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Rozsudek
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE KARAKAŞ ET BAYIR c. TURQUIE
(Requête no 74798/01)
ARRÊT
STRASBOURG
11 avril 2006
DÉFINITIF
11/07/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Karakaş et Bayır c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
R. Türmen,
R. Maruste,
S. Pavlovschi,
J. Borrego Borrego,
J. Šikuta, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 mars 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 74798/01) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissantes de cet Etat, Mmes Fatma Karakas et Derya Bayır (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 22 juin 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérantes sont représentées par Me A. Doğan, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.
3. Le 9 novembre 2004, la Cour déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le grief tiré de la durée de la procédure pénale au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé qu’elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requérantes sont nées respectivement en 1972 et 1973 et résident à Istanbul.
5. Le 15 mars 1996 à 14 heures, les requérantes, étudiantes en faculté de droit, furent interpellées par la police devant la mairie d’Istanbul alors qu’elles descendaient à l’arrêt de bus. Les policiers procédèrent à un contrôle d’identité. Sur présentation de leur carte d’étudiante, elles furent immédiatement conduites dans les locaux de la direction de la sûreté d’Istanbul, soupçonnées d’avoir participé à une manifestation illégale organisée devant la faculté de pharmacie le même jour aux alentours de midi.
6. Le 16 mars 1996, elles furent entendues d’abord par le procureur de la République puis par le juge de paix près le tribunal correctionnel d’Istanbul, en présence d’un avocat. Devant les magistrats, elles réfutèrent les accusations. Le même jour, le juge de paix ordonna leur mise en liberté.
7. Le 19 mars 1996, par un acte d’accusation, le parquet d’Istanbul entama une action pénale à l’encontre des requérantes et de dix autres personnes devant le tribunal correctionnel d’Istanbul pour infraction à la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques, ainsi que destruction de biens publics par jets de pierres. Lors de la manifestation, plusieurs véhicules officiels furent endommagés par les manifestants.
8. Le 4 juillet 1996, les requérantes se présentèrent à la première audience et furent entendues par le juge. Devant lui, elles réfutèrent les accusations à leur encontre, affirmèrent qu’elles n’avaient pas participé à la manifestation et demandèrent leur acquittement. Le tribunal correctionnel demanda l’établissement du domicile, de l’état-civil et de l’âge exacts de chacun des inculpés. Il ajourna l’examen du dossier pour le 8 novembre 1996.
9. Entre le 8 novembre 1996 et le 10 mai 2001, le tribunal correctionnel examina le dossier tous les deux mois, délivrant plusieurs mandats d’amener à l’encontre de témoins et de deux policiers, A.Ç. et G.K. Il formula des demandes afin d’établir les adresses de témoins à charge. Des sommations furent réitérées en vue de l’audition de deux policiers ayant participé à l’interpellation des manifestants, dont les requérantes, ainsi qu’à l’encontre de certains inculpés qui demeurèrent toutefois introuvables. Il ressort des élément du dossier qu’en particulier les policiers A.Ç. et G.K, convoqués plusieurs fois afin d’identifier les agitateurs, n’ont pas répondu aux sommations en dépit de leur force exécutoire.
10. Alors que cette procédure était encore pendante, le 21 décembre 2000 fut promulguée la loi no 4616. Celle-ci prévoit notamment le sursis au jugement quant à certaines infractions commises avant le 23 avril 1999.
11. Eu égard à cette nouvelle loi, par un jugement du 10 mai 2001, le tribunal correctionnel décida de surseoir au jugement sans accéder au fond, pour une durée de cinq ans.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
12. La loi no 4616, promulguée le 21 décembre 2000, prévoit, entre autres, le sursis au jugement quant à certaines infractions commises avant le 23 avril 1999 et pour lesquelles aucune décision définitive n’a été rendue ; la procédure devant être reprise en cas de perpétration d’infractions de même nature ou réprimées par une peine privative de liberté plus lourde dans les cinq ans suivant l’entrée en vigueur de la présente loi. Si toutefois aucune de ces infractions n’est commise pendant cette période, la procédure prend fin (davanin ortadan kaldirilmasi).
13. La loi no 4754, promulguée le 25 avril 2002, a amendé certains articles de la loi no 4616. Elle porte la durée du sursis de cinq ans à la durée de la prescription de l’infraction qui a donné lieu à l’introduction de l’action. Elle prévoit en outre que, dans les trois mois suivant son entrée en vigueur, à savoir le 27 avril 2002, la personne concernée par une décision de sursis peut demander la poursuite de la procédure et obtenir un jugement quant au bien-fondé des accusations à son encontre.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
14. Les requérantes allèguent que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
15. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
16. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention Elle relève en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
17. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).
18. Dans le cas d’espèce, la Cour note que la période à considérer a débuté le 15 mars 1996 et s’est terminée le 10 mai 2001, date à laquelle le tribunal correctionnel d’Istanbul a décidé de surseoir au jugement. Elle a ainsi duré presque cinq ans et deux mois devant la première instance.
19. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Pélissier et Sassi, précité).
20. La Cour constate que ni la complexité de l’affaire ni le comportement des requérantes n’explique la durée de la procédure. Quant aux comportements des autorités compétentes, elle relève leur impuissance, malgré la diligence des autorités judiciaires pour mener à bien la procédure, à faire respecter les sommations délivrées, en particulier, à l’égard des policiers A.Ç et G.K (paragraphe 9 ci-dessus).
21. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant expliquer la durée de la procédure dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
22. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
23. Les requérantes réclament 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elles auraient subi et 10 000 EUR à celui de préjudice moral.
24. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
25. La Cour observe n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et rejette cette demande. En revanche, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer aux requérantes conjointement 4 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
26. Les requérantes demandent 5 800 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. Elles ne présentent aucun document justificatif.
27. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
28. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des cr itères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 500 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérantes conjointement.
C. Intérêts moratoires
29. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le restant de la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérantes conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 000 EUR (quatre mille euros) pour dommage moral et 500 EUR (cinq cents euros) pour frais et dépens, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président