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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MUT c. TURQUIE
(Requête no 42434/98)
ARRÊT
STRASBOURG
11 avril 2006
DÉFINITIF
11/07/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mut c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
R. Türmen,
M. Pellonpää,
R. Maruste,
S. Pavlovschi,
J. Šikuta, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 mars 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42434/98) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, Rıdvan Mut (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 15 mars 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Il est représenté devant la Cour par Me M. Beştaş, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.
3. La requête avait pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause relèvent d’un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 3, 5 et 6 de la Convention.
4. Elle a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Le 4 juin 2002, la quatrième section a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer les griefs tirés de l’article 6 au Gouvernement. Par une lettre du 24 juin 2005, la Cour a informé les parties qu’elle se prononcerait, en application de l’article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête.
6. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Au moment de l’introduction de sa requête, le requérant était détenu à la prison de Diyarbakır.
9. En 1991, le requérant rejoignit le PKK et reçut une formation de guérilla dans un camp en Iraq.
10. Le 8 novembre 1992, profitant de la présence des forces de l’armée turque, mobilisées à la frontière irakienne en raison de la guerre du Golfe, le requérant se rendit à la garnison de Gülyazı puis remit son arme aux forces de sécurité. Le même jour, il fut arrêté et mis en garde à vue.
11. Le 20 novembre 1992, un juge ordonna la détention provisoire du requérant. Le 3 décembre 1992, il fut relaxé.
12. Le 19 janvier 1993, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır (« le procureur » – « la cour de sûreté de l’Etat ») mit le requérant en accusation devant cette juridiction. Il requit l’application de l’article 125 du code pénal réprimant les actes visant la destruction de l’intégrité territoriale de l’Etat.
13. Le 30 septembre 1996, le requérant fut appréhendé en même temps que 9 autres suspects, dans le cadre d’une opération menée contre le PKK.
14. Le 4 octobre 1996, il fut traduit devant un juge assesseur de la cour de sûreté de l’Etat. Le même jour, il se vit notifier l’ordonnance de mise en détention déjà délivrée en son absence et fut de nouveau incarcéré.
15. Lors de son réquisitoire du 10 décembre 1997, le procureur exposa que compte tenu du dossier constitué, l’acte commis par le requérant devait être qualifié sur le terrain de l’article 168 § 2 du code pénal, réprimant l’appartenance simple à une bande armée illégale, et non sur celui de l’article 125 (paragraphe12 ci-dessus).
16. Le 17 décembre 1997, la cour de sûreté de l’Etat composée de trois juges dont l’un relevant de la magistrature militaire condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de 5 ans et 10 mois pour les faits visés par l’acte d’accusation du 19 janvier 1993.
17. Le 18 décembre 1997, le requérant forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour de sûreté de l ‘Etat. Le 20 mars 1998, le procureur général près la cour de cassation déposa ses observations écrites. Celles-ci ne furent pas notifiées au requérant.
18. Par un arrêt du 8 juillet 1998, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19. Le droit et la pratique internes pertinents à l’époque des faits sont décrits dans les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).
20. Par la loi no 4390 du 22 juin 1999, les mandats des juges militaires et des procureurs militaires en fonction au sein des cours de sûreté de l’Etat ont pris fin. Par la loi no 5190 du 30 juin 2004, les cours de sûreté de l’Etat ont été définitivement abrogées.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
21. Le requérant allègue que la cour de sûreté de l’Etat qui l’a jugé et condamné ne constituait pas un « tribunal indépendant et impartial » en raison de la présence d’un juge militaire en son sein.
Il se plaint également de ne pas avoir eu droit à un procès équitable du fait que l’avis du procureur général près la Cour de cassation ne lui a pas été communiqué.
Il invoque, à ces égards, l’article 6 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ; »
A. Sur la recevabilité
22. Le Gouvernement estime que, suite à l’amendement constitutionnel et législatif du 22 juin 1999 modifiant la composition des cours de sûreté de l’Etat, le problème de l’indépendance et de l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat est définitivement résolu, et le requérant ne dispose plus d’un intérêt juridique s’agissant de ce grief.
23. La Cour prend note des informations transmises par le Gouvernement : des amendements législatifs visant à aligner la loi sur la constitution et le fonctionnement des cours de sûreté de l’Etat sur la Convention ont été effectués. Toutefois, elle a pour tâche d’apprécier les circonstances propres à l’espèce (arrêt Nikolova c. Bulgarie du 25 mars 1999, Recueil 1999-II, p. 256, § 52). Elle observe que du début à la fin de la procédure pénale, entre 1993 et 1997, la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır comprenait dans sa composition un juge militaire. Elle relève par ailleurs que les griefs du requérant ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle considère dès lors que la requête est recevable et nécessite un examen au fond.
B. Sur le fond
1. Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat
24. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir, no 59659/00, § 35-36, 6 février 2003).
25. La Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu’il est compréhensible que le requérant, qui répondait devant une cour de sûreté de l’Etat d’infractions relatives à la « sécurité nationale », ait redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, il pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l’Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction (Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, p. 1573, § 72 in fine).
26. La Cour conclut que, lorsqu’elle a jugé et condamné le requérant, la cour de sûreté de l’Etat n’était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1.
2. Sur l’équité de la procédure pénale
27. Le Gouvernement conteste l’existence d’une violation.
28. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.
29. Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief déduit de la violation à un procès équitable (voir, entres autres, Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998‑VII, p. 3074, §§ 44-45 ; quant à l’absence de communication de l’avis du procureur général, voir Işık c. Turquie, no 50102/99, §§ 38-39, 5 juin 2003).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
30. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel et moral
31. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel et moral qu’il évalue à 42 000 euros (EUR).
32. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
33. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat aurait abouti si l’infraction à la Convention n’avait pas eu lieu. Il n’y a donc pas lieu d’accorder au requérant une indemnité à ce titre (Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 284, § 85).
34. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, p. 3074, § 49).
B. Frais et dépens
35. Le requérant demande également 4 685 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour.
36. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
37. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme de 2 200 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
38. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare recevables les griefs du requérant tirés de l’article 6 de la Convention.
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de la violation du droit à un procès équitable ;
4. Dit
a) que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante quant au préjudice moral ;
b) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 200 EUR (deux mille deux cent euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président