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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE VEZON c. FRANCE
(Requête no 66018/01)
ARRÊT
STRASBOURG
18 avril 2006
DÉFINITIF
13/09/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Vezon c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
R. Türmen,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
Mme D. Jočienė,
MM. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 juin 2005 et 28 mars 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 66018/01) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, M. et Mme Vezon (« les requérants »), ont saisi la Cour le 19 mai 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me Bel, avocat à Lyon. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme Edwige Belliard, Directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants alléguaient en particulier une violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’intervention d’une loi rétroactive en cours de procédure judiciaire.
4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
5. Par une décision du 14 juin 2005, la chambre a déclaré la requête recevable.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Les requérants sont nés respectivement en 1948 et 1950 et résident à Caluire.
7. Afin d’acquérir une parcelle de terrain pour construire une maison d’habitation, les requérants acceptèrent le 21 février 1986 du Crédit Agricole (CA) une offre de prêt de 185 000 francs français (FRF) par application des dispositions de la loi no 79-596 du 13 juillet 1979, dispositions ultérieurement intégrées dans le code de la consommation sous les articles L. 312-1 et suivants.
8. Par acte notarié du 25 mars 1986, le prêt immobilier, remboursable au taux effectif global de 14,8895 % en 240 échéances mensuelles progressives de 1492,59FRF à 2904,28 FRF, fut contracté.
9. Le 25 mars 1986, la banque envoya aux requérant les décomptes et modalités de réalisation du prêt ainsi qu’un tableau d’amortissement précisant les conditions de remboursement, la décomposition de l’échéance, et le montant total qui sera prélevé par le débit de leur compte à la date indiquée.
10. Confrontés à des difficultés financières, les requérant ne purent régler en totalité les échéances du prêt. Le 23 janvier 1992, l’établissement financier fit délivrer un commandement de saisie immobilière auquel les requérant firent opposition en saisissant le tribunal de grande instance de Saint-Etienne.
11. Par un jugement du 31 octobre 1995, le tribunal déclara irrecevable l’opposition à commandement et condamna les requérants à verser au CA la somme de 214 030,66 FRF après avoir rejeté leurs conclusions tendant à l’irrégularité de l’offre de prêt pour non-respect de l’article 5 de la loi du 13 juillet 1979 :
« (...) L’argument tiré de l’irrégularité de l’offre de prêt soulevé par les requérants près de deux ans après le début de la procédure ne saurait prospérer.
En effet, l’article 5 de la loi du 13 juillet 1979 énumère les éléments devant figurer sur ce document à savoir outre l’identité des parties, la nature de l’objet et les modalités du prêt, le montant du crédit, son coût total, son taux, enfin les stipulations, assurances et sûretés exigés qui conditionnent la conclusion du prêt – en donnant une évaluation de leur coût.
Or, en l’espèce, l’offre de prêt reproduite dans l’acte notarié communiqué par la banque (...) porte en sa page 3 le montant du prêt, sa durée, le taux d’intérêt annuel, le taux effectif global, le coût total du crédit, et précise en sa page 4 relative aux échéances mensuelles que le montant de la période d’amortissement est établi à partir d’une progressivité de l’annuité de 6 % pendant les cinq premières années, de 4 % pendant les 5 années suivantes et de 2 % pour les années restant à courir, ce paragraphe étant suivi du détail des échéances mensuelles année par année.
Ainsi donc, l’offre de prêt faite au requérants répond aux exigences de l’article précité (...) ».
12. Les requérants firent appel du jugement en demandant à la cour de condamner le CA à leur rembourser la somme de 89 735,17 FRF correspondant aux intérêts indûment perçus car l’offre de prêt n’étant pas régulière, la banque devait être déchue du droit aux intérêts. Les requérants prétendirent que le CA leur avait soumis un barème de remboursement différent de celui agréé par l’organisme de tutelle puisqu’il ne comportait pas pour chaque mensualité le capital amorti et les intérêts acquittés et ne répondait pas ainsi aux exigences d’information prévues par l’article 5 de la loi du 13 juillet 1979. Ils réclamèrent l’application des sanctions de l’article 31 de cette même loi, à savoir la déchéance du droit aux intérêts du prêt de l’établissement financier.
