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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CABOURDIN c. FRANCE
(Requête no 60796/00)
ARRÊT
STRASBOURG
11 avril 2006
DÉFINITIF
11/07/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cabourdin c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
R. Türmen,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
Mme D. Jočienė,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 juin 2005 et 21 mars 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 60796/00) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Thierry Cabourdin (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 août 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me J. Gresy, avocat au barreau de Versailles. Le gouvernement défendeur est représenté par son agent, Madame Edwige Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant alléguait en particulier la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6. Par une décision du 7 juin 2005, la Cour a déclaré la requête recevable.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Le requérant est né en 1951 et réside à Voisins-le-Bretonneux.
9. Suivant acceptation d’une offre préalable du 15 septembre 1987, la Banque nationale de Paris (la « BNP ») consentit au requérant et à son épouse un prêt de 675 000 FRF (102 740 euros environ), remboursable sous la forme de cent quatre-vingts mensualités constantes, destiné à financer l’acquisition d’un bien immobilier. Ce faisant, la BNP fit application des dispositions de la loi no 79-596 du 13 juillet 1979, dispositions ultérieurement intégrées dans le code de la consommation sous les articles L. 312-1 et suivants.
10. Le 3 avril 1996, à la suite de poursuites engagées à leur encontre par la BNP pour défaut de paiement, le requérant et son épouse assignèrent la banque en nullité du prêt consenti, et demandèrent à ce que celle-ci soit déchue de ses droits à intérêts. A l’appui de leur demande, ils faisaient valoir que l’établissement financier, contrairement à ce qui était prévu à l’article 312-8 du code de la consommation tel qu’issu de l’article 5 de la loi du 13 juillet 1979, n’avait pas joint à l’offre préalable de prêt un échéancier des amortissements ; ils précisaient également que cette omission était contraire à la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière (arrêts des 16 mars et 20 juillet 1994).
11. Le 12 avril 1996, le Parlement vota une loi no 96-314 « portant diverses dispositions d’ordre économique et financier » dont l’article 87-I modifia les dispositions du code de la consommation relatives aux offres de prêt et ce, avec effet rétroactif, sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée.
12. Par un jugement du 28 novembre 1996, le tribunal de grande instance de Paris débouta le requérant et son épouse de leur demande. Le tribunal constata en effet l’acquisition de la prescription quinquennale de l’action civile prévue à l’article 1034 du code civil, et estima « qu’il n’était pas nécessaire de faire application des dispositions de l’article 87-I de la loi du 12 avril 1996, dont le Conseil constitutionnel [avait] dit qu’elles n’étaient contraires ni à la Constitution, ni aux principes généraux du droit ».
13. Le 26 mai 1998, la cour d’appel de Paris confirma le jugement entrepris, par un arrêt ainsi motivé :
« (...) considérant que l’article 87 de la loi du 12 avril 1996 dispose que, sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les offres de prêt mentionnées à l’article L.321-7 du code de la consommation et émises avant le 31 décembre 1994 sont réputées régulières au regard des dispositions relatives à l’échéancier des amortissements prévues par le deuxièmement de l’article L. 312-8 du même code, dès lors qu’elles ont indiqué le montant des échéances du remboursement du prêt, leur périodicité, leur nombre ou la durée du prêt ainsi que, le cas échéant, les modalités de leur variation ;
Que l’offre de prêt du 15 septembre 1987 contenant ces informations est dès lors réputée régulière ;
Que les appelants sont donc mal fondés à soutenir que la banque est déchue des intérêts par application des articles L. 312-33 et L. 313-16 du code de la consommation (...) ».
14. Le 31 août 1998, le requérant et son épouse formèrent alors un pourvoi en cassation, dans lequel ils invoquaient notamment une violation de l’article 6 de la Convention en raison de l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice. Ils estimaient en effet que l’article 87 précité avait pour seul objet de modifier, pendant le cours du procès, les règles de droit applicables que le législateur avait lui-même fixées depuis la loi du 13 juillet 1979, et de contraindre ainsi les magistrats à adopter une solution favorable aux établissements bancaires qui n’avaient pas respecté la loi en vigueur à l’époque.
