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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ROSEIRO BENTO c. PORTUGAL
(Requête no 29288/02)
ARRÊT
STRASBOURG
18 avril 2006
DÉFINITIF
18/07/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Roseiro Bento c. Portugal,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mmes A. Mularoni,
D. Jočienė, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 novembre 2004 et 28 mars 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29288/02) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet Etat, M. Carlos Fernandes Roseiro Bento (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 juillet 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me A. Marinho e Pinto, avocat à Coimbra. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Miguel, procureur général adjoint.
3. Le requérant alléguait en particulier que sa condamnation au paiement de dommages et intérêts portait atteinte à son droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6. Par une décision du 30 novembre 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Le 1er mars 2005, la chambre a décidé après consultation des parties qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Le requérant est né en 1954 et réside à Vagos (Portugal).
9. Médecin de profession, le requérant était à l’époque des faits maire de la ville de Vagos ; il avait été élu sur les listes du Parti populaire (CDS-PP).
10. A la réunion du 30 avril 1996 de l’assemblée municipale (assembleia municipal), une discussion s’engagea entre le requérant et M. P.M., conseiller municipal (vereador) élu sur les listes du Parti social-démocrate (PSD). M. P.M. avait notamment contesté la gestion de la ville, affirmant que celle-ci ne pouvait pas être gérée comme une épicerie ou un cabinet médical. Il ajouta ne pas pouvoir accepter de voir les habitants de Vagos traités comme des « marionnettes » soumises au « culte de la personnalité » qui serait instauré par le requérant.
En réponse, le requérant affirma notamment :
« M. le conseiller municipal P.M. est un autiste politique, qui prétend à un petit rôle de protagoniste politique alors qu’il brûle les dernières cartouches de sa vie politique. Je répugne à répondre à des provocations, notamment lorsqu’elles sont de bas niveau, ou lorsqu’elles émanent de personnes qui, en politique, ne savent que pratiquer la trahison machiavélique, préméditée et méchante. (...) Je serais préoccupé si de tels rots de l’esprit (arrotos espirituais) aux relents politiquement fétides venaient de quelqu’un ayant un certain crédit. (...) Au conseil municipal, il [M. P.M.] a en général un comportement pour le moins étrange (...) faisant prolonger les réunions de manière inexplicable, faisant dicter pour le compte rendu une série de vitupérations, pas moins de cinq pages lors de la dernière réunion. »
11. Le 21 juin 1996, M. P.M. déposa devant le parquet de Vagos une plainte pénale, accusant le requérant d’injures. Il présenta par ailleurs une demande en dommages et intérêts. Le 26 février 1999, le ministère public présenta ses réquisitions. Le requérant fut inculpé d’injures en raison des expressions susmentionnées.
12. Le 23 mars 1999, le requérant demanda l’ouverture de l’instruction. Il estimait notamment que l’infraction d’injures n’était pas constituée et que sa condamnation éventuelle s’analyserait en une restriction intolérable au débat politique et à la liberté d’expression.
13. Par une ordonnance du 2 juin 1999, le juge d’instruction près le tribunal de Vagos prononça l’extinction de la procédure, considérant qu’il y avait lieu d’appliquer en l’espèce la loi d’amnistie no 29/99 du 12 mai 1999.
14. Le 14 juin 1999, le plaignant demanda la poursuite de la procédure aux fins d’examen de sa demande en dommages et intérêts.
15. Par un jugement du 22 février 2001, le tribunal de Vagos condamna le requérant au versement de 200 000 escudos portugais (PTE) (1 000 euros (EUR) environ). Le tribunal estimait que les expressions en cause s’analysaient en des injures et qu’elles avaient causé du tort à M. P.M., ce qui justifiait une réparation pécuniaire.
16. Le 14 mars 2001, le requérant interjeta appel devant la cour d’appel de Coimbra. Il souleva d’emblée un moyen tiré de l’inconstitutionnalité de l’article 400 § 2 du code de procédure pénale. Pour lui, cette disposition portait atteinte au droit de recours. Il affirma ensuite que la condamnation en cause était une restriction intolérable au libre débat politique et à la liberté d’expression. Le plaignant forma de son côté un appel incident.