13. Le 12 avril 1996, le Parlement vota une loi no 96-314 « portant diverses dispositions d’ordre économique et financier » dont l’article 87-1 modifia des dispositions du code de la consommation relatives aux offres de prêt et ce, avec effet rétroactif, sous réserves des décisions de justice passées en force de chose jugée.
14. Par un arrêt du 6 novembre 1997, la cour d’appel de Lyon confirma le jugement en toutes ses dispositions. Sur la question de la validité de l’offre de prêt, elle s’exprima comme suit :
« Attendu que l’article 5 de la loi du 13 juillet 1979 dispose que l’offre écrite de prêt doit préciser la nature, l’objet, les modalités du prêt notamment celles qui sont relatives aux dates et conditions de mise à disposition des fonds ainsi qu’à l’échéancier des amortissements et doit énoncer en donnant une évaluation de leur coût, les stipulations qui conditionnent la conclusion du prêt ;
Attendu qu’en l’espèce le tableau d’amortissement remis aux emprunteurs comporte le montant de chaque échéance de remboursement, la périodicité, le montant des intérêts, l’amortissement, le capital restant dû et le coût de l’assurance ;
Que cette offre est ainsi régulière au regard des dispositions relatives à l’échéancier des amortissements ; (...)
Attendu que l’offre précise en page 4 que le montant de la période d’amortissement du prêt est établi à partir d’une progressivité d’annuité à 6 % pendant les cinq premières années, de 4 % pendant les cinq années suivantes et de 2 % pour les années restant à courir ;
Que les conditions de remboursement anticipé du prêt et de versement de l’indemnité de deux mois d’intérêts calculés au taux moyen du prêt sur le capital remboursé par anticipation sont aussi énoncées ;
Qu’enfin, il est noté qu’en cas de prêt à mensualités progressives il sera perçu par le prêteur une indemnité : celle-ci représente un complément d’intérêts destiné à rendre égal le taux de rendement du prêt tel que prévu initialement dans le présent contrat ;
Que les emprunteurs avaient donc une complète information lors de la remise préalable de l’offre pour évaluer le coût entraîné par un remboursement anticipé du prêt ;
Attendu que l’offre répondant aux exigences de l’article 5 de la loi du 13 juillet 1979 et du décret du 28 juin 1980 applicables à cette date, il n’y a pas lieu de prononcer la sanction de déchéance des intérêts prévue à l’article 31 de cette même loi ;
Que la demande de remboursement de la somme de 89 735,17 francs formée par les requérants n’est en conséquence pas fondée (...) ».
15. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation fondé sur la violation de l’article 5 de la loi du 31 juillet 1979 et firent valoir que l’irrégularité d’une offre de prêt s’apprécie à la date à laquelle elle est faite et que précisément, le 21 février 1986, l’offre ne comportait pas les mentions requises par cette disposition.
16. Par un arrêt du 7 décembre 1999, la Cour de cassation rejeta le pourvoi :
« Attendu, d’abord, que, statuant par motifs propres et adoptés, la cour d’appel, a constaté que l’offre de prêt remise en 1986 aux emprunteurs comportait les mentions exigées par l’article L 312-8 du code de la consommation ; que l’absence d’indication pour chaque échéance de la répartition du remboursement entre le capital et les intérêts n’est pas de nature à affecter la validité de l’offre eu égard aux dispositions de l’article 87-1 de la loi no 96-314 du 12 avril 1996 ; (...) »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Code de la consommation
17. Les dispositions pertinentes du code de la consommation, section 3 intitulée « le contrat de crédit », se lisaient comme suit dans leur rédaction applicable avant la loi no 96-314 du 12 avril 1996 :
Article L. 312-7
« Pour les prêts mentionnés à l’article L. 312-2, le prêteur est tenu de formuler par écrit une offre adressée gratuitement par voie postale à l’emprunteur éventuel ainsi qu’aux cautions déclarées par l’emprunteur lorsqu’il s’agit de personnes physiques. »
Article L. 312-8
« L’offre définie à l’article précédent :
1º Mentionne l’identité des parties, et éventuellement des cautions déclarées ;
2º Précise la nature, l’objet, les modalités du prêt, notamment celles qui sont relatives aux dates et conditions de mise à disposition des fonds ainsi qu’à l’échéancier des amortissements ;
3º Indique, outre le montant du crédit susceptible d’être consenti, et, le cas échéant, celui de ses fractions périodiquement disponibles, son coût total, son taux défini conformément à l’article L. 313-1 ainsi que, s’il y a lieu, les modalités de l’indexation ;
4º Enonce, en donnant une évaluation de leur coût, les stipulations, les assurances et les sûretés réelles ou personnelles exigées, qui conditionnent la conclusion du prêt ;
5º Fait état des conditions requises pour un transfert éventuel du prêt à une tierce personne ;
6º Rappelle les dispositions de l’article L. 312-10.