15. Par un arrêt du 20 juin 2000, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation rejeta le pourvoi. La Haute juridiction statua en ces termes :
« Attendu, d’abord, que l’intervention du législateur, dans l’exercice de sa fonction normative, n’a eu pour objet que de limiter, pour l’avenir, la portée d’une interprétation jurisprudentielle et non de trancher un litige dans lequel l’Etat aurait été partie ; qu’ensuite, la cour d’appel a constaté que si l’offre de prêt litigieuse ne comportait pas d’échéancier des amortissements, ce dont il résultait qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 5 de la loi du 13 juillet 1979, devenu l’article L. 312-8 du code de la consommation, elle contenait les informations exigées par l’article 87-I de la loi du 12 avril 1996 ; qu’elle a exactement considéré, sans avoir à répondre à des conclusions de ce fait inopérantes, que cette offre était réputée régulière ; que le premier moyen est mal fondé en toutes ses branches, le second étant inopérant, en ses deux branches, pour critiquer des motifs surabondants ;
(...) ».
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Code de la consommation
16. Les dispositions pertinentes du code de la consommation, section 3 intitulée « le contrat de crédit », se lisaient comme suit dans leur rédaction applicable avant la loi no 96-314 du 12 avril 1996 :
Article L. 312-7
« Pour les prêts mentionnés à l’article L. 312-2, le prêteur est tenu de formuler par écrit une offre adressée gratuitement par voie postale à l’emprunteur éventuel ainsi qu’aux cautions déclarées par l’emprunteur lorsqu’il s’agit de personnes physiques. »
Article L. 312-8
« L’offre définie à l’article précédent :
1º Mentionne l’identité des parties, et éventuellement des cautions déclarées ;
2º Précise la nature, l’objet, les modalités du prêt, notamment celles qui sont relatives aux dates et conditions de mise à disposition des fonds ainsi qu’à l’échéancier des amortissements ;
3º Indique, outre le montant du crédit susceptible d’être consenti, et, le cas échéant, celui de ses fractions périodiquement disponibles, son coût total, son taux défini conformément à l’article L. 313-1 ainsi que, s’il y a lieu, les modalités de l’indexation ;
4º Enonce, en donnant une évaluation de leur coût, les stipulations, les assurances et les sûretés réelles ou personnelles exigées, qui conditionnent la conclusion du prêt ;
5º Fait état des conditions requises pour un transfert éventuel du prêt à une tierce personne ;
6º Rappelle les dispositions de l’article L. 312-10.
Toute modification des conditions d’obtention du prêt, notamment le montant ou le taux du crédit, donne lieu à la remise à l’emprunteur d’une nouvelle offre préalable.
Toutefois, cette obligation n’est pas applicable aux prêts dont le taux d’intérêt est variable, dès lors qu’a été remise à l’emprunteur avec l’offre préalable une notice présentant les conditions et modalités de variation du taux. »
B. Jurisprudence de la Cour de cassation
17. Par deux arrêts des 16 mars et 20 juillet 1994, la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que l’échéancier des amortissements, joint à l’offre préalable, devait préciser, pour chaque échéance, la part de l’amortissement du capital par rapport à celle couvrant les intérêts et que le non-respect de ces dispositions d’ordre public était sanctionné non seulement par la déchéance du droit aux intérêts pour le prêteur, mais encore par la nullité du contrat de prêt (Bull. civ. I, respectivement nos 100 et 262 ; dans le même sens, Civ. 1ère, arrêt du 18 mars 1997, Bull. civ. I, no 97).
18. Après l’adoption de la loi du 12 avril 1996, des juges du fond avaient considéré que l’article 87-I de la loi était contraire à l’article 6 § 1 de la Convention, en ce que son application aux instances en cours portait atteinte au principe d’égalité des droits et à l’exigence du procès équitable puisqu’elle modifiait une donnée fondamentale du litige au détriment de l’une des parties : la Cour de cassation a censuré cette position en cassant les arrêts concernés les 29 avril et 9 juillet 2003 (Civ. 1ère, pourvois nos 00‑20062, 99-12031 et 99-15369).
C. Loi no 96-314 du 12 avril 1996
19. L’article 87 de la loi no 96-314 du 12 avril 1996 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier prévoyait ce qui suit :
Article 87
« I. – Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les offres de prêts mentionnées à l’article L. 312-7 du code de la consommation et émises avant le 31 décembre 1994 sont réputées régulières au regard des dispositions relatives à l’échéancier des amortissements prévues par le 2o de l’article L. 312-8 du même code, dès lors qu’elles ont indiqué le montant des échéances de remboursement du prêt, leur périodicité, leur nombre ou la durée du prêt, ainsi que, le cas échéant, les modalités de leurs variations.
II. – L’article L. 312-8 du code de la consommation est ainsi modifié :
a) Dans le troisième alinéa (2o) les mots : « ainsi qu’à l’échéancier des amortissements » sont supprimés ;
b) Il est inséré, après le troisième alinéa, un 2o bis ainsi rédigé :
2o bis Comprend un échéancier des amortissements détaillant pour chaque échéance la répartition du remboursement entre le capital et les intérêts. Toutefois, cette disposition ne concerne pas les offres de prêts à taux variable. »
D. Travaux parlementaires – extraits
20. Extraits des débats tenus au Sénat lors de l’examen de la loi litigieuse :
- « Force est d’abord de constater que le premier arrêt de la Cour de cassation posant problème date du 16 mars 1994. Or, nous sommes le 21 mars 1996. Personne ici, parmi ceux qui s’intéressent au sujet, n’a reçu la moindre information, le moindre état de situation de la part des organismes concernés, pour nous indiquer qu’il y avait un risque et pour nous permettre d’en évaluer l’importance (...).
Dans les contacts qu’il m’a été possible d’avoir avec eux tout récemment, ils n’invoquent encore que des données très vagues, M. le Rapporteur s’en est d’ailleurs très franchement fait l’écho. Mais nous ne disposons, aujourd’hui, d’aucune donnée permettant de vérifier le caractère crédible du risque financier invoqué. J’observe que lors de ces derniers contacts, aujourd’hui même, les représentants officiels de cette profession ont omis de nous rappeler les limites procédurales qui, de toute façon, empêchent un grand nombre d’emprunteurs de faire jouer leurs droits » (intervention de M. le sénateur Alain Richard, J.O. Débats Sénat, 21 mars 1996, p. 1683)
- « Contrairement à ce que laissent supposer certains professionnels du crédit, sont concernées, non pas toutes les banques mais une infime minorité d’entre elles : celles qui n’ont pas respecté la loi » (intervention de Mme le sénateur Marie-Claude Beaudeau, J.O. Débats Sénat, 21 mars 1996, p. 1684).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Le requérant se plaint de l’adoption de la loi du 12 avril 1996 et de son application rétroactive par les juridictions internes. Ces mesures porteraient atteinte à son droit à un procès équitable, constitueraient une ingérence du pouvoir législatif dans la mission de l’autorité judiciaire, seraient contraires au principe de séparation des pouvoirs, et rompraient l’égalité des armes entre les parties. Le requérant invoque l’article 6 § 1 de la Convention qui dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
22. Le Gouvernement rappelle, en tout premier lieu, les grandes lignes de la jurisprudence de la Cour en matière de validations législatives et cite, à cet égard, toute une série d’affaires portant sur ce sujet (arrêts Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce du 9 décembre 1994, série A no 301-B ; Papageorgiou c. Grèce du 22 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI ; National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni du 23 octobre 1997, Recueil 1997-VII ; Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC] nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, CEDH 1999-VII, et Forrer-Niedenthal c. Allemagne, no 47316/99, 20 février 2003). Il considère qu’il existe une différence majeure entre ces précédentes affaires et la présente espèce : l’Etat n’est pas partie au litige et ne défend en aucune manière ses intérêts propres. Les pouvoirs publics sont restés extérieurs aux procédures et neutres à l’égard des parties. Le nouveau régime juridique issu de la loi du 12 avril 1996 s’applique aux relations entre emprunteurs et établissements bancaires, à des rapports de droit privé. Par ailleurs, cette loi n’est pas « une loi de circonstance » destinée à s’immiscer dans des relations contractuelles préexistantes ou dans la bonne administration de la justice, puisqu’elle ne visait qu’à limiter, de façon générale, la portée de l’interprétation jurisprudentielle de la notion « d’échéancier des amortissements », intervention purement normative qui relève de la compétence naturelle du législateur.
23. En l’absence d’implication de l’Etat dans le litige, le Gouvernement rappelle que la Cour a jugé que des motifs d’intérêt général peuvent rendre légitime l’intervention du pouvoir législatif dans le déroulement d’une instance judiciaire en cours (Forrer-Niedenthal, précité). Or, en l’espèce, un tel motif d’intérêt général, très clairement rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 avril 1996, existait bien. La nouvelle loi avait pour objectif de sauvegarder l’équilibre financier du système bancaire, afin de ne pas mettre en péril l’activité économique en général, ce que jugea également la Cour de cassation dans son arrêt du 29 avril 2003.
24. La loi du 12 avril 1996 poursuivait donc un but légitime et sa disposition litigieuse n’emportait en outre aucune conséquence excessive puisque, d’une part, elle ne remettait pas en cause les décisions passées en force de chose jugée et que, d’autre part, elle ne réputait régulières que certaines offres de prêts émises préalablement (c’est-à-dire celles qui, au regard du contenu de l’échéancier des amortissements, n’étaient pas totalement conformes à l’interprétation que la jurisprudence avait donnée de cette notion avant la loi nouvelle). Le législateur est donc intervenu de façon raisonnable et proportionnée.
2. Le requérant
25. Le requérant rappelle tout d’abord l’évolution législative en matière d’offre de prêt dans le domaine immobilier (les loi du 13 juillet 1979 et du 12 avril 1996 précitées) ainsi que celle relative à la jurisprudence de la Cour de cassation y afférente.
26. En ce qui concerne le grief tiré de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant considère, contrairement au Gouvernement, qu’aucun motif impérieux d’intérêt général ne justifiait l’ingérence du législateur en l’espèce dans l’administration de la justice. En effet, il observe que s’il a été évoqué lors des travaux parlementaires sur la loi du 12 avril 1996 les chiffres de neuf millions de prêts représentant un montant en capital prêté de plus de deux mille milliards de francs français (soit un peu plus de trois cents milliards d’euros), il convient de distinguer parmi cet ensemble ceux conclus sur la base d’une offre non conforme aux exigences jurisprudentielles posées par la Cour de cassation et, parmi eux, ceux donnant effectivement lieu à un litige. A cet égard, le requérant se réfère à la doctrine qui a pu observer que la position prise par la Cour de cassation dans ses arrêts des 16 mars et 20 juillet 1994 n’avait pas entraîné une multiplication des actions en nullité des contrats de prêts. Il en conclut, d’une part, que le prétendu souhait du législateur d’éviter un développement des contentieux qui aurait entraîné des risques considérables pour l’activité économique générale (comme rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 avril 1996) était entaché d’inexactitude matérielle et d’erreur manifeste d’appréciation et, d’autre part, que l’objectif de la loi litigieuse était en réalité de favoriser certains établissements de crédit qui n’avaient pas respecté la loi antérieure au détriment du droit à l’information de l’emprunteur. Par conséquent, il convient d’appliquer la jurisprudence Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France précitée, sans que puisse être soutenue la nécessité que l’Etat soit partie au litige. Sur ce dernier point, le requérant souligne l’intérêt particulier qu’avait l’Etat français dans le litige opposant la BNP aux époux Cabourdin, dans la mesure où l’Etat avait des participations directes ou indirectes dans le capital de la banque. Il produit à cet égard des extraits du rapport annuel 2004 de la BNP et des extraits des rapports annuels de la société AXA pour 1997 et 2004. Privatisée en 1993, le requérant fait observer que la composition du capital de la BNP depuis lors fait apparaître la société AXA comme principal actionnaire à hauteur de 6 % du capital ou des droits de votes de 2002 à 2004 ; or, cette société, en 1997 comme en 2004, était contrôlée par des fonds publics à hauteur de 73 % environ (dont 20 % par l’Etat français). Enfin, le requérant estime que l’ingérence du législateur emporte des conséquences excessives et ne saurait passer comme étant raisonnable et proportionnée au but visé.
27. S’agissant du grief tiré de la violation de l’article 14 de la Convention, le requérant, renvoyant à ses observations développées au regard de l’article 6 § 1, est d’avis que la discrimination opérée entre, d’une part, les citoyens ayant accepté une offre de prêt avant le 31 décembre 1994 et ne pouvant se prévaloir d’une décision de justice passée en force de chose jugée et, d’autre part, ceux ayant accepté une telle offre après cette date, n’apparaît pas proportionnée à l’objectif visé.
B. Appréciation de la Cour
28. La Cour réaffirme que si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis précité ; Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres précité).
29. En l’espèce, la Cour constate que l’Etat n’était pas partie à la procédure judiciaire lors de l’intervention législative en cause. Cependant, la Cour estime que sa jurisprudence (voir, notamment, les arrêts précités Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce; Papageorgiou c. Grèce ; National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni ; Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France ; voir également Anagnostopoulos et autres c. Grèce, no 39374/98, CEDH 2000-XI et Crişan c. Roumanie, no 42930/98, 27 mai 2003) va au-delà des litiges dans lesquels l’Etat est partie. Ainsi, dans son arrêt OGIS-Institut Stanislas et autres c. France (nos 42219/98 et 54563/00, 27 mai 2004), elle est parvenue à un constat de non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention après avoir jugé que « l’intervention du législateur, parfaitement prévisible, répondait à une évidente et impérieuse justification d’intérêt général » (§ 72), et non en raison du fait que l’Etat n’était pas directement partie au litige.
30. Le problème posé en l’espèce relève fondamentalement du procès équitable et, de l’avis de la Cour, la responsabilité de l’Etat est encourue tant en sa qualité de législateur, s’il fausse le procès ou influe sur le dénouement judiciaire du litige, qu’en sa qualité d’autorité judiciaire, du fait des atteintes au procès équitable et ce, y compris dans le cadre des litiges de droit privé entre particuliers.
31. La Cour rappelle d’ailleurs que dans des litiges opposant des intérêts de caractère privé, l’exigence de l’égalité des armes implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir notamment les arrêts Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas du 27 octobre 1993, série A no 274, p. 19, § 33 ; Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, précité, p. 81, § 46 ; Forrer-Niedenthal, précité, § 65).
32. Dans les circonstances de l’espèce, si l’article 87 de la loi no 96-314 du 12 avril 1996 excluait expressément de son champ d’application les décisions de justice passées en force de chose jugée, il fixait définitivement les termes du débat soumis aux juridictions de l’ordre judiciaire et ce, de manière rétroactive, s’agissant d’offres de prêts émises avant le 31 décembre 1994.
33. En conséquence, l’adoption de la loi du 12 avril 1996 réglait en réalité le fond du litige et rendait vaine toute continuation des procédures.
34. Dans ces conditions, la Cour estime que l’on ne saurait parler d’égalité des armes entre les deux parties privées, l’Etat ayant donné raison à l’une d’elles en faisant adopter la loi litigieuse.
35. En tout état de cause, et à titre surabondant, la Cour relève que si l’Etat n’était pas partie au litige stricto sensu, force est de constater, avec le requérant, qu’il était partie prenante en qualité d’actionnaire indirect dans l’établissement bancaire auquel était opposé le requérant, ce que démontrent les documents fournis par ce dernier. Par ailleurs, il n’est pas contesté que l’Etat était présent dans le secteur bancaire à l’époque des faits, qu’il s’agisse de banques nationalisées ou de participations, directes ou non, comme en l’espèce, dans le capital d’établissements bancaires. Ainsi, à supposer que l’Etat n’ait pas eu d’intérêt dans la procédure en cours proprement dite, il ne pouvait à tout le moins être qualifié de « neutre » quant à l’issue du litige. Enfin, la Cour rappelle que même si une intervention législative n’a pas comme finalité d’influer sur le dénouement judiciaire du litige, les effets de la nouvelle loi peuvent l’amener à un constat de violation de l’article 6 § 1 (Crişan, précité, § 27).
36. Quant à l’« impérieux motif d’intérêt général », évoqué par le Gouvernement et rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 avril 1996, il résulterait de la nécessité de sauvegarder l’équilibre financier du système bancaire et de l’activité économique en général. S’agissant de la décision du Conseil constitutionnel, la Cour rappelle qu’elle ne saurait suffire à établir la conformité de l’article 87 de la loi du 12 avril 1996 avec les dispositions de la Convention (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, § 59). Elle note toutefois que le Conseil constitutionnel, s’inspirant de la jurisprudence de la Cour, exige désormais un intérêt général « suffisant » (voir, notamment, sa décision no 2004-509 DC du 13 janvier 2005).
37. La Cour rappelle également qu’en principe un motif financier ne permet pas à lui seul de justifier une telle intervention législative (voir, notamment, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, précité, même §). En tout état de cause, dans les faits de l’espèce, aucun élément ne vient étayer l’argument selon lequel l’impact aurait été d’une telle importance que l’équilibre du secteur bancaire et l’activité économique en général auraient été mis en péril. Les sénateurs eux-mêmes, semble-t-il, n’ont pas reçu d’informations précises à ce sujet (paragraphe 20 ci-dessus). Outre l’absence d’évaluation crédible du coût virtuel des procédures en cours et futures, lesquelles n’ont pas davantage été recensées, force est de constater que la question ne concernait que certaines banques, à savoir celles qui n’avaient pas respecté l’obligation prévue par l’article L. 312-8 du code de la consommation. Par ailleurs, lesdites banques n’étaient pas directement exposées à un paiement de dommages-intérêts ou de pénalités, mais principalement à un remboursement de sommes préalablement perçues de leurs clients. De fait, si les bénéfices des établissements concernés auraient pu souffrir de l’absence de la loi, il n’est pas établi que leur survie et, a fortiori, l’équilibre général de l’économie nationale, auraient été menacés.
38. Compte tenu de ce qui précède, l’intervention législative litigieuse, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond du litige opposant des particuliers devant les juridictions internes, n’était pas justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.
39. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 et 14 COMBINES DE LA CONVENTION
40. Le requérant se plaint également de ce que l’article 87-I de la loi du 12 avril 1996 a introduit une inégalité de traitement, au regard des règles du droit à un procès équitable, entre les citoyens ayant accepté une offre de prêt avant et après le 31 décembre 1994. Il explique que cette disposition opérerait une discrimination fondée sur une notion arbitraire du temps, dans la mesure où seuls les justiciables concernés qui peuvent se prévaloir d’une décision de justice passée en force de chose jugée échappent à la validation législative. Il invoque les articles 6 § 1 et 14 combinés de la Convention, dont ce dernier se lit comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation »
41. La Cour constate que ce grief se confond largement avec le précédent. Eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire, ainsi qu’au raisonnement qui l’a conduite à constater une violation de l’article 6, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief du requérant sous l’angle des articles 6 et 14 combinés de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
42. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
43. Le requérant réclame 60 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel, correspondant au remboursement des intérêts du prêt litigieux. Il demande également 100 000 EUR au titre du préjudice personnel et familial subi pendant plus de dix années, en raison des déménagements successifs qui lui ont été imposés du fait des poursuites judiciaires diligentées à son encontre et de la détérioration de son état de santé psychique qui en est résulté ; il fournit à cet égard diverses factures d’un montant de 13 502 EUR pour des travaux d’aménagement et de réaménagement qu’il a entrepris, ainsi qu’un certificat médical du 26 juillet 2005 indiquant que les difficultés judiciaires du requérant ont « majoré » l’instabilité de l’humeur dont il souffre depuis 1988. Dans un second jeu d’observations relatives à la demande de satisfaction équitable, parvenu au Greffe de la Cour le 19 octobre 2005, le requérant compléta sa demande initiale en fournissant d’autres éléments de preuves pour justifier le préjudice moral allégué, et sollicita « la fixation d’intérêts moratoires au taux de 10 % l’an en cas de condamnation de l’adversaire, ainsi que la fixation d’une astreinte de 1 000 EUR par mois de retard à compter du prononcé de l’arrêt ».
44. Le Gouvernement soutient que ces prétentions sont excessives et dépourvues de tout lien de causalité avec le grief tiré d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il considère que si la Cour constatait une violation de l’article 6 § 1, le constat de cette violation constituerait une satisfaction équitable pour le requérant.
45. La Cour rappelle d’abord qu’aux termes de l’article 60 § 1 de son règlement, « toute demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention doit, sauf instruction contraire du président de la chambre, être exposée par la Partie contractante requérante ou le requérant dans les observations écrites sur le fond ou, à défaut de pareilles observations, dans un document spécial déposé au plus tard deux mois après la décision déclarant la requête recevable » (voir Katsaros c. Grèce (satisfaction équitable), no 51473/99, 13 novembre 2003). En l’espèce, la Cour note que le délai imparti au requérant pour soumettre sa demande de satisfaction équitable était fixé au 5 septembre 2005, et que sa nouvelle demande lui est parvenue le 19 octobre 2005. Aucune demande de prorogation dudit délai n’ayant été formulé, la Cour en déduit que la nouvelle requête présentée au titre de la satisfaction équitable est irrecevable car tardive.
La Cour relève ensuite que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le fait que le requérant n’ont pu jouir des garanties de l’article 6 en qui concerne l’équité de la procédure. A cet égard, la Cour ne saurait certes spéculer sur ce qu’eût été l’issue du procès dans le cas contraire, mais n’estime pas déraisonnable de penser que les intéressés ont subi une perte de chances réelles (arrêt Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres précité, § 79). A cela s’ajoute un préjudice moral auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, elle alloue 10 000 EUR au requérant, toutes causes de préjudice confondues.
B. Frais et dépens
46. Le requérant réclame 20 000 EUR au titre des frais et dépens engagés depuis l’origine de l’affaire. Il fournit différentes factures : 2 784 EUR pour les frais encourus en première instance, 3 163,22 EUR pour les frais et dépens d’appel et 2 573 EUR au titre de la présente requête devant la Cour.
47. Le Gouvernement, au vu des factures produites, propose d’allouer au requérant la somme de 4 043,90 EUR.
48. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle n’accorde au requérant le paiement des frais et dépens qu’il a exposés devant les juridictions nationales que dans la mesure où ils ont été engagés pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation.
La Cour note que tel a bien été le cas en l’espèce, mais seulement à compter de l’instance d’appel ; il convient donc d’écarter les prétentions du requérant quant au montant des sommes engagées en première instance. Pour ce qui est des frais relatif à la procédure devant la Cour de cassation, le requérant ne fournit aucune note d’honoraire. En conséquence, la Cour alloue au requérant 5 736,22 EUR au titre des frais et dépens encourus tant devant la cour d’appel de Paris que devant elle.
C. Intérêts moratoires
49. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner aussi l’affaire sous l’angle des articles 6 § 1 et 14 combinés de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros) au titre des préjudices matériel et moral, ainsi que 5 736,22 EUR (cinq mille sept cent trente six euros et vingt deux centimes) au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka
Greffière Président