17. La cour d’appel rendit son arrêt le 20 juin 2001. Elle examina d’abord la question préliminaire de la recevabilité de l’appel. Elle rappela que l’article 400 § 2 du code de procédure pénale dispose qu’il n’est pas possible d’introduire un recours contre une décision statuant sur une demande en dommages et intérêts si le montant en cause est inférieur à une somme donnée. Elle souligna ensuite, se référant à un arrêt du Tribunal constitutionnel du 13 mars 2001, que cette disposition n’était pas contraire à la Constitution. Elle conclut ainsi à l’irrecevabilité de l’appel, et n’examina donc pas les autres moyens du requérant. L’appel incident de M. P.M. ne fut pas examiné non plus car il était dépourvu d’utilité à la suite du rejet de l’appel principal.
18. Le requérant déposa un recours constitutionnel devant le Tribunal constitutionnel, alléguant l’inconstitutionnalité de l’article 400 § 2 du code de procédure pénale.
19. Par un arrêt du 27 février 2002, le Tribunal constitutionnel rejeta le recours. Se référant à son arrêt du 13 mars 2001, il souligna que le droit de recours prévu à l’article 32 de la Constitution était applicable uniquement à la procédure pénale stricto sensu et non pas à une demande en dommages et intérêts, même si celle-ci était formulée dans le cadre d’une procédure pénale. Il était donc légitime de limiter le droit de recours en fonction du montant du litige.
20. Le 16 décembre 2001, des élections municipales eurent lieu. Le requérant, qui se représentait sur les listes du CDS-PP, ne réussit pas à être réélu maire, le candidat du PSD ayant été élu.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
21. L’article 181 du code pénal, concernant les injures, était ainsi libellé à l’époque des faits :
« 1. Quiconque adresse des injures à une autre personne, l’accusant d’un fait, même sous la forme d’un soupçon, ou lui adressant des mots portant atteinte à son honneur et à sa réputation, sera puni d’une peine allant jusqu’à trois mois d’emprisonnement ou d’une peine allant jusqu’à 120 jours-amende.
2. S’agissant de l’imputation des faits, les paragraphes 2, 3, 4 et 5 de l’article 180 s’appliquent. »
22. L’article 180 du code pénal concerne la diffamation. Dans sa version en vigueur au moment des faits, les paragraphes pertinents de cette disposition se lisaient ainsi :
« (...)
2. La conduite n’est pas punissable :
a) lorsque l’accusation est formulée en vue d’un intérêt légitime ; et
b) si l’auteur prouve la véracité d’une telle accusation ou s’il a des raisons sérieuses de la croire vraie de bonne foi.
(...)
4. La bonne foi mentionnée à l’alinéa b) du paragraphe 2 est exclue lorsque l’auteur n’a pas respecté son obligation imposée par les circonstances de l’espèce de s’informer sur la véracité de l’accusation. »
23. L’article 184 du code pénal augmente les peines en cause de moitié si la victime est un élu du peuple.
24. Les articles 70 et 484 du code civil disposent que quiconque porte atteinte à l’honneur et à la réputation d’autrui répond civilement des dommages causés.
25. L’assemblée municipale est, aux termes de l’article 41 de la loi sur les collectivités locales (loi nº 169/99, du 18 septembre 1999), l’instance parlementaire de la municipalité. Le maire (presidente da Câmara) et les conseillers municipaux (vereadores), qui constituent l’organe exécutif de la municipalité (Câmara Municipal), ne sont pas membres de l’assemblée municipale mais doivent, aux termes de l’article 48 de la même loi, participer aux réunions de cet organe. Ils peuvent y prendre la parole, mais sans droit de vote. Il y a deux actes électoraux distincts, même si généralement tenus au même moment, afin d’élire l’assemblée municipale et la Câmara Municipal. Les deux élections suivent la méthode proportionnelle, l’opposition pouvant donc être également représentée par des conseillers municipaux à l’organe exécutif. Le maire et les conseilleurs municipaux ne bénéficient d’aucune immunité particulière pour les paroles proférées dans le cadre d’un débat tenu à l’assemblée municipale.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
26. Le requérant estime que la condamnation dont il a fait l’objet porte atteinte à son droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention, qui se lit notamment ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...). »
A. Thèses des parties
1. Le requérant
27. Pour le requérant, sa condamnation a constitué sans aucun doute une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. En l’occurrence, une telle ingérence n’était pas nécessaire à la protection d’autrui dans une société démocratique. Le requérant souligne à cet égard que lors du débat politique en question il n’a pas été nui à la réputation personnelle du plaignant car les expressions en cause ne visaient que la pensée politique de ce dernier. C’est d’ailleurs ainsi que le ministère public l’a également entendu, le requérant ayant été accusé de proférer des injures à l’encontre d’un élu du peuple, la circonstance aggravante de l’article 184 du code pénal s’appliquant dans un tel cas.