Toute modification des conditions d’obtention du prêt, notamment le montant ou le taux du crédit, donne lieu à la remise à l’emprunteur d’une nouvelle offre préalable.
Toutefois, cette obligation n’est pas applicable aux prêts dont le taux d’intérêt est variable, dès lors qu’a été remise à l’emprunteur avec l’offre préalable une notice présentant les conditions et modalités de variation du taux. »
B. Jurisprudence de la Cour de cassation
18. Par deux arrêts des 16 mars et 20 juillet 1994, la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que l’échéancier des amortissements, joint à l’offre préalable, devait préciser, pour chaque échéance, la part de l’amortissement du capital par rapport à celle couvrant les intérêts et que le non-respect de ces dispositions d’ordre public était sanctionné non seulement par la déchéance du droit aux intérêts pour le prêteur, mais encore pour la nullité du contrat de prêt (Bull. civ. I, respectivement nos 100 et 262 ; dans le même sens, Civ. 1ère, arrêt du 18 mars 1997, Bull. civ. I, no 97).
19. Après l’adoption de la loi du 12 avril 1996, des juges du fond avaient considéré que l’article 87-I de la loi était contraire à l’article 6 § 1 de la Convention, en ce que son application aux instances en cours portait atteinte au principe d’égalité des droits et à l’exigence du procès équitable puisqu’elle modifiait une donnée fondamentale du litige au détriment de l’une des parties : la Cour de cassation a censuré cette position en cassant les arrêts concernés les 29 avril et 9 juillet 2003 (Civ. 1ère, pourvois nos 00-20062, 99-12031 et 99-15369).
C. Loi no 96-314 du 12 avril 1996
20. L’article 87 de la loi no 96-314 du 12 avril 1996 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier prévoyait ce qui suit :
Article 87
« I. – Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les offres de prêts mentionnées à l’article L. 312-7 du code de la consommation et émises avant le 31 décembre 1994 sont réputées régulières au regard des dispositions relatives à l’échéancier des amortissements prévues par le 2o de l’article L. 312-8 du même code, dès lors qu’elles ont indiqué le montant des échéances de remboursement du prêt, leur périodicité, leur nombre ou la durée du prêt, ainsi que, le cas échéant, les modalités de leurs variations.
II. – L’article L. 312-8 du code de la consommation est ainsi modifié :
a) Dans le troisième alinéa (2o) les mots : « ainsi qu’à l’échéancier des amortissements » sont supprimés ;
b) Il est inséré, après le troisième alinéa, un 2o bis ainsi rédigé :
2o bis Comprend un échéancier des amortissements détaillant pour chaque échéance la répartition du remboursement entre le capital et les intérêts. Toutefois, cette disposition ne concerne pas les offres de prêts à taux variable. »
D. Travaux parlementaires – extraits
21. Extraits des débats tenus au Sénat lors de l’examen de la loi litigieuse :
- « Force est d’abord de constater que le premier arrêt de la Cour de cassation posant problème date du 16 mars 1994. Or, nous sommes le 21 mars 1996. Personne ici, parmi ceux qui s’intéressent au sujet, n’a reçu la moindre information, le moindre état de situation de la part des organismes concernés, pour nous indiquer qu’il y avait un risque et pour nous permettre d’en évaluer l’importance (...).
