du Protocole no1, qui se lit comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Sur la recevabilité
31. La Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens, telle que l’expropriation litigieuse, doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. A ce titre, l’individu exproprié doit en principe obtenir une indemnisation « raisonnablement en rapport avec la valeur du bien » dont il a été privé, même si « des objectifs légitimes « d’utilité publique » (...) peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande » ; elle a ajouté que son contrôle « se borne à rechercher si les modalités choisies excèdent la large marge d’appréciation dont l’Etat jouit en la matière » (James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, p. 34, § 50, § 54 ; voir également, par exemple, l’arrêt Saints monastères c. Grèce du 9 décembre 1994, Série A no 301-A, § 71).
32. En l’espèce, la Cour constate, à la lecture des décisions rendues en droit interne, que l’indemnité d’expropriation a été dûment examinée par les juridictions internes, qui estimèrent que les requérants ne pouvaient prétendre recevoir à la fois le capital représentant la valeur du bien et le revenu de ce bien. La Cour note, par ailleurs, que les requérants ne fournissent aucun élément de nature à établir que l’indemnité fixée ne remplissait pas la condition de proportionnalité. Elle relève qu’aucun préjudice spécifique n’était susceptible d’être pris en compte, comme lorsque, par exemple, le bien exproprié se révèle être l’ « outil de travail » de l’ « exproprié » (voir, a contrario, Lallement c. France, no 46044/99, §§ 18 et s., 11 avril 2002, non publié). Eu égard à la marge d’appréciation que l’article 1 du Protocole additionnel laisse aux autorités nationales, elle estime que les requérants ont obtenu une indemnisation raisonnablement en rapport avec la valeur des biens expropriés (voir, en ce sens, SA Elf Antar France c. France, (déc.), no 39186/98, 2 mars 1999).
33. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
34. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
35. Les requérants réclament 402 465 euros (EUR) au titre du préjudice matériel direct qu’ils auraient subi, expliquant que cette somme correspondrait « à l’acquisition d’un bien semblable et de même nature que celui exproprié, leur rendant le même service, leur procurant les mêmes revenus ou ayant la même valeur de réserve ». Ils demandent également 74 575 EUR au titre du préjudice financier résultant de la perte de loyers, et sollicitent 15 000 EUR au titre de leur préjudice moral.
36. Le Gouvernement considère ces sommes comme étant manifestement excessives. Se référant à l’arrêt Yvon c. France précité, le Gouvernement estime que le simple constat de violation auquel la Cour pourrait parvenir est suffisant en tant que satisfaction équitable.
37. La Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure incriminée aurait abouti si la violation de l’article 6 § 1 de la Convention n’avait pas eu lieu (voir, par exemple, Mantovanelli c. France, arrêt du 18 mars 1997, Recueil 1997-II, p. 438, § 40) ; il convient donc de rejeter les prétentions du requérant en ce qu’elles se rapportent au préjudice matériel allégué. Quant au dommage moral, la Cour l’estime suffisamment réparé par le constat de violation de cette disposition.
B. Frais et dépens
38. Les requérants demandent également 40 460,19 EUR pour les frais et dépens engagés depuis l’origine de l’affaire. Il fournit différentes factures : 12 930,68 EUR pour les frais encourus en première instance et en appel, 3646 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour de cassation et 22 750,80 EUR au titre de la présente requête devant la Cour.
39. Selon le Gouvernement, il n’y a pas lieu à remboursement des frais engagés par les requérants devant les juridictions internes, ceux-ci n’ayant pas été exposés pour prévenir ou faire corriger la violation. Seuls les frais et dépens afférents à la procédure devant la Cour seraient susceptibles d’être remboursés, sous réserve de la production de justificatifs et du caractère raisonnable de leur taux. Il propose l’indemnisation des frais et dépens des requérants à hauteur de 10 000 EUR.
40. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle n’accorde au requérant le paiement des frais et dépens qu’il a exposés devant les juridictions nationales que dans la mesure où ils ont été engagés pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation.
La Cour note tout d’abord que tel a bien été le cas en l’espèce, mais seulement à compter de la procédure qui s’est déroulée devant la Cour de cassation ; il convient donc d’écarter les prétentions des requérants quant au montant des sommes engagées en première instance et en appel.
Elle observe que, devant la Cour de cassation, les requérants ont expressément soulevé un moyen unique tiré d’une méconnaissance de leur droit à un procès équitable résultant des modalités de l’intervention du commissaire du Gouvernement. Il y a donc lieu de considérer que les frais exposés devant cette juridiction visaient à « prévenir ou faire corriger » la violation constatée : elle fait en conséquence entièrement droit à cette partie des prétentions des requérants. Elle estime en revanche que le montant réclamé au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant elle est excessif. Prenant acte de la proposition du Gouvernement, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérant la somme de 10 000 EUR pour frais et dépens encourus devant la Cour de cassation et devant elle.
C. Intérêts moratoires
41. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable pour le dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé I. Cabral Barreto
Greffière Président