28. Le requérant souligne que les expressions incriminées ont été proférées en réponse aux propos du plaignant. Elles ont constitué une réaction tout à fait proportionnelle à ces propos, surtout si l’on tient compte du cadre, l’assemblée municipale, dans lequel elles ont été proférées. Le requérant rappelle qu’il doit y avoir dans le débat politique une plus grande liberté d’expression et de critique. La liberté d’expression doit être considérée comme une liberté prépondérante lorsqu’elle est en conflit avec d’autres intérêts juridiquement protégés, comme le droit à l’honneur et la réputation, surtout lorsque les intéressés sont des personnalités politiques. C’est la seule façon de permettre un débat plus vif, ouvert, libre et décomplexé, pour que les citoyens puissent se forger une conscience civique plus informée et exigeante, tout cela dans l’optique d’une meilleure participation à la vie sociale et, par voie de conséquence, de la concrétisation des valeurs supérieures de l’Etat de droit démocratique.
29. Pour le requérant, si les thèses du Gouvernement étaient retenues, cela se traduirait par une restriction inadmissible de la liberté du débat politique, empêchant les élus d’exprimer librement leurs opinions, leurs points de vue et leurs critiques à l’égard de leurs adversaires, en raison de la crainte légitime d’être condamnés par les tribunaux. Une telle restriction serait insupportable, car elle conditionnerait de manière illégitime le débat politique, en amoindrissant sa qualité, le rendant moins animé et sans intérêt, en conduisant les électeurs à se désintéresser du combat politique, avec les conséquences négatives inévitables que cela entraînerait au niveau des choix démocratiques qu’ils sont appelés à effectuer périodiquement. Il y aurait ainsi une dégradation non seulement du débat politique, mais aussi du fonctionnement même des tribunaux, qui se transformeraient en organes politiques, appelés à se prononcer sur n’importe quelle sorte de querelle politique, alors qu’il en existe naturellement toujours entre membres de la classe politique.
30. Le requérant en conclut soulignant que sa condamnation au paiement de dommages et intérêts au plaignant a donc constitué une ingérence non justifiée dans son droit à la liberté d’expression, en violation de l’article 10 de la Convention.
2. Le Gouvernement
31. Le Gouvernement souligne d’emblée qu’il est possible de raisonnablement soutenir que la situation litigieuse échappe au champ d’application de l’article 10 de la Convention. Il affirme que le conflit entre le requérant et le plaignant ne relevait pas de l’intérêt général s’agissant uniquement, à l’évidence, d’un conflit personnel entre les deux personnes. Le Gouvernement relève que la sanction civile – et non pas pénale, le Gouvernement le souligne – appliquée en l’espèce ne saurait donc passer pour une ingérence dans la liberté d’expression du requérant.
32. A supposer même cependant qu’ingérence il y avait, le Gouvernement soutient qu’elle était prévue par la loi et nécessaire dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l’article 10. La condamnation du requérant visait ainsi un but légitime, à savoir la protection des droits d’autrui.
33. Quant au contexte dans lequel les affirmations en cause ont été proférées, le Gouvernement reconnaît que l’on est en principe dans le domaine politique, ne serait-ce qu’en fonction du lieu, l’assemblée municipale, où le débat eut lieu. Le Gouvernement relève toutefois que l’on ne saurait pour autant convertir un lieu de débat politique en une arène de disputes privées, dans laquelle toute offense serait admise au nom de la liberté d’expression. Celle-ci doit naturellement s’exercer dans le respect des droits d’autrui. Or le requérant a formulé des remarques manifestement dévalorisantes, qui ne reposaient sur aucune base factuelle, et injurieuses à l’égard du plaignant.
34. Le Gouvernement souligne que la sanction appliquée au requérant a finalement été presque symbolique. En effet, le requérant n’a dû payer aucune amende pénale mais uniquement des dommages et intérêts d’un montant très modeste au plaignant. Pour le Gouvernement, une telle réaction des juridictions portugaises a été proportionnée à l’ingérence en cause. Il n’y a donc eu aucune violation de l’article 10 de la Convention.
B. Appréciation de la Cour
35. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de toute société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle qu’elle se trouve consacrée par l’article 10 de la Convention, cette liberté est soumise à des exceptions, qu’il convient toutefois d’interpréter strictement, la nécessité de toute restriction devant être établie de manière convaincante. La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X).
36. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus. En particulier, il lui incombe de déterminer si la restriction apportée à la liberté d’expression des requérants était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les juridictions portugaises pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, 17 décembre 2004).
1. Sur l’existence d’une ingérence
37. Le Gouvernement conteste d’abord l’existence d’une ingérence ainsi que l’applicabilité même de l’article 10 en l’espèce. Il soutient qu’aucune question relative à l’intérêt général n’était en cause, la sanction civile en question ayant été le résultat d’un conflit personnel entre les deux personnes concernées.
38. La Cour estime quant à elle que la condamnation du requérant au paiement de dommages et intérêts en raison des déclarations proférées à l’encontre du plaignant s’analyse indéniablement en une ingérence dans son droit à la liberté d’expression (voir Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, arrêt du 13 juillet 1995, série A no 316‑B, p. 71, § 35). Les arguments en contraire soulevés par le Gouvernement à cet égard relèvent plutôt de l’examen de la justification d’une telle ingérence.
2. Sur la justification de l’ingérence
39. Une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts. Il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi – les dispositions pertinentes du code pénal – et visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2. La Cour partage cette analyse. En revanche, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
40. Se penchant, comme il se doit, sur le contexte de l’affaire, ainsi que sur l’ensemble des circonstances dans lesquelles les expressions incriminées ont été proférées, la Cour observe d’abord que le débat en question relevait clairement de l’intérêt général. En effet, les deux intervenants discutaient la gestion de la ville de Vagos par le requérant, le maire de la ville. Il ne s’agissait donc pas, comme le Gouvernement l’a soutenu, d’une simple polémique entre deux individus, même si les expressions utilisées, la Cour le reconnaît, laissent apparaître une forte animosité personnelle entre le requérant et le plaignant.
41. Quant à la position du requérant, la Cour souligne que sa qualité de maire est un élément important en l’espèce. En effet, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Des ingérences dans la liberté d’expression d’un élu, tel le requérant, commandent donc à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Castells c. Espagne, arrêt du 23 avril 1992, série A no 236, pp. 22-23, § 42).
42. Pour ce qui est de la position de P.M., l’adversaire du requérant dans la procédure interne, la Cour rappelle qu’il était conseiller municipal, élu sur les listes de l’opposition municipale, et qu’il agissait, lors du débat en cause, en sa qualité d’homme politique. Or les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique agissant en sa qualité de personnage public que d’un simple particulier. Le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par ses adversaires politiques que par les journalistes et la masse des citoyens, et doit montrer une plus grande tolérance, surtout lorsqu’il se livre lui-même à des déclarations publiques pouvant prêter à critique (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 38, CEDH 2001‑II). Il convient de rappeler à cet égard que P.M. a, entre autres, accusé le requérant de gérer la ville comme une épicerie, se référant également au fait de ne pas accepter de voir les habitants de Vagos traités comme des « marionnettes » soumises au « culte de la personnalité » instauré par le requérant. Ces déclarations étant en elles-mêmes polémiques, P.M. devait s’attendre à une réaction conséquente de la part du requérant.
43. Se tournant vers les expressions elles-mêmes, la Cour admet que le requérant a utilisé un langage provocateur et, pour le moins, manquant d’élégance envers son adversaire politique. Cependant, comme la Cour a déjà eu l’occasion de le relever, dans ce domaine l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel : ce sont là les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva précité, § 34). Lues dans le contexte, les expressions en cause peuvent difficilement passer pour excessives, surtout si l’on tient compte des déclarations également virulentes du plaignant. Il faut également tenir compte du fait que les déclarations en cause ont été proférées dans le cadre d’un débat oral, le requérant n’ayant pas eu la possibilité de les reformuler, de les parfaire ou de les retirer avant qu’elles ne soient rendues publiques (Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 48, CEDH 1999‑VIII).
44. Il convient de relever par ailleurs que les propos en cause ont été tenus au cours d’une réunion de l’assemblée municipale de la ville. Même si les déclarations du requérant n’étaient pas couvertes par une quelconque immunité parlementaire, il ne fait aucun doute qu’elles ont été prononcées dans une instance pour le moins comparable au parlement pour ce qui est de l’intérêt que présente, pour la société, la protection de la liberté d’expression. Dans une démocratie, le parlement ou des organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique. Une ingérence dans la liberté d’expression exercée dans le cadre de ces organes ne saurait donc se justifier que par des motifs impérieux, qui font défaut en l’espèce (Jerusalem c. Autriche précité, § 40).