Dans les contacts qu’il m’a été possible d’avoir avec eux tout récemment, ils n’invoquent encore que des données très vagues, M. le Rapporteur s’en est d’ailleurs très franchement fait l’écho. Mais nous ne disposons, aujourd’hui, d’aucune donnée permettant de vérifier le caractère crédible du risque financier invoqué. J’observe que lors de ces derniers contacts, aujourd’hui même, les représentants officiels de cette profession ont omis de nous rappeler les limites procédurales qui, de toute façon, empêchent un grand nombre d’emprunteurs de faire jouer leurs droits » (intervention de M. le sénateur Alain Richard, J.O. Débats Sénat, 21 mars 1996, p. 1683)
- « Contrairement à ce que laissent supposer certains professionnels du crédit, sont concernées, non pas toutes les banques mais une infime minorité d’entre elles : celles qui n’ont pas respecté la loi » (intervention de Mme le sénateur Marie-Claude Beaudeau, J.O. Débats Sénat, 21 mars 1996, p. 1684).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
22. Les requérants se plaignent de l’application rétroactive de la loi du 12 avril 1996 et dénoncent une violation de leur droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention qui dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Thèse des parties
1. Les requérants
23. Les requérants considèrent que dans le cas où l’Etat ne serait pas concerné par ce litige entre particuliers, il serait encore plus choquant qu’une des parties puisse obtenir du législateur le vote d’un texte qui d’une part la favoriserait par rapport à l’autre, et d’autre part le ferait rétroactivement. La situation serait alors encore plus choquante compte tenu du fait que la loi du 13 juillet 1979 sur les prêts vise à la protection des emprunteurs. Or cette protection a été retirée à leurs bénéficiaires par la loi du 12 avril 1996.
24. Si le litige implique l’Etat français, ils soutiennent qu’aucun motif impérieux d’intérêt général ne justifiait l’ingérence du législateur en l’espèce. Les requérants font valoir qu’ils ont recherché, pour apprécier le risque judiciaire allégué, quel était le nombre de recours intentés avant le vote de la loi du 12 avril 1996 par des emprunteurs qui auraient contesté la régularité de leur emprunt immobilier, recours qui ont été rejetés par les juridictions sur la base de cette loi rétroactive. Sauf erreur et omission, les arrêts rendus par la Cour de cassation pour valider les offres irrégulières sur la base de la loi précitée sont au nombre de dix sept sur les années 1999 à 2003. Sur ces affaires, six concernaient le Crédit agricole. Or, les résultats du Crédit agricole font apparaître 124,2 milliards de francs de fonds propres en 1995 (Article du journal Le Monde du 27 avril 1996), comparés aux six réclamations présentées contre cette banque devant la haute juridiction, ramènent à de plus justes proportions les motifs avancés pour tenter de justifier le vote de la loi du 12 avril 1996.
2. Le Gouvernement
25. Le Gouvernement considère qu’il existe une différence majeure entre les précédentes affaires jugées par la Cour en matière de validations législatives et la présente espèce : l’Etat n’est pas partie au litige et ne défend en aucune manière ses intérêts propres. Les pouvoirs publics sont restés étrangers aux procédures et neutres à l’égard des parties. Le nouveau régime juridique issu de la loi du 12 avril 1996 s’applique aux relations entre emprunteurs et établissements bancaires, donc à des rapports de droit privé. Par ailleurs, cette loi n’est pas « une loi de circonstance » destinée à s’immiscer dans des relations contractuelles préexistantes ou dans la bonne administration de la justice, puisqu’elle ne visait qu’à limiter, de façon générale, la portée de l’interprétation jurisprudentielle de la notion « d’échéancier des amortissements », intervention purement normative qui relève de la compétence naturelle du législateur.
26. En l’absence d’implication de l’Etat dans le litige, des motifs d’intérêt général peuvent rendre légitime l’intervention du pouvoir législatif dans le déroulement d’une instance judiciaire en cours. Or, en l’espèce, un tel motif d’intérêt général, très clairement rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 avril 1996, existait bien. La nouvelle loi avait pour objectif de sauvegarder l’équilibre financier du système bancaire, afin de ne pas mettre en péril l’activité économique en général, ce que jugea également la Cour de cassation dans son arrêt du 29 avril 2003.
