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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
20.4.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ÇELİK ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 56835/00)

ARRÊT

STRASBOURG

20 avril 2006

DÉFINITIF

20/07/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Çelik et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
L. Caflisch,
R. Türmen,
Mmes M. Tsatsa-Nikolovska,
A. Gyulumyan,
M. David Thór Björgvinsson, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 mars 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56835/00) dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet Etat, MM. Ali Rıza Çelik, Şenol Bilgen, Uğur Tuncer et Aşkın Tuncer (« les requérants »), ont saisi la Cour le 14 décembre 1999, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me Sevgi Binbir, avocate à Izmir. Dans la présente affaire, le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Les requérants alléguaient une violation de l’article 6 de la Convention sous plusieurs angles. Ils dénonçaient notamment le manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir qui les a jugés et condamnés et l’iniquité de la procédure devant cette juridiction. Ils se plaignaient aussi d’une violation des articles 5, 10 et 14 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour).

5. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6. Le 25 mars 2004, la Cour a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement quant aux griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 3. Elle a déclaré irrecevable le restant des doléances. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a aussi décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

7. Le 1er novembre 2004, la Cour a de nouveau modifié la composition de ses sections. La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Dans le cadre d’une opération menée contre DHP (Parti révolutionnaire du Peuple), une organisation illégale, les requérants Bilgen, U. Tuncer et A. Tuncer furent arrêtés et placés en garde à vue le 8 janvier 1994 par les agents de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Izmir. Le requérant Çelik subit le même sort le lendemain. A la fin de leur garde à vue, les requérants signèrent des dépositions reconnaissant leur appartenance au DHP.

9. Le 18 janvier 1994, ils furent entendus par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir (« le procureur » - « la cour de sûreté de l’Etat »), puis traduits devant un juge assesseur de cette juridiction, lequel ordonna leur mise en détention provisoire. Devant le juge ainsi que le procureur, le requérant Çelik contesta le contenu de sa déposition faite à la police. Quant aux autres requérants, ils se contentèrent de réitérer en partie leurs aveux.

10. Le 2 février 1994, le procureur mit les requérants ainsi que cinq autres personnes en accusation pour appartenance à une organisation illégale, en vertu des articles 168 du code pénal et 5 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme.

11. Par un arrêt du 28 septembre 1995, la cour de sûreté de l’Etat déclara les requérants coupables des faits reprochés et les condamna à des peines allant de douze à quinze ans d’emprisonnement.

12. Par un arrêt du 9 juillet 1998, la Cour de cassation infirma le jugement pour vice de procédure et renvoya l’affaire pour réexamen.

13. Le 31 décembre 1998, la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir réitéra son jugement du 28 septembre 1995.

14. Le 24 juin 1999, la Cour de cassation confirma l’arrêt ainsi rendu.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

15. Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).

16. Par la loi no 5190 du 16 juin 2004, publiée au Journal officiel le 30 juin 2004, les cours de sûreté de l’Etat ont été abolies.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

17. Les requérants soutiennent en premier lieu que la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir qui les a jugés et condamnés ne saurait passer pour un tribunal indépendant et impartial au sens de cette disposition, ne serait-ce que du fait de la présence d’un juge militaire en son sein.

Ils se plaignent, en outre, d’une violation de leur droit à un procès équitable, déplorant l’absence d’un avocat lors de l’instruction préliminaire et l’absence de communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation.

A ces égards, ils invoquent l’article 6 §§ 1 et 3 b) et c) de la Convention, qui se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

(...) »

A. Sur la recevabilité

18. Le Gouvernement excipe d’emblée du non-épuisement des voies de recours internes, soutenant qu’à aucun stade de la procédure interne les requérants n’ont soulevé l’un ou l’autre de leurs griefs.

19. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Or, elle constate que la présence d’un juge militaire au sein de la cour de sûreté de l’Etat découlait de la législation en vigueur à l’époque des faits, et il n’existait aucun recours interne efficace pour remédier à cette situation.

20. Dans la mesure où l’exception porte sur l’absence d’un avocat lors de l’instruction préliminaire et sur la non-communication de l’avis du procureur général, la Cour estime qu’il convient d’en joindre l’examen au fond de ces griefs.

21. Il y a donc lieu de rejeter cette exception quant au premier volet et la joindre au fond quant aux second et troisième.

B. Sur le fond

1. Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir

22. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles sous examen et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir c. Turquie, no 59659/00, § 35-36, 6 février 2003).

23. La Cour observe que le Gouvernement n’a fourni aucun fait, ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu’il est compréhensible que les requérants, qui répondaient devant une cour de sûreté de l’Etat d’infractions prévues et réprimées par le code pénal, aient redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, ils pouvaient légitimement craindre que la cour de sûreté de l’État se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par les requérants quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction (Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998IV, p. 1573, § 72 in fine).

24. La Cour conclut que, lorsqu’elle a jugé et condamné les requérants, la cour de sûreté de l’État d’Izmir n’était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1.

2. Sur l’équité de la procédure pénale

25. Le Gouvernement souligne que les requérants Çelik et Bilgen se sont entretenus avec leurs avocats les 12 et 14 janvier 1994 respectivement. A cet égard, il présente les procès-verbaux y afférents et portant les signatures des requérants concernés ainsi que de leurs avocats.

Quant aux autres requérants, le Gouvernement se contente de préciser qu’ils n’ont pas demandé l’assistance d’un avocat lors de l’instruction préliminaire.

Le Gouvernement soutient encore que l’avis du procureur général près la Cour de cassation n’est qu’un simple acte de communication dépourvu d’argument juridique. Par ailleurs, il souligne que ledit document ne lie nullement la haute juridiction et que du reste, il peut être consulté à tout moment dans le dossier.

26. Soulignant le caractère sommaire des entretiens déroulés en présence des policiers, les requérants soutiennent que ces derniers ne peuvent être considérés comme leur ayant assuré la jouissance de leurs droits de la défense. Par ailleurs, ils rappellent que le parquet est libre d’accorder ou non l’autorisation pour de tels entretiens qui, du reste, ne visent qu’à assurer les proches des gardés à vues que ceux-ci sont sains et saufs.

27. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.

28. Eu égard à son constat de violation sur ce point (paragraphe 23 cidessus), la Cour estime donc qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés d’une violation des droits de la défense (voir, entre autres, Çıraklar, précité, p. 3074, §§ 44-45).

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

29. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage matériel et moral

30. Le requérant Çelik prétend avoir subi un dommage matériel qu’il évalue à 43 244 euros (EUR) à partir d’une méthode de calcul fondée sur la période d’inactivité. A cet égard, il présente les bordereaux de A.E., un ancien collègue de travail ayant les mêmes fonctions que lui. Quant aux trois autres requérants, ils allèguent avoir subi un préjudice matériel dont ils demandent l’évaluation à partir d’un calcul fondé sur les barèmes de salaires minimums applicables en Turquie.

Au titre de préjudice moral, les requérants demandent une somme globale de 80 000 EUR.

31. Le Gouvernement estime ces demandes excessives et non fondées.

32. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat aurait abouti si l’infraction à la Convention n’avait pas eu lieu. Il n’y a donc pas lieu d’accorder aux requérants une indemnité à ce titre (Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 284, § 85).

33. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, § 49).

34. Lorsque la Cour conclut que la condamnation d’un requérant a été prononcée par un tribunal qui n’était pas indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1, elle estime qu’en principe le redressement le plus approprié serait de faire rejuger le requérant en temps utile par un tribunal indépendant et impartial (Gençel, précité, § 27).

B. Frais et dépens

35. Les requérants demandent également 16 200 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. A cet égard, ils ne présentent aucun document à l’appui.

36. Le Gouvernement estime cette demande non justifiée.

37. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière et de la procédure qui s’est déroulée devant elle, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants conjointement la somme de 1 500 EUR à ce titre.

C. Intérêts moratoires

38. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le restant de la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;

4. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;

5. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre des taxes exigibles au moment du versement ;

b) que ce montant sera à convertir en nouvelles lires turques au taux applicable à la date du règlement et qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’à son versement, il sera à majorer d’un intérêt simple d’un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président