45. Enfin, il est vrai que le requérant n’a finalement fait l’objet d’aucune sanction pénale, même si uniquement en vertu de l’intervention d’une loi d’amnistie. Il fut néanmoins condamné au paiement de dommages et intérêts au plaignant. La Cour rappelle que ce qui compte n’est pas le caractère mineur de la sanction, mais le fait même de la condamnation, y compris lorsqu’une telle condamnation revêt un caractère civil uniquement (voir Lopes Gomes da Silva précité, § 36, et Tolstoy Miloslavsky, ibidem).
46. Prenant en compte l’ensemble des éléments exposés, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation du plaignant. Si les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant pouvaient ainsi passer pour pertinents, ils n’étaient pas suffisants et ne correspondaient dès lors à aucun besoin social impérieux. La Cour rappelle à cet égard l’intérêt plus général d’assurer le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique qui domine la Convention tout entière (Oberschlick c. Autriche (no 1), arrêt du 23 mai 1991, série A no 204, p. 25, § 58).
47. En conclusion, la condamnation du requérant ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé, compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté d’expression, raison pour laquelle il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
49. Le requérant demande d’abord la réparation du dommage matériel qu’il aurait subi. Il demande ainsi à ce titre le remboursement de la somme de 1 000 EUR que les juridictions portugaises l’ont condamné à payer au plaignant, assortie des intérêts y relatifs jusqu’à la date du prononcé de l’arrêt de la Cour. Le requérant demande par ailleurs le remboursement d’au moins une partie des rémunérations qu’il aurait reçu en tant que maire de Vagos, au cas où il aurait été réélu en 2001. Il soutient à ce titre que c’est surtout en raison de sa condamnation qu’il a perdu les élections de 2001 et demande donc l’octroi de la somme de 9 743 664 PTE (48 601 EUR). Enfin, il se réfère à la perte de sa clientèle, en tant que médecin, et demande à ce titre la somme de 5 000 EUR. S’agissant du dommage moral, le requérant demande l’octroi d’une somme de 25 000 EUR.
50. Le Gouvernement conteste ces demandes, considérant qu’elles ne présentent aucun lien de causalité avec la violation invoquée. Il souligne en particulier que la Cour ne saurait ordonner le remboursement des sommes payées par le requérant dans le cadre de la procédure litigieuse, sous peine de passer pour une quatrième instance. Quant aux autres sommes demandées à ce titre par le requérant, le Gouvernement considère qu’elles n’ont pas été démontrées et conteste leur pertinence ainsi que leur lien de causalité avec la violation invoquée. Le Gouvernement considère enfin manifestement excessive la somme réclamée pour préjudice moral.
51. La Cour constate d’abord que la somme de 1 000 EUR payée par le requérant en raison de sa condamnation pour dommages et intérêts est le résultat direct de la violation de son droit à la liberté d’expression. Elle décide ainsi de l’octroyer au requérant. En revanche, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’ajouter à cette somme le paiement des intérêts éventuels et rejette cette partie de la demande du requérant. Quant aux autres sommes réclamées pour le dommage matériel, la Cour n’a décelé aucun lien de causalité entre le préjudice invoqué et la violation constatée. Elle souligne en particulier que les arguments du requérant quant aux motifs de sa non réélection en tant que maire relèvent de la spéculation. Enfin, la Cour estime que le constat de violation figurant dans le présent arrêt fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral.
B. Frais et dépens
52. Le requérant demande 8 257,78 EUR pour les frais et honoraires encourus au niveau interne et 8 000 EUR pour ceux engagés avec la procédure à Strasbourg.
53. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour, se référant également à la pratique de cette dernière dans des affaires similaires.
54. La Cour rappelle que seul le remboursement des frais et dépens établis dans leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux peut être obtenu (voir, parmi beaucoup d’autres, T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 120, CEDH 2001-V). Par ailleurs, ne sont recouvrables que les frais se rapportant à la violation constatée (Schouten et Meldrum c. Pays-Bas, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 304, p. 28, § 78). Prenant en considération la nature et la complexité de l’affaire ainsi que le fait qu’un seul des plusieurs griefs soulevés par le requérant a finalement donné lieu à un constat de violation, la Cour juge raisonnable d’allouer à ce titre 7 500 EUR.
C. Intérêts moratoires
55. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
2. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros) pour dommage matériel et 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président