Přehled
Rozsudek
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE EMİN YAŞAR c. TURQUIE
(Requête no 44754/98)
ARRÊT
STRASBOURG
11 avril 2006
DÉFINITIF
11/07/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Emin Yaşar c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
G. Bonello,
R. Türmen,
R. Maruste,
S. Pavlovschi,
J. Borrego Borrego, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 mars 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44754/98) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, Emin Yaşar (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 24 septembre 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me Soytekin, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait notamment, avoir été victime d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait que la procédure pénale diligentée à son encontre avait excédé « un délai raisonnable ».
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
6. Le 8 février 2000, la Cour a décidé de communiquer le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention au gouvernement défendeur et a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
7. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
8. Par une lettre du 1er avril 2003, la Cour a informé les parties qu’elle se prononcerait, en application de l’article 29 § 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
9. Le 11 août 1980, le requérant, soupçonné d’appartenir à une organisation armée illégale, fut arrêté et placé en garde à vue à Fatsa.
10. A une date non précisée, le tribunal de l’état de siège d’Erzincan (sıkıyönetim mahkemesi) (« tribunal de l’état de siège ») ordonna la mise en détention provisoire du requérant.
11. Par un acte d’accusation déposé au cours de l’année 1983, le procureur militaire près du tribunal de l’état de siège requit la condamnation du requérant ainsi que de sept cent vingt-deux autres personnes à la peine capitale, en vertu de l’article 146 du code pénal, pour appartenance à une organisation armée illégale.
12. Le 21 avril 1988, le tribunal ordonna la libération provisoire du requérant.
13. Par un arrêt du 24 août 1988, le tribunal, composé de deux juges civils, deux juges militaires et d’un officier de l’armée, reconnut le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à une peine d’emprisonnement.
14. Le requérant se pourvut devant la Cour de cassation militaire.
15. A la suite de la promulgation de la loi du 27 décembre 1993 abolissant la compétence des tribunaux de l’état de siège, la Cour de cassation devint compétente pour connaître de l’affaire et le dossier lui fut transmis.
16. Le 3 juillet 1995, la Cour de cassation infirma le jugement attaqué et le dossier fut transmis à la cour d’assises d’Ankara.
17. Le 24 juin 1997, la cour d’assises d’Ankara déclara l’action publique éteinte pour cause de prescription.
18. Par un arrêt du 24 novembre 1997, la Cour de cassation confirma le jugement du 24 juin 1997.
LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Şahiner c. Turquie, no 29279/95, CEDH 2001‑IX.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
20. Le requérant allègue que la durée de la procédure pénale diligentée à son encontre a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. Sur la recevabilité
21. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’incompétence ratione temporis de la Cour. Il soutient qu’en reconnaissant le 22 janvier 1990 la juridiction obligatoire de la Cour pour "toutes les allégations relatives à des faits, y compris les jugements fondés sur lesdits faits, intervenus après" cette date, la Turquie a entendu soustraire au contrôle de la Cour les faits antérieurs à la date du dépôt de cette déclaration, mais également les jugements liés à ces faits mêmes si ceux-ci étaient postérieurs à la date du 22 janvier 1990.
22. La Cour note que depuis le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11, la connaissance des requêtes telles que la présente, qui étaient pendantes devant la Commission et n’avaient pas été déclarées recevables, est échue à la Cour, conformément aux dispositions dudit Protocole. Étant donné que l’article 5 § 2 du Protocole régit l’examen des affaires qui étaient pendantes devant la Commission dans le cadre des dispositions transitoires et que l’ancienne Cour n’existe plus, la compétence ratione temporis de la Cour est déterminée par la date de reconnaissance par l’État défendeur du droit de recours individuel.
23. Dès lors, les considérations qui avaient amené l’ancienne Cour dans son arrêt Mitap et Müftüoğlu c. Turquie du 25 mars 1996 (Recueil 1996-II, pp. 410-411, §§ 26-28) à définir sa compétence ratione temporis à l’égard des griefs soulevés dans cette affaire à partir du 22 janvier 1990, date d’acceptation par l’État défendeur de la compétence de l’ancienne Cour, ne sauraient être invoquées pour limiter la compétence de cette Cour aux faits ou événements survenus depuis cette date (Cankoçak c. Turquie, nos 25182/94 et 26956/95, § 26, 20 février 2001).
24. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.
25. Le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes. Il fait observer que le requérant a omis d’introduire une action en dommages-intérêts pour les préjudices qu’il prétend avoir subi du fait de la durée de son procès. Il soutient, de plus, que le requérant n’a pas invoqué devant les autorités internes le grief qu’il soulève devant la Cour.
26. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.