27. La loi du 12 avril 1996 poursuivait donc un but légitime et sa disposition litigieuse n’emportait en outre aucune conséquence excessive puisque, d’une part, elle ne remettait pas en cause les décisions passées en force de chose jugée et que, d’autre part, elle ne réputait régulières que certaines offres de prêts émises préalablement (c’est-à-dire celles qui, au regard du contenu de l’échéancier des amortissements, n’étaient pas totalement conformes à l’interprétation que la jurisprudence avait donnée de cette notion avant la loi nouvelle). Le législateur est donc intervenu de façon raisonnable et proportionnée.
B. Appréciation de la Cour
28. La Cour réaffirme que si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B, p. 82, § 49 ; Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96,CEDH 1999-VII, § 57).
29. En l’espèce, la Cour constate que l’Etat n’était pas partie à la procédure judiciaire lors de l’intervention législative litigieuse. Cependant, la Cour estime que sa jurisprudence (voir, notamment, les arrêts Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, précité ; Papageorgiou c. Grèce du 22 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI ; National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni du 23 octobre 1997, Recueil 1997-VII ; Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité ; Anagnostopoulos et autres c. Grèce, no 39374/98, CEDH 2000-XI ; Crişan c. Roumanie, no 42930/98, 27 mai 2003) va au-delà des litiges dans lesquels l’Etat est partie. Ainsi, dans son arrêt OGIS-Institut Stanislas et autres c. France (nos 42219/98 et 54563/00, 27 mai 2004), elle est parvenue à un constat de non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention après avoir jugé que « l’intervention du législateur, parfaitement prévisible, répondait à une évidente et impérieuse jusitification d’intérêt général » (§ 72), et non en raison du fait que l’Etat n’était pas directement partie au litige.
30. Le problème posé en l’espèce relève fondamentalement du procès équitable et, de l’avis de la Cour, la responsabilité de l’Etat est encourue tant en sa qualité de législateur, s’il fausse le procès ou influe sur le dénouement judiciaire du litige, qu’en sa qualité d’autorité judiciaire, du fait des atteintes au procès équitable et ce, y compris dans le cadre des litiges de droit privé entre particuliers.
31. La Cour rappelle d’ailleurs que dans des litiges opposant des intérêts de caractère privé, l’exigence de l’égalité des armes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir notamment les arrêts Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas du 27 octobre 1993, série A no 274, p. 19, § 33 ; Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, précité, p. 81, § 46 ; Forrer-Niedenthal c. Allemagne, no 47316/99, 20 février 2003, § 65).
32. Dans les circonstances de l’espèce, si l’article 87 de la loi no 96-314 du 12 avril 1996 excluait expressément de son champ d’application les décisions de justice passées en force de chose jugée, il fixait définitivement les termes du débat soumis aux juridictions de l’ordre judiciaire et ce, de manière rétroactive s’agissant d’offres de prêts émises avant le 31 décembre 1994.
33. En conséquence, l’adoption de la loi du 12 avril 1996 réglait en réalité le fond du litige et rendait vaine toute continuation des procédures.
34. Dans ces conditions, la Cour estime que l’on ne saurait parler d’égalité des armes entre les deux parties privées, l’Etat ayant donné raison à l’une d’elles en faisant adopter la loi litigieuse.
35. Quant à l’« impérieux motif d’intérêt général », évoqué par le Gouvernement et rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 avril 1996, il résulterait de la nécessité de sauvegarder l’équilibre financier du système bancaire et de l’activité économique en général.
S’agissant de la décision du Conseil constitutionnel, la Cour rappelle qu’elle ne saurait suffire à établir la conformité de l’article 87 de la loi du 12 avril 1996 avec les dispositions de la Convention (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 59). Elle note toutefois que le Conseil constitutionnel, s’inspirant de la jurisprudence de la Cour, exige désormais un intérêt général « suffisant » (cf. notamment sa décision no 2004-509 DC du 13 janvier 2005).
36. La Cour rappelle également qu’en principe un motif financier ne permet pas à lui seul de justifier une telle intervention législative (voir, notamment, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 59). En tout état de cause, dans les faits de l’espèce, aucun élément ne vient étayer l’argument selon lequel l’impact aurait été d’une telle importance que l’équilibre du secteur bancaire et l’activité économique en général auraient été mis en péril. Les sénateurs eux-mêmes, semble-t-il, n’ont pas reçu d’informations précises à ce sujet (paragraphe 21 ci-dessus). Outre l’absence d’évaluation crédible du coût virtuel des procédures en cours et futures, lesquelles n’ont pas davantage été recensées, force est de constater que la question ne concernait que certaines banques, à savoir celles qui n’avaient pas respecté l’obligation prévue par l’article L. 312-8 du code de la consommation. Par ailleurs, lesdites banques n’étaient pas directement exposées à un paiement de dommages-intérêts ou de pénalités, mais principalement à un remboursement de sommes préalablement perçues de leurs clients. De fait, si les bénéfices des établissements concernés auraient pu souffrir de l’absence de la loi, il n’est pas établi que leur survie et, a fortiori, l’équilibre général de l’économie nationale, auraient été menacés.
37. Compte tenu de ce qui précède, l’intervention législative litigieuse, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige opposant des particuliers devant les juridictions internes, n’était pas justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.
38. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
40. Au titre du préjudice matériel, les requérants réclament 106 617,47 euros (EUR) à titre principal correspondant à la déchéance totale des intérêts du prêt. Si la Cour estimait que malgré les irrégularités commises le prêt irrégulier ne devait pas être déchu de la totalité de ses intérêts, comme l’avait ordonné l’arrêt Kalbacher du 20 juillet 1994, les requérants proposent que le taux légal soit affecté au remplacement du taux contractuel pratiqué et demandent 28 233,51 euros à titre subsidiaire (correspondant à la déchéance partielle de ces intérêts). Ils demandent également 5 000 EUR au titre du préjudice moral.
41. Le Gouvernement considère que les prétentions sont excessives et dépourvues de tout lien de causalité avec le grief tiré d’une violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention. Elles sont relatives au litige qui opposait les requérants au Crédit agricole en droit interne, par lequel ils cherchaient à faire reconnaître leurs intérêts particuliers. Les sommes et dommages exposés sont sans lien avec la violation alléguée. Si la Cour constatait une violation de l’article 6 § 1, le constat de cette violation constituerait une satisfaction équitable pour les requérants.
42. La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le fait que les requérants n’ont pu jouir des garanties de l’article 6 en qui concerne l’équité de la procédure. A cet égard, la Cour ne saurait certes spéculer sur ce qu’eût été l’issue du procès dans le cas contraire, mais n’estime pas déraisonnable de penser que les intéressés ont subi une perte de chances réelles (arrêt Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres précité, § 79). A quoi s’ajoute un préjudice moral auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, elle alloue 8 000 EUR aux requérants toutes causes de préjudice confondues.
B. Frais et dépens
43. Les requérants réclament la somme de 18 500 euros dont 4000 euros au titre des frais de défense devant la Cour.
44. Le Gouvernement rappelle que seuls les frais engagés pour prévenir ou faire corriger la violation alléguée de la Convention peuvent donner lieu à indemnisation. Or les factures produites ne permettent pas de connaître précisément le montant des frais engagés devant la Cour. Le Gouvernement propose d’allouer 3 000 EUR.
45. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle n’accorde au requérant le paiement des frais et dépens qu’il a exposés devant les juridictions nationales que dans la mesure où ils ont été engagés pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation. Tel n’a pas été le cas en l’espèce. La Cour rappelle que dans sa décision sur la recevabilité du 14 juin 2005, elle a jugé que les requérants ont été victimes de la loi du 12 avril 1996 du fait de son application au litige par la Cour de cassation et uniquement à ce stade. En conséquence, elle décide de ne rien allouer aux requérants à ce titre.
Par ailleurs, en ce qui concerne le montant des frais et honoraires relatifs à la procédure devant elle, la Cour l’estime raisonnable et l’accorde en entier. En conséquence, elle décide d’allouer 4 000 EUR aux requérants à ce titre.
C. Intérêts moratoires
46. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit,
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 8 000 EUR (huit mille euros) au titre des préjudices matériel et moral et 4 000 EUR (quatre mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka
Greffière Président