27. La Cour rappelle qu’elle a déjà écarté des exceptions similaires soulevées par le Gouvernement turc relatives à des griefs tirés de la durée de la procédure pénale, faute de n’avoir pu établir que les requérants disposaient au plan interne, d’une voie de recours efficace (voir Sari c. Turquie et Danemark, no 21889/93, décision de la Commission du 4 mars 1998, Décisions et rapports (DR), mutatis mutandis, Yağcı et Sargın c. Turquie, arrêt du 8 juin 1995, série A no 319-A, p. 17, § 44, Mitap et Müftüoğlu c. Turquie, nos 15530/89 et 15531/89, décision de la Commission du 10 octobre 1991, DR). Les observations présentées, en l’espèce, par le Gouvernement ne permettent pas de s’écarter de cette jurisprudence.
28. Partant, cette exception ne serait être retenue.
29. La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer le restant de la requête recevable.
B. Sur le fond
1. Période à prendre en considération
30. La Cour constate que la procédure a commencé le 11 août 1980, avec l’arrestation du requérant, et s’est terminée le 24 juin 1997, date à laquelle la Cour de cassation a confirmé le jugement de première instance. La procédure a donc duré seize ans, dix mois et treize jours.
31. Toutefois, la Cour ne peut connaître que du laps de temps de dix ans, cinq mois et deux jours, écoulé depuis le 22 janvier 1987, date du dépôt de la déclaration turque reconnaissant le droit de recours individuel. Elle doit néanmoins prendre en compte l’état de la procédure à la date à laquelle la déclaration susmentionnée a été déposée (voir l’arrêt Cankoçak, précité, § 25). A la date en question, la procédure avait déjà duré six ans, cinq mois et onze jours.
2. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
32. Le Gouvernement fait état de la complexité de l’affaire et de la nature des charges qui pesaient sur le requérant et souligne que les activités illégales de celui-ci se déroulaient dans le cadre d’une organisation armée illégale de grande envergure étendue sur tout le territoire du pays. Il soutient que les juridictions compétentes ont dû gérer un procès impliquant sept cent vingt-trois prévenus, dont le requérant.
33. Le requérant s’oppose à cette thèse.
34. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Mitap et Müftüoğlu, précité, p. 411, § 32, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
35. La Cour note d’abord que le Gouvernement n’a formulé aucune critique quant au comportement du requérant à un quelconque stade de la procédure pénale dirigée à son encontre. Elle relève à cet égard que le tribunal de l’état de siège a rendu son verdict huit ans et treize jours environ après l’arrestation du requérant le 11 août 1980. Ensuite, il a fallu six ans et dix mois environ à la Cour de cassation pour rendre son arrêt infirmant le jugement de la première instance à l’encontre duquel le requérant avait formé pourvoi. Suite au renvoi du dossier devant la première instance, celle-ci a rendu son arrêt le 24 juin 1997, soit près de deux ans après avoir été saisie de l’affaire.
36. La Cour ne conteste pas l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la complexité de l’affaire a, dans une large mesure, retardé le prononcé d’une décision définitive dans l’affaire du requérant. Elle relève également que les modifications législatives résultant du transfert des compétences des juridictions militaires aux tribunaux de droit commun en l’espèce ont contribué aux retards en question (voir Şahiner c. Turquie, no 29279/95, § 26, CEDH 2001‑IX).
37. Toutefois, la Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention oblige les États contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que les cours et tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences, y compris l’obligation de trancher les causes dans un délai raisonnable (voir, parmi d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 74, CEDH 1999‑II, et Şahiner, précité, §§ 28-29). Dès lors, la lenteur de la procédure pénale diligentée à l’encontre du requérant doit être imputée aux autorités nationales. Il s’ensuit que la durée de la procédure pénale n’a pas respecté le « délai raisonnable ».
38. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
40. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre de préjudice matériel et 35 000 EUR pour dommage moral.
41. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
42. La Cour rappelle qu’elle ne peut octroyer une réparation que pour ce qui est de son constat de violation de la Convention quant à la durée excessive de la procédure pénale et effectue son calcul en conséquence (Cankoçak, précité, § 37).
43. La Cour relève que l’existence d’un préjudice matériel lié au constat de violation ne ressort pas des éléments du dossier. Il n’y a donc pas lieu d’accorder un montant à ce titre. En revanche, elle estime que le requérant a dû éprouver une certaine détresse, eu égard à la durée totale de la procédure diligentée à son encontre. Statuant en équité, elle lui alloue la somme de 12 500 EUR au titre de préjudice moral[1].
B. Frais et dépens
44. Le requérant demande également une somme pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour, sans chiffrer de montant.
45. Statuant en équité et eu égard aux critères de sa jurisprudence (voir Sahiner, précité, § 55), la Cour juge raisonnable d’accorder 1 500 EUR au requérant en remboursement de ses frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
46. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le restant de la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 12 500 EUR (douze mille cinq cents euros) pour dommage moral ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens ;
iii. plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président
[1] Comparer avec Ahmet Koç c. Turquie, n° 32580/96, § 37, 22 juin 2004, et Ertürk c. Turquie, n° 15259/02, § 32, 12 avril